« Si vous êtes retraité, vous êtes vieux. Et en tant que vieux, vous êtes soit malade, soit bientôt malade », regrette Bernard Ennuyer, docteur en sociologie, spécialiste du vieillissement. Cette image paraît aussi anachronique qu’absurde, et pourtant elle est toujours très forte dans l’inconscient collectif. Deux statistiques suffisent à l’expliquer de manière limpide : en 1960, l’espérance de vie lors du départ à la retraite était de cinq ans et, à l’époque, « la plupart des gens mouraient au travail », souligne le sociologue. Un demi-siècle plus tard, les jeunes retraités ont encore « une grosse vingtaine d’années devant eux ».
Ce changement démographique, prédit par le rapport « Laroque » dès 1962, amorce une phase législative nouvelle. Alors que le concept même de la « retraite » tendait à se généraliser depuis plusieurs décennies, les politiques se concentrent désormais sur l’amélioration d’un système fonctionnant, depuis la sécurité sociale (1945), par cotisations obligatoires. Séparation de la sécurité sociale en trois branches (1967), qui débouche sur la création de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) ; institution de la retraite complémentaire (1971), qui calcule la pension sur les dix meilleures années d’activité, et non plus les dix dernières ; abaissement à 60 ans de l’âge légal du départ à la retraite pour les carrières de 37,5 ans (1983)… Plusieurs mesures voient ainsi le jour pour embellir le quotidien des retraités.
Si ces changements ne sont pas directement liés aux événements de Mai 68, l’esprit du mouvement a « imposé les notions de “liberté de choix” et d’“autonomie” » qui ont indirectement catalysé les politiques des retraites, estime Annie de Vivie, rédactrice en chef d’AgeVillage, site d’accompagnement de personnes âgées. « La retraite n’est plus une période où on va s’éteindre tout doucement, mais une période où on va voyager, avoir des loisirs, s’occuper des petits-enfants. 1968 est un marqueur de cette libéralisation », avance Bernard Ennuyer, selon qui cette prise de conscience d’une vie après le travail est symbolisée par l’apparition du magazine Notre temps, premier mensuel de retraite active.
Cette phase d’amélioration mène tout droit à l’âge d’or des retraites, qui s’enclenche logiquement en 1983 (37,5 ans après le début des cotisations obligatoires), avec des nouveaux retraités qui n’ont que très peu connu le chômage par rapport à leurs descendants et ont eu beaucoup moins recours au travail dissimulé que leurs aînés.
Mais l’apogée sera de courte durée, car le vieillissement de la population entraîne une hausse considérable du nombre de retraités, et donc du coût du système des pensions qui leur est consacré. Dès la fin des années 1980, les politiques se font de plus en plus austères, abaissant les montants des pensions (réforme « Séguin », en 1987) et augmentant les cotisations des actifs (réforme « Balladur », en 1993). Leurs effets, un premier temps contrebalancés par l’arrivée massive de retraités bénéficiant d’une carrière complète, se font sentir dès le début des années 2000. Les conditions de vie des retraités sont alors sans cesse dégradées, notamment par les réformes « Fillon » (allongement de la durée de cotisation à 41 ans, en 2003) et « Woerth » (retraite à 62 ans, en 2010). Si Bernard Ennuyer juge cette phase d’austérité « normale » en raison de l’augmentation progressive du rapport de dépendance, il concède que « la France est dans une impasse » avec cette stratégie. « Les DRH estiment qu’il faut se séparer des gens après 55 ans, à tel point que nous avons le plus mauvais taux d’Europe sur l’emploi des 54/65 ans, précise-t-il. Ça ne sert à rien de reculer l’âge de la retraite si c’est pour mettre les gens au chômage en fin de carrière. »
D’autres, comme Annie de Vivie, considèrent que le législateur aurait pu se passer de ces mesures d’austérité. Elle regrette que « personne n’ait voulu entendre » l’alerte donnée par le rapport « Laroque » dès 1962, qui pourtant « avait prévu le fait qu’on vivrait à cinq générations sur le territoire et que ça aurait des conséquences. » La spécialiste du vieillissement fustige : « Il aurait fallu faire réfléchir les territoires sur une nouvelle organisation prenant en compte l’existence de cinq générations. »
Malheureusement, il est trop tard pour réécrire l’histoire, et les spécialistes semblent inquiets lorsqu’est abordée la question de l’avenir. « La situation devrait se détériorer », confirme Bernard Ennuyer. Entre un taux de chômage que les politiques n’arrivent plus à dompter et des débuts de carrière de plus en plus tardifs, « les prochaines générations à arriver à la retraite auront des carrières incomplètes », explique le sociologue. « Si vous avez commencé à bosser à 28 ans et qu’on vous met à la porte à 55 ans, vous n’aurez que 27 années de cotisation. S’il en faut 41 pour une carrière complète, on va avoir un problème. » Le système de redistribution actuel, qui impose déjà une précarité à plus d’un million de retraités par mois vivant sous le seuil des 1 000 € mensuels, est également menacé par l’imminence d’un papy-boom prévu pour les années 2040, et il devient urgent de le repenser.
Parmi les pistes de réflexion privilégiées, les deux spécialistes évoquent celle du « cinquième risque », cette branche « dépendance » de la sécurité sociale. Une promesse des présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande, qui avait été reléguée aux oubliettes législatives. Plus récemment, Emmanuel Macron en a garanti à son tour la création prochaine. A voir si le fondateur de LREM se distinguera de ses prédécesseurs sur ce sujet. De toute façon, comme le fait remarquer Bernard Ennuyer, « ce n’est pas une loi qui va changer la considération des vieux comme “citoyens de seconde zone”. »
Jusqu’en 1791, c’est l’Eglise qui s’occupait des « indigents ». Mais après la Révolution française, La Rochefoucauld-Liancourt multiplie les discours pour affirmer que l’assistance aux pauvres et aux personnes âgées est du devoir de l’Etat, et ce dès le premier rapport du Comité sur la mendicité (1790). Des revendications qui mèneront à l’hébergement comme solution privilégiée pour s’occuper des plus âgés, à partir de 1800. Une préfiguration des EHPAD ?