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Le film de notre vie

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Moment fort de notre histoire contemporaine, Mai 68 a aujourd’hui 50 ans. Chacun – médias en tête – y va de sa commémoration, de sa séquence nostalgie et de son arrêt sur images. Aux Actualités sociales hebdomadaires, nous préférons le travelling, cette manière de filmer qui permet de mettre en perspective. Pendant cinq numéros, nous allons analyser l’évolution, les mutations, au fil de ce demi-siècle, de chacun des quatre grands champs de la sphère sociale – personnes âgées, handicap, famille, prison. « Est-ce que c’était mieux avant ? » « La situation est-elle meilleure aujourd’hui ? « Chacun pourra se faire son idée. Pour ce premier numéro, nous nous sommes plongés dans le contexte politique, économique et social de l’époque en essayant de trouver la réponse à l’énigme : comment et pourquoi ces événements ont-ils éclaté ?
Et la France s’ennuyait…

La légende veut que les événements de Mai 68 aient été annoncés le 15 mars dans un article du journal Le Monde titré « Quand la France s’ennuie… », dans lequel Pierre Vianson-Pontet, directeur du quotidien du soir, décrivait un pays endormi dans une douce quiétude, à l’abri des soubresauts du monde, content de lui-même, uniquement pré­occupé de l’incroyable période d’expansion économique qu’il connaissait alors. Mais derrière cette belle façade, la jeunesse piaffait d’impatience et les ouvriers s’exaspéraient. Ces deux-là pourraient bien réveiller la France…

Annonciateur ou pas, ce « papier », comme disent les journalistes, décrit une situation bien réelle. En cette année 1968, la France est au zénith de sa puissance, tant sur le plan économique que social, politique et international. Elle affiche une totale assurance et même, pour certains, son arrogance légendaire.

La voix de la France…

Sur le plan économique, les années 1960 sont le cœur de cette période qui sera plus tard connue sous le nom de « Trente Glorieuses ». De 1950 à 1964, la croissance économique a été, en moyenne, de 8,1 % (oui, vous avez bien lu : 8,1 % !) et, depuis 1965, elle n’est plus que de 5,1 %. La machine économique tourne à plein régime, tellement que, dans les usines, on manque de bras. Du coup, pour fabriquer les voitures dont les Français raffolent, on va chercher par charters entiers des travailleurs dans les pays du Maghreb.

En effet, « les Français aiment la bagnole », comme le dira plus tard Georges Pompidou. C’est l’objet culte et statutaire. Chaque classe sociale s’identifie à un modèle. Les paysans (on ne dit pas encore « agriculteurs », et encore moins « exploitants agricoles ») se sont entichés de la 2 CV Citroën – la fameuse « dedeuche » – les ouvriers en pincent pour la 4 CV Renault, tandis que les employés roulent carrosse en 203 Peugeot et que les cadres moyens aspirent à troquer leur 403 pour une 404 plus stylée. Mais le must, le standing absolu, c’est la DS, la voiture du pouvoir – à commencer par celle du Général, copieusement mitraillée en 1962 lors de l’attentat du Petit-Clamart – celle des ministres, des patrons et des médecins…

Cette France de l’expansion économique est en pleine mutation sociologique. Les campagnes commencent à se désertifier. Les ruraux sont attirés par les lumières de la ville et par les emplois promis. Cette France-là se tertiarise, et cela se traduit par la montée en puissance de la classe moyenne – les cadres, au cœur de la transformation économique – atteinte d’une frénésie de consommation de nouvelles technologies qui changent la vie. Le réfrigérateur remplace la glacière, la machine à laver supprime, tambour battant – c’est le cas de le dire – la corvée de lessive, l’aspirateur balaie le ménage, les robots ménagers introduisent la productivité dans la cuisine tandis que la télévision fait entrer le monde dans les salons.

Cette France-là part en vacances en Espagne – quand les juilletistes croisent, sur le chemin du retour, les aoûtiens en partance, c’est le grand embouteillage – ou joue les Bronzés au Club Med d’Agadir ou de Djerba.

Dans cette France-là, il n’y a pas de chômage, ou alors seulement résiduel, à tel point que la création l’année précédente d’une Agence nationale pour l’emploi par un jeune secrétaire d’Etat a paru saugrenue. Mais Jacques Chirac – le secrétaire d’Etat en question – répondra que cette agence pourrait bien servir un jour…

Cette France-là connaît une stabilité politique comme elle n’en a jamais connue depuis la Révolution. Avec les institutions de la Ve République, le gaullisme est triomphant. En 1965, Charles de Gaulle a été élu au suffrage universel avec 55 % des voix, après avoir été mis en ballottage par François Mitterrand. Ce qui fut pour le Général une relative déception, lui qui espérait une élection de maréchal…

Cette France-là a un prestige international retrouvé grâce au général de Gaulle. D’abord, il a mis fin à la guerre d’Algérie, même si cela a été au prix d’un grand déchirement. Ensuite, alors que le pays est toujours traumatisé par l’effondrement de son armée en 1940, il le dote de l’arme atomique. Les essais nucléaires, avec le fameux nuage, d’abord dans le sud algérien et ensuite sur l’atoll polynésien de Mururoa, ont permis d’installer les fusées du plateau d’Albion, de faire décoller les Mirage chargés de missiles et de mettre à la mer, le 29 mars 1967, le premier sous-marin lanceur d’engins, le Redoutable.

… la génération « Salut les copains »

La voix de la France n’a jamais été aussi forte, respectée et crainte à la fois. Appartenant au camp occidental, cette France-là n’entend pas, pour autant, être alignée sur les Etats-Unis. Autoproclamé go-between entre l’Est et l’Ouest, le général de Gaulle parle autant à Khrouchtchev et Brejnev qu’à Kennedy et Johnson, auxquels il donne des leçons d’anti-impérialisme à Phnom-Penh, à Mexico et à Washington même. Et, pour que les choses soient claires, il fait sortir en 1967 la France du commandement intégré de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord).

Mais pourquoi donc ce pays économiquement fort, socialement stable, politiquement puissant et internationalement respecté va-t-il connaître une telle explosion ? Seule la théorie des plaques tectoniques permet de comprendre…

Sous la croûte française de ces années-là, deux plaques sont face à face. D’un côté, la plaque « France forte », conservatrice, bourgeoise, corsetée et verticale. De l’autre, la plaque « jeunesse », issue du baby-boom de l’après-guerre. Entre 1945 et 1965, le taux de natalité a été de 20,6 % (contre 12 % actuellement). En 1968, les premiers baby-boomers sont des grands adolescents ou des jeunes adultes. C’est un fait générationnel que la France des Trente Glorieuses ne voit pas. Cette génération a d’autres aspirations que celle de changer de voiture tous les trois ans. Elle désire davantage d’autonomie et de liberté, et possède sa propre culture, en particulier musicale. C’est la génération « Salut les copains », du nom de la mythique émission d’Europe n° 1 qui programme les « idoles des jeunes » que sont Johnny (Hallyday), Sylvie (Vartan), Claude (François) et les autres, tandis que France Inter et Radio-Luxembourg en sont toujours à Tino Rossi, Charles Aznavour et Mireille Mathieu les jours d’audace…

Cette génération ne supporte plus le caractère pyramidal et restrictif d’une société où tout est interdit, à commencer par les relations sexuelles. C’est le frottement de ces deux plaques tectoniques qui a provoqué le tremblement de terre de Mai 68.

Il est symbolique que le mouvement ait commencé – non à la Sorbonne, mais à Nanterre – lorsque les étudiants ont revendiqué le droit d’aller rendre visite aux étudiantes dans leur dortoir… A partir de là, la pelote des revendications libertaires s’est dévidée. Il est devenu « interdit d’interdire ».

Il a souvent été affirmé que Mai 68 avait été une fausse révolution, menée par les enfants gâtés de la bourgeoisie… Ce qui n’est pas faux puisque, à cette époque, le baccalauréat – visa pour l’Université – s’avérait très sélectif : 50 % seulement des lycéens décrochaient le précieux sésame, et ils appartenaient majoritairement aux classes supérieures. Mais cela a-t-il une importance ? Toutes les révolutions ont été faites par la bourgeoisie, à commencer par celle de 1789. L’important est de savoir ce qu’il en reste. Celle de 1968 n’a pas eu de conséquences politiques directes. Le régime n’est pas tombé, le monarque républicain n’a pas été guillotiné, mais il en reste l’essentiel : un esprit.

Les relations sociales à l’école, à l’Université, dans les entreprises ne sont plus les mêmes depuis. La parole s’est libérée. La diffusion du savoir et du pouvoir n’est plus verticale mais horizontale. L’autorité n’est plus une donnée de fait, c’est une conquête. Mai 68 a fait exister la société civile. D’une certaine façon, Internet, avec ses réseaux sociaux, est le prolongement de Mai 68. Les pavés numériques ont remplacé les pavés de pierre…

Les leaders du mouvement se sont embourgeoisés, devenant des bobos-écolos qui font du vélo. Ils voulaient la liberté sexuelle. Ils veulent sauver la planète. Ils étaient la génération du baby-boom. Ils sont celles du papy-boom. En 1968, il fallait construire un lycée par jour. En 2018, ce serait plutôt un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) par jour qu’il faudrait ouvrir… La boucle est bouclée.

1968-2018

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