Recevoir la newsletter

Les établissements sur la corde raide

Article réservé aux abonnés

Particulièrement sensibles depuis les attentats de 2015, les questions de la liberté religieuse et de la laïcité se posent au sein des établissements sociaux qui doivent respecter, autant pour leur personnel que pour leurs résidents, l’équilibre entre la liberté cultuelle et le principe républicain de neutralité en appliquant des règles différentes selon leur statut. Un exercice d’équilibrisme parfois difficile. Pour certains professionnels du secteur, le temps est venu de mettre fin au tabou et de lever le voile sur une réalité ignorée…

« Invitez toute votre famille, lancez un débat sur la laïcité et revenez quelques heures plus tard pour constater les dégâts ! » Par ce trait d’humour, Hervé Bordy, juriste, spécialiste de la lutte contre les discriminations et formateur pour des professionnels du monde de l’éducation ou du secteur social, résume le caractère encore sensible du sujet de la laïcité en France, un sujet souvent propice à l’émergence de polémiques et empoignades. Un constat partagé par l’Observatoire de la laïcité dans son rapport annuel 2016-2017 : « Nous constatons une sensibilité toujours très forte sur toute situation qui touche à la laïcité et aux faits religieux. Les tensions et les crispations sur ces sujets restent importantes même si les contestations du principe de laïcité apparaissent mieux contenues grâce à la multiplication, ces dernières années et à destination des acteurs de terrain, des formations à la laïcité et à la gestion des faits religieux. »

« La laïcité est la liberté de conscience et de religion, la séparation des Eglises et de l’Etat, la neutralité de l’Etat et des fonctionnaires en matière religieuse », rappelle Hervé Bordy. « Il y a encore une méconnaissance du cadre juridique, beaucoup de confusions. Quand on parle de “laïcité”, on pense tout de suite à l’islam. La laïcité ne revient pas à proscrire toute expression de convictions religieuses dans l’espace public. C’est un contresens, extrêmement répandu, qui génèrent des abus de la loi et du droit, des discriminations et de fait, en réaction, des risques de communautarisme. La laïcité n’est pas une idéologie, c’est un principe juridique », considère-t-il.

Les attentats terroristes de 2015 ont fait ressortir la question sensible de la laïcité sur le lieu de travail. Le risque identitaire, les pressions communautaristes et le fait religieux se sont invités au cœur des entreprises. Selon l’enquête 2017 de l’Institut Randstad et de l’Observatoire du fait religieux en entreprise, le fait religieux touche, d’une façon ou d’une autre, environ deux tiers des managers en France. Les manifestations les plus courantes repérées en entreprise concernent majoritairement l’organisation du travail (demandes d’absence pour fête religieuse) et la vie collective (prière sur le lieu de travail), l’affirmation identitaire à travers le port de signes ostentatoires, le refus de serrer la main d’une personne de l’autre sexe et de travailler avec elle ou sous sa responsabilité. « Il y a une meilleure formation des managers sur la gestion des faits religieux mais encore une méconnaissance des textes. Certaines entreprises craignent de soulever le couvercle sur ces problématiques ou préfèrent pratiquer un certain déni », constate Lucy de Noblet, fondatrice d’InAgora, cabinet de conseil spécialisé dans le fait religieux en entreprise.

Quel est l’état des lieux dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) ? Selon une enquête de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) sur les pratiques et perspectives de la laïcité dans le secteur réalisée en 2015, le fait religieux ne constitue pas un obstacle au bon fonctionnement des établissements, du moins pour 75 % des directeurs interrogés. L’analyse par secteurs appelle, toutefois, à « une certaine vigilance » dans le domaine de l’enfance, et plus particulièrement dans le champ de la protection de l’enfance. Par ailleurs, 42 % des directeurs interrogés, tous secteurs confondus, considèrent que le fait religieux pourrait devenir un objet de tensions, à l’avenir, dans le fonctionnement de leurs structures.

Un objet de tensions

Dans un rapport sur la laïcité dans les établissements publics de santé et médico-sociaux, publié également en 2015, la Fédération hospitalière de France (FHF), note qu’un tiers des établissements remontent « des situations problématiques » avec des usagers, et un cinquième avec des professionnels. Le secteur sanitaire semble rencontrer davantage de situations problématiques que le secteur médico-social. « Beaucoup d’établissements et surtout de services “gèrent” ces situations au cas par cas sans en faire de recensement particulier et trouvent des solutions “négociées” entre les différents acteurs », précise le rapport.

« Les directeurs et les encadrants dans la fonction publique hospitalière ne connaissent pas les règles relatives au respect de la laïcité ou craignent d’être taxés de racisme s’ils soulèvent la question », considère Isabelle Lévy, conférencière, formatrice, experte du respect de la laïcité dans les établissements de santé et médico-sociaux. « Cette démission des personnels d’encadrement sur ce sujet est à l’origine de l’émergence du fait religieux. Dans certains établissements, le personnel fait ce qu’il veut et les règles changent d’un service à l’autre, les problèmes se règlent par la négociation », ajoute-t-elle.

Concernant l’expression des convictions religieuses, les cadres de direction des ESSMS doivent agir à deux niveaux, avec, d’un côté, le respect du droit des usagers garanti par la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 et, de l’autre, la gestion des professionnels dans leur rapport à la question du fait religieux. Par ailleurs, les établissements et services du secteur sanitaire, social et médico-social relèvent de plusieurs statuts juridiques (public-privé). De ces statuts découlent différentes obligations pour les employeurs, les employés, ce qui brouille davantage les repères pour les professionnels du secteur sur la laïcité et la neutralité religieuse dans le cadre du travail.

Public-privé : quelles obligations ?

La loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires a inscrit, parmi les obligations qui s’imposent aux agents publics, le respect du principe de laïcité et son corollaire, l’obligation de neutralité. « Le personnel, du directeur au technicien, les titulaires comme les personnes en cours en titularisation, les bénévoles et les stagiaires doivent obligatoirement respecter un devoir strict de neutralité religieuse, en toutes circonstances, y compris pendant les temps de pause. Pour les agents publics, la religion doit rester au vestiaire ! », rappelle Isabelle Lévy. « Les agents publics des établissements et services sociaux et médico-sociaux n’ont pas le droit de refuser d’effectuer des gestes professionnels autorisés par le diplôme mais interdits par une religion », ajoute-t-elle. A la suite du rapport « Laïcité et fonction publique », remis par Emile Zuccarelli en décembre 2016, le ministère de la Fonction publique a publié une circulaire le 15 mars 2017 visant au renforcement de la culture de la laïcité grâce à un dispositif de formation renforcé aux divers moments de la carrière.

« La laïcité implique la neutralité dans le cadre du service public. Cette neutralité s’impose à tous les agents publics, ainsi qu’aux employés des personnes morales de droit privé exerçant une mission de service public. La neutralité ne s’impose cependant pas aux usagers du service public, il est important de faire cette distinction car il y a encore confusion », souligne Lucy de Noblet.

Les règles de la laïcité ne s’appliquent également pas aux ESSMS gérés par des associations et qui remplissent des missions d’intérêt général et d’utilité sociale et non de service public. Selon la jurisprudence, les limites admises à la liberté de manifester ses convictions, pour des acteurs du social ou du médico-social n’exerçant pas de mission de service public, concernent d’une part, la protection des individus (la manifestation de la liberté de conscience ne doit pas entraver les règles d’hygiène et de sécurité, et ne doit pas non plus relever du prosélytisme) ; d’autre part, la bonne marche de la structure (la manifestation de liberté de conscience ne doit pas mettre en cause l’accomplissement de la mission professionnelle, l’organisation nécessaire à la mission et les impératifs liés à l’intérêt commercial et/ou général de la structure).

Le règlement intérieur

« Dans le secteur privé, le principe est celui de la liberté religieuse mais le règlement intérieur peut imposer certaines restrictions en matière de signes religieux pour des raisons de sécurité, sûreté, discipline, hygiène », explique Lucy de Noblet. En matière de liberté d’expression et de liberté religieuse, tout prosélytisme (tentative de recruter des adeptes, d’imposer ses convictions) sur le lieu de travail peut provoquer le licenciement du salarié. L’article L. 1321-2-1 du code du travail, issu de la loi « travail » de 2016, a introduit une dose de neutralité dans le secteur privé. Il permet à l’employeur de restreindre, dans leur règlement intérieur, la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont « justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, et si elles sont proportionnées au but recherché ».

Tirant les enseignements des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne du 14 mars 2017, la Cour de cassation, par une décision du 22 novembre 2017, a confirmé que si le règlement intérieur peut prévoir une clause de neutralité prohibant sur le lieu de travail le port de tout signe visible de nature politique, philosophique ou religieuse, c’est à la condition que cette clause soit générale et indifférenciée et applicable aux seuls salariés se trouvant en contact avec la clientèle. Elle ajoute que si le salarié refuse de s’y conformer, l’employeur doit chercher à le reclasser sur un poste n’impliquant pas de contact visuel avec les clients avant d’envisager son licenciement.

« Dans le secteur public, c’est le droit de l’Etat qui s’applique aux agents ; dans le secteur privé (associatif), c’est le droit du travail qui s’applique aux salariés. Pour autant, on ne saurait oublier que les établissements sociaux ou médico-sociaux ne sont pas des entreprises, mais des institutions qui participent de la réponse à des besoins sociaux. Ces établissements mettent en œuvre des actions qui ne répondent pas aux critères du marché, mais à la commande de politiques sociales de l’Etat, habitées par l’exigence d’un égal accès aux mêmes droits pour les usagers, incluant l’égalité de traitement. Il y a là une responsabilité qu’engage l’action sociale, comme action de la société sur un même fond de droit et de valeurs », écrit Guylain Chevrier, docteur en histoire, formateur en travail social et chargé d’enseignement à l’université, ancien membre de la mission « laïcité » du Haut Conseil à l’intégration. « Ce qu’il faut regarder, c’est plus la nature de la mission portée par l’action qui est menée que le cadre privé de l’établissement, pour savoir ce qui s’applique comme obligation de ce point de vue au travailleur social », précise-t-il.

Comment la question de la neutralité religieuse se pose-t-elle aux étudiants en formation sociale ?

Le principe de neutralité religieuse n’est pas reconnu aujourd’hui par la loi dans les centres de formation en travail social. « On rencontre, dans les centres de formation, de plus en plus de futurs professionnels du travail social affichant de façon ostensible leur appartenance religieuse, et qui vont jusqu’à contester certains contenus des cours en raison de leurs convictions religieuses. On peut s’interroger sur le sens que donnent ces futurs professionnels aux missions qu’ils vont exercer, à leur posture professionnelle, en termes d’impartialité et d’égalité de traitement de l’usager », alerte Guylain Chevrier. « Par exemple, une future éducatrice spécialisée qui refuse de participer à une mission de prévention santé-sida en raison de ses convictions religieuses remet en question les principes fondamentaux du travail social. »

La liberté des étudiants

Une décision rendue le 28 juillet 2017 par le Conseil d’Etat considère que les étudiants en soins infirmiers sont libres de faire état de leurs croyances religieuses au sein des instituts de formation en soins infirmiers. Le Conseil d’Etat énonce clairement que « lorsqu’ils effectuent un stage dans un établissement de santé chargé d’une mission de service public, les élèves infirmiers doivent respecter les obligations qui s’imposent aux agents du service public hospitalier », il n’en est pas de même pour les instituts de formation paramédicaux, qui font partie du secteur de l’enseignement supérieur.

En 2016, la section 44 de l’Association nationale des assistants de service social a estimé que ce principe de neutralité devait être fortement réaffirmé « tant dans le champ de l’exercice professionnel que dans celui de la formation et l’apprentissage ». « Les centres de formation en travail social exercent bien une mission de service public en préparant des étudiants à devenir travailleurs sociaux diplômés d’Etat. Contrairement à l’université, ils disposent d’une autonomie de gestion réglementaire pour exercer leurs missions. Ils peuvent inscrire, s’ils le souhaitent, ce principe dans leur projet d’établissement et surtout dans leur règlement intérieur. Ils peuvent demander aux nouveaux étudiants de signer un document d’acceptation de ce règlement. Cela leur donne ainsi la possibilité de l’appliquer », soulignait-elle.

La liberté de conscience des usagers

Les usagers des établissements sociaux et médico-sociaux peuvent exprimer librement leurs convictions ou croyances. Qu’ils soient usagers d’un service public ou d’un service d’intérêt général rendu par un organisme privé (associatif, par exemple), le principe est le même : celui de la liberté de conscience.

L’article 11 de la Charte des droits et des libertés de la personne accueillie, précise que « ce droit à la pratique religieuse s’exerce dans le respect de la liberté d’autrui et sous réserve qu’il ne trouble pas le fonctionnement normal des établissements et services »

Décryptage

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur