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« Il n’y a pas de profil type de la personne radicalisée »

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Pourquoi, comment un jeune se radicalise-t-il Pour tenter de répondre à ces questions, de mars 2016 à juillet 2017, la sociologue Véronique Le Goaziou a mené deux études sur le secteur socio-éducatif et la prévention spécialisée à l’épreuve du processus de radicalisation. Elle a notamment suivi la démarche d’une cellule d’écoute et d’accompagnement des familles, qui montre qu’il est possible de prévenir la radicalisation à condition de s’en donner les moyens.
En quoi consiste la cellule d’écoute et d’accompagnement des familles (CEAF) mise en place dans les Bouches-du-Rhône, sur laquelle vous avez travaillé ?

Elle a été créée en octobre 2014 par le Groupe ADDAP 13(1), dans le cadre des déclinaisons territoriales du plan national de lutte contre la radicalisation. Son but est d’accompagner les familles ayant signalé aux services de l’Etat, via un numéro vert, des proches susceptibles de se « radicaliser ». Bien souvent, ce sont des parents, complètement désarçonnés par la nouvelle posture ou l’exacerbation de la posture à caractère religieux de leur fils ou de leur fille, qui alertent. Mais cela peut être aussi des partenaires institutionnels, notamment l’Education nationale. Au bout du fil, des écoutants des services de police de l’unité de coordination de lutte antiterroriste trient les appels. Au moment de l’étude, 10 % des dossiers transmis à la préfecture de police de Marseille ont été ensuite pris en charge par la CEAF pour bénéficier d’un suivi socio-éducatif.

Comment distinguer les pratiques dites « inquiétantes » de celles « acceptables » ?

La CEAF se met en lien avec les personnes qui ont fait le signalement pour apprécier la situation. Elle cherche d’abord à savoir si la pratique religieuse du jeune le conduit vers des chemins qui l’éloignent de plus en plus de la socialisation ordinaire. Plus il délaisse certains amis, certains endroits, plus il manque les cours, plus son comportement va paraître inquiétant. Tant que sa pratique religieuse ne contrevient pas au lien social, il n’y a aucun souci. En second lieu, la CEAF cherche à évaluer si le jeune encourt un danger ou s’il en fait courir aux autres en imposant ses croyances à ses petits frères et sœurs, par exemple. Le diagnostic se fait de façon collective entre la CEAF et ses différents partenaires : missions locales, éducateurs spécialisés, services sociaux, écoles…

Y a-t-il un profil type des jeunes signalés ?

Le travail de la CEAF est d’accompagner les jeunes qui lui ont été confiés, pas de déterminer un profil particulier. Cependant, à ma connaissance, elle n’a rien trouvé de probant sur ce plan. Il semblerait que certains jeunes soient en conflit familial et qu’ils le traduisent par un choix religieux. Mais c’est à prendre avec précaution car la proportion n’est pas significative et, par ailleurs, quels adolescents ne sont pas en désaccord avec leurs parents ? Pour ma part, je n’ai pas repéré, dans les fiches auxquelles j’ai pu avoir accès ou dans les échanges, de profil type de la personne « radicalisée ». De nombreux travaux montrent qu’il n’y en a pas.

Comment intervient la CEAF auprès des jeunes ?

Elle ne va pas les lâcher et va mettre en place ce qu’elle appelle un « filet social » – ce que, moi, je nomme un « corps à corps ». Elle va opérer une forme de guidage précis et agir sur leur environnement pour essayer de les réaiguiller. L’idée n’est pas de leur dire que leur choix est mauvais, mais d’en proposer d’autres. Les éducateurs spécialisés vont travailler étroitement avec les établissements scolaires, les assistantes sociales en cas de difficultés familiales ou sociales. S’ils sont désœuvrés pendant les vacances, l’équipe va saisir un centre de loisirs… Des solutions souvent simples vont être trouvées à vitesse accélérée. Il y a toujours du danger à l’horizon, donc il faut apporter des réponses rapides. Les jeunes ne savent pas toujours qu’ils font l’objet d’un signalement, leurs parents ne veulent pas forcément le dire. Dans ces cas-là, la CEAF agit discrètement en collaboration étroite avec les parents, qu’elle tente de remettre en « pole position ». Souvent, ils sont démunis et n’ont plus l’énergie pour reprendre la main sur le jeune, alors que la CEAF dispose sur le terrain d’un réseau extrêmement fort et puissant.

Vous dites que, pour « déradicaliser », il faut remettre du doute dans les esprits…

S’il y a radicalisation, elle se traduit très souvent par un enfermement dans un mode de fonctionnement et des croyances qui ne laissent aucune place au questionnement. Il peut y avoir des phénomènes d’emprise idéologique ou religieuse qui fournissent des réponses toutes faites à des jeunes sans doute un peu fragiles ou vulnérables. Le travail des éducateurs consiste à semer le doute dans leur tête en les faisant se confronter au réel. Pas besoin de grandes discussions théologiques, cela passe par des petites choses très concrètes du quotidien, comme la tenue vestimentaire, par exemple. La personne peut croire à ce qu’elle veut, mais il ne faut pas que ça l’empêche de vivre une vie normale, c’est le curseur. Je n’ai pas fait d’évaluation, mais certains jeunes ont réussi à sortir des « écrans radar » de la radicalisation. Cela montre qu’il est possible de retourner la situation. Mais cela ne peut se faire que dans le cadre d’un dispositif comme la CEAF, qui a bénéficié d’importants moyens financiers et humains et d’une capacité d’intervention sans commune mesure avec les structures traditionnelles de l’accompagnement socio-éducatif. Certains partenaires ont d’ailleurs regretté de ne pas avoir les mêmes ressources pour lutter contre l’exclusion, les addictions… Cela prouve que, lorsque l’on veut se donner les moyens, on les a.

Les travailleurs sociaux ont-il coopéré facilement avec les services de police ?

Il est vrai que l’on est face à deux types d’intervention totalement différents : les uns sont dans l’aide et la prévention, les autres dans une optique sécuritaire. La CEAF des Bouches-du-Rhône a fait le pari de les faire collaborer. L’enjeu est, à mon sens, très intéressant, mais cela n’a pu marcher que parce que les services policiers ont été très bienveillants à l’égard des opérateurs socio-éducatifs et que, selon ces derniers, le pilotage mis en place a été de bonne qualité et qu’ils ont pu y trouver leur place. On peut comprendre que les travailleurs sociaux aient une réserve à travailler avec des policiers, dont ils ne partagent pas la même philosophie d’action. Néanmoins, l’expérience montre que l’on peut créer des alliances à condition que l’on se mette bien d’accord, dès le départ, sur qui fait quoi et sur ce que la police fait des informations transmises par les éducateurs. En même temps, ces derniers n’ignoraient pas être dans une problématique de radicalisation pouvant conduire à des actes terroristes.

Dans une autre étude sur la prévention spécialisée et la radicalisation, vous notez que certains éducateurs sont plus inquiets que d’autres…

D’une manière générale, la majorité des éducateurs spécialisés sont très prudents à l’égard du terme « radicalisation ». Cette vigilance se retrouve dans le travail social, avec des termes comme « délinquance », « violence »… A juste titre, car le vocabulaire existant peut masquer la chose plutôt que l’expliciter. Plus spécifiquement, tous les acteurs du secteur observent une montée des communautés, une prégnance de l’islam et de ses référents. Tous constatent également que plus de jeunes filles et de femmes portent le voile, qu’il y a plus de lieux à caractère musulman que par le passé, plus d’acteurs religieux qu’avant… La difficulté est de savoir s’il faut s’en inquiéter. Tous les professionnels n’ont pas la même lecture. Certains n’y voient rien d’anormal : l’islam serait devenu plus visible dans la mesure où certains territoires regroupent presque exclusivement des habitants issus de pays dans lesquels c’est la religion dominante. Pour d’autres, ce resserrement autour du fait religieux est un symptôme potentiellement menaçant.

Cela bouscule-t-il leur métier ?

Les professionnels les plus inquiets ressentent une sorte de concurrence du religieux. Certains jeunes qu’ils avaient l’habitude de suivre leur disent : « Je n’ai plus besoin de toi. » Ils ont trouvé ailleurs des étayages à caractère religieux qui les satisfont davantage. Cela pose la question de la finalité de l’action socio-éducative. Les travailleurs sociaux n’ont aucun paradis céleste ou terrestre à promettre. Et ils savent pertinemment que cela va être très dur pour certains jeunes. Il y avait 30 stages pour 10 jeunes dans les années 1970 ; aujourd’hui, c’est pour 100 jeunes. De même, beaucoup d’éducateurs déclarent ne pas pouvoir rivaliser avec les acteurs religieux qui interpellent le jeune sur le plan des affects. On n’entend pas un éducateur dire « mon frère ». Entre attachement et distance, la nature du lien tissé avec la personne accompagnée relève d’un vieux débat dans le travail social. C’est sans doute l’occasion de le réinterroger.

Repères

Véronique Le Goaziou est sociologue et chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen LAMES-CNRS. Elle vient de publier deux rapports d’étude pour l’ADDAP 13 : « L’éducatif au prisme de la radicalisation » et « La prévention spécialisée à l’épreuve de la radicalisation et du fait religieux ».

Notes

(1) Association départementale pour le développement des actions de prévention des Bouches-du-Rhône.

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