« Avant, on avait le choix de nos clients, maintenant, notre marge de manœuvre est très faible. Les violences sont plus nombreuses. » « On est face à des clients qui viennent nous dire : “Moi, je prends le risque de payer 1 500 € d’amende et d’être pénalisé, et toi, qu’est-ce que tu fais pour moi” » Les témoignages recueillis par Médecins du monde et 11 autres associations, au cours d’une enquête rendue publique le 6 avril dernier, se suivent et se ressemblent. Sur les 600 prostituées interrogées dans le cadre de cette étude, 63 % connaissent une détérioration de leurs conditions de vie depuis la promulgation de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ; 78 % d’entre elles sont confrontées à une baisse de leurs revenus et près de 40 % rencontrent des difficultés à imposer le port du préservatif. Pour ces associations, le bilan est sans équivoque : des conditions de travail dégradées, une prise de risque plus élevée, une augmentation de la vulnérabilité sociale et sanitaire, alors que le nombre de prostituées n’a, dans le même temps, pas baissé.
Cette loi avait pourtant opéré un changement fort de paradigme. Suivant l’exemple de la Suède, de l’Islande, du Royaume-Uni et de la Norvège, la France a fait le choix de supprimer le délit de racolage au profit de la pénalisation du client, opérant ainsi une inversion de la charge pénale. La prostitution entre alors officiellement dans la catégorie des « violences faites aux femmes », la prostituée passe du statut de « délinquant » à celui de « victime » et un nouveau dispositif est créé afin de leur permettre une reconversion professionnelle. Il s’agit du « parcours de sortie », entré en vigueur en novembre 2016. Le client, s’il est pris sur le fait, peut à présent écoper d’une amende maximale de 1 500 € – qui peut grimper à 3 750 € en cas de récidive – et d’un stage de sensibilisation « à la lutte contre l’achat d’actes sexuels », à ses frais. Entre avril 2016 et mars 2018, selon les chiffres transmis à l’AFP, 2 354 clients ont été verbalisés par la police et la gendarmerie dans toute la France, dont près de 60 % pour la seule ville de Paris.
Les effets induits par la pénalisation du client n’ont pourtant pas été ceux escomptés lors de la promulgation de la loi : si elle a bien dissuadé nombre de clients, elle n’a pas permis de protéger davantage les prostituées. « La précarisation est nettement plus forte, souligne Hélène Le Bail, chercheuse au CNRS, qui a coordonné l’étude. Il y a une réelle perte de pouvoir face au client : les prostituées acceptent des prix plus bas, peinent à imposer le préservatif et ne peuvent plus sélectionner leurs clients. Les personnes interrogées affirment qu’elles prennent plus de risques, notamment en ce qui concerne les lieux de rencontre, plus isolés, pour éviter que le client soit arrêté. » Avec le risque d’une recrudescence de violences à leur égard et de contaminations par le VIH.
Et, sur le terrain, la charge pénale ne semble pas s’être véritablement inversée. « Les clients sont plus ou moins pénalisés selon les préfectures, poursuit Hélène Le Bail. Les prostituées ne peuvent plus être arrêtées pour délit de racolage mais sont visées par des contrôles d’identité à répétition. » 70 % des travailleuses du sexe interrogées estiment ainsi que leurs relations avec la police ne se sont pas améliorées : « Les policiers viennent tous les jours nous chasser, ça n’a pas changé », explique Ludi, une femme chinoise entendue par le Lotus Bus et Médecins du monde.
Mais si le volet pénal a été mis en place au lendemain de la promulgation de la loi, le volet social, lui, commence tout juste à être mis en œuvre, et ce, d’une manière très hétérogène sur tout le territoire. Les parcours de sortie, mesure de réinsertion professionnelle, ont vu le jour il y a quelques mois. Ils permettent aux travailleuses du sexe – qui, pour 93 % d’entre elles, sont en situation irrégulière, selon les chiffres du secrétariat d’Etat chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes – d’obtenir un titre de séjour et un permis de travail de six mois renouvelable quatre fois, une aide de 330 € par mois et un accès facilité à un logement social. Cependant, les commissions départementales chargées de l’examen des dossiers n’ont pas encore été créées partout : elles n’existent que dans 34 départements sur 101. « Une réelle inégalité territoriale », selon les associations.
D’autant que certains acteurs associatifs pointent le fait que les commissions, composées de responsables de la police, de la gendarmerie, d’un magistrat judiciaire de la préfecture, de représentants de la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) et d’associations agréées ne sont pas toujours bien au fait des réalités du terrain. « Certaines commissions nous ont demandé pourquoi on ne leur confiait que des dossiers de personnes migrantes à examiner », assure Médecins du monde. Constat partagé par la fondation Scelles, qui milite en faveur de l’abolition de la prostitution, et qui a été chargée par le gouvernement de mener une évaluation locale de la loi. Ainsi, seules 32 % des associations agréées pour déposer et suivre les dossiers sont spécialisées dans l’accompagnement des personnes en situation de prostitution, note la fondation dans un bilan publié mi-avril. « Lorsque les départements sont dépourvus d’associations dédiées, l’agrément a été confié à des organisations spécialisées sur des thématiques plus ou moins connexes : lutte contre les violences faites aux femmes (en particulier le réseau des centres d’information sur les droits des femmes et des familles : 12 % des associations agréées), droits des femmes, hébergement, réinsertion sociale, aide aux victimes, santé… Au total, 68 % des associations agréées sont spécialisées sur d’autres thématiques », souligne la fondation.
« Devant l’hétérogénéité des acteurs associatifs comme étatiques appelés à siéger dans la commission, certains départements, allant au-delà des prescriptions de la loi, ont jugé utile de mettre en place des actions spécifiques de sensibilisation afin “d’acquérir une culture commune sur le phénomène prostitutionnel”, poursuit-elle. La Lozère, l’Hérault, les Pyrénées-Orientales, les Hautes-Pyrénées, la Savoie, la Dordogne, entre autres, ont ainsi fait appel aux services d’une association spécialisée (très souvent le Mouvement du Nid ou l’Amicale du Nid) pour former tous les membres de leur commission à la fois aux thématiques prostitutionnelles, aux spécificités locales du phénomène, voire à l’esprit de la loi d’avril 2016. […] De fait, la profonde méconnaissance du phénomène prostitutionnel au niveau local explique en grande partie la lenteur de mise en œuvre de la loi. En Dordogne, on a l’idée que “la prostitution n’existe pas car il n’y a pas forcément de prostitution visible” ; dans d’autres départements, on se heurte à une ignorance totale. »
Et s’ils ont d’abord suscité l’espoir de nombreuses travailleuses du sexe, les parcours de sortie sont jugés difficiles d’accès par les associations. « Sachant qu’on demande aux travailleuses du sexe de cesser leur activité pour postuler à ce parcours et qu’il faut compter plusieurs mois avant d’avoir une décision de la commission, elles ne comprennent pas comment elles sont censées survivre entre-temps », explique Maïwenn Henriquet, coordinatrice de l’association Paloma, à Nantes. A cela s’ajoutent des chances très relatives d’obtenir les parcours de sortie : en 2017, seules une cinquantaine de personnes en ont bénéficié. « La plupart sont rejetées », assure Thierry Schaffauser, membre du Strass, le syndicat des travailleurs du sexe. A Nice, où se trouve la première commission créée en France, 16 dossiers ont été déposés par l’association Accompagnement lieux d’accueil (ALC), pour seulement deux acceptés. En Ile-de-France, 27 dossiers ont été retenus, mais ailleurs, le nombre de dossiers acceptés se compte sur les doigts d’une main (entre un et quatre). Les critères de sélection restent flous, et la décision finale est à la seule appréciation du préfet.
« On ne sait pas sur quels critères ils se fondent, explique Maïwenn Henriquet. Mais au vu des cas rejetés, ils jugent a priori sur la régularité du droit de séjour de la personne. Résultat, le Mouvement du Nid opère une sélection des dossiers en amont. Cela signifie qu’une personne faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français, tombant sous le coup du règlement de Dublin, ou très éloignée de l’emploi, pourrait voir son dossier mis de côté avant même qu’il puisse être étudié. Ce à quoi nous nous opposons car nous estimons que tout le monde devrait avoir la possibilité qu’on examine son dossier. »
« Localement, la volonté de lutter contre l’immigration est malheureusement plus forte que celle d’aider les prostituées. Les préfectures craignent de créer un appel d’air en accordant des titres de séjour dans le cadre des parcours de sortie », dénonce Thierry Schaffauser. A Nantes, où la commission départementale n’a toujours pas été mise en place, l’association Paloma a fait le choix de ne pas demander l’agrément : « On n’est pas à l’aise avec cette loi. Les dossiers fournis à la préfecture doivent être très complets : situation concernant le droit au séjour, adresse, détails sur leur santé… Autant d’éléments qui pourraient servir ensuite à d’autres fins », explique Maïwenn Henriquet.
De son côté, Abolition 2012, fédération d’associations abolitionnistes dont fait partie le Mouvement du Nid, en appelle à une application « pleine et entière » de la loi : « Nous demandons que le gouvernement et le président de la République s’engagent à présent à aller plus loin dans la mise en œuvre de la loi, pour que les milliers de personnes qui souhaitent avoir accès à ces nouveaux droits le puissent. » En attendant, le secrétariat d’Etat chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes devrait, cet été, présenter son propre bilan de la loi.
37 000 personnes prostituées en France,
85 % sont des femmes,
93 % sont en situation irrégulière,
34 commissions départementales mises en place,
55 parcours de sortie,
2 354 clients verbalisés entre avril 2016 et mars 2018.