« Il paraît que c’est vieux, 72 ans. C’est l’âge que j’ai. Ça fait cinq ans que mon mari Claude est mort maintenant. Il avait 68 ans. Il a profité de sa retraite pendant à peine trois ans. Lui qui n’avait de cesse d’en parler après ses 50 ans…
Il était épuisé, je le voyais, je le ressentais. Mais lui n’en avait pas vraiment conscience, il niait. C’est seulement quand il a arrêté de travailler qu’il s’en est vraiment rendu compte. Physiquement, déjà, il s’est aperçu qu’il n’avait plus vingt ans. Cela paraît bête, mais le travail semblait lui faire oublier ses diminutions physiques. L’usine l’a cassé.
Puis il a cessé de travailler. Lui qui était si impatient d’être à la retraite, comme si c’était un dû, une dette que lui devait la société, il n’en a pas profité. Il a continué à diminuer très vite. J’avais des projets, je voulais voir du pays. Nous avions mis quelques sous de côté pour cela… Pendant longtemps, il m’avait promis qu’on irait voir la tour Eiffel, mais nous n’en avons même pas eu le temps.
Nous savions que nos revenus allaient diminuer, mais on a toujours voulu continuer à vivre normalement. On est une exception, d’ailleurs. La plupart de mes copines sont parties vivre avec leurs enfants. Pas nous. Pas moi. Je tiens à mon indépendance, même si la vie à la campagne n’est pas toujours facile. Il ne fait pas chaud, l’hiver. Mais, au moins, on peut manger sans rendre de compte à personne. Et y’a encore quelques vieux avec moi dans le village.
En tout cas, ce n’est pas demain la veille qu’on m’enverra à l’hospice. Là-bas, y’a que des vieux grabataires qui savent plus se faire à manger ou pisser tout seuls. Et en plus, ils sont les uns sur les autres : des dizaines de lits par dortoir, il paraît… Quand on va là-bas, c’est pas qu’on est vieux, c’est qu’on n’est pas loin d’être mort. Au moins, Claude y aura échappé. »