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Le permis d’insérer

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Handicapés, chômeurs de longue durée, bénéficiaires du RSA… Pour les personnes en situation de précarité, il est impossible de financer des cours de conduite, ce qui les enferme davantage dans l’exclusion. En effet, ne pas disposer du précieux carton rose est, dans des territoires reculés, un frein à la recherche d’un emploi. Pour pallier cette difficulté, le comité des amis d’Emmaüs de Ruffec, en Charente, a fondé la première auto-école associative du mouvement.

« Il me faudra du temps, mais le permis, je l’aurai », acquiesce José Bertin. Ce matin-là, le trentenaire s’installe à bord d’un véhicule à double commande, modèle réservé aux auto-écoles pour l’apprentissage de la conduite. Aucune pédale d’embray­age : la boîte de vitesse est automatique. L’élève règle minutieusement les rétroviseurs et fixe une boule sur le volant afin de faciliter ses manœuvres. Fébrile, il s’apprête à suivre sa onzième heure de conduite, la première sur voie rapide. « Si tu m’écoutes, ça va bien se passer », le rassure d’emblée Christine Poiret, enseignante de conduite et de sécurité routière. José Bertin est handicapé, paralysé en partie du côté gauche depuis l’enfance : « Je peux à peine me servir de mon bras et de ma jambe. » Pour obtenir le précieux sésame, il s’est tourné vers l’auto-école solidaire d’Emmaüs installée à Ruffec, un bourg de 3 500 habitants situé dans le nord rural de la Charente, à mi-chemin entre Angoulême et Poitiers. Ici, le comité local des amis d’Emmaüs a inauguré la première école de conduite associative du mouvement fondé en 1954 par l’abbé Pierre. C’était en janvier 2017, avec le soutien d’Emmaüs France, association qui chapeaute l’ensemble des communautés du pays.

L’auto-école solidaire d’Emmaüs s’adresse uniquement aux personnes rencontrant des difficultés économiques, sociales ou cognitives dans la préparation du permis de conduire. Chacun peut y trouver une formation adaptée à son rythme et à ses possibilités, le tout à un coût accessible : entre 200 € et 300 € au total, contre 1 600 € en moyenne dans les auto-écoles classiques du département. Depuis son lancement, l’initiative charentaise est surveillée de près par Emmaüs France et pourrait essaimer au sein d’autres groupes dans les années à venir (voir encadré page 31). Car les problématiques liées à la mobilité et aux solidarités cheminent bien souvent de pair, et résoudre les premières permet parfois d’apporter des solutions aux secondes.

Un levier d’insertion

A Ruffec, les 40 bénévoles et 13 salariés d’Emmaüs connaissent parfaitement ce problème. « Nous sommes sur l’un des territoires les plus pauvres de la Charente. Le pays du Ruffécois est composé d’un nombre important de familles monoparentales, le chômage y est très élevé. Nous avons perdu le TGV. Les TER se font rares et les horaires de bus ne sont pas adaptés aux travailleurs », résument Ilham Bouhadjar et Julien Gendreau, respectivement présidente et directeur du comité local des amis d’Emmaüs.

Dans ce territoire bordé de cultures et privé d’infrastructures, le dilemme pourrait ainsi se résumer à ces deux questions parfois insolubles : comment se déplacer en milieu rural pour trouver un emploi ? et comment conserver son travail sans moyen de locomotion fiable ou régulier ? Face à ce constat, Emmaüs Ruffec a très tôt décidé de travailler sur les questions de mobilité. En 2009, la structure lançait ses « mobs solidaires », un système de location de deux-roues, et déjà une première nationale pour le mouvement. Des modèles électriques et des voiturettes sans permis sont depuis venus renforcer le dispositif, tout comme une conseillère « mobilité et insertion », Charlotte Launay, qui s’efforce de bâtir un pont entre les demandeurs, Emmaüs et les différents prescripteurs (centre communal d’action sociale, mission locale, Pôle emploi…). Avec l’auto-école solidaire, Emmaüs a franchi un nouveau palier en faisant du permis de conduire un « levier d’insertion » à part entière. Et les premiers résultats sont plus qu’encourageants. En 2017, lors de ses douze premiers mois d’activité, l’auto-école associative a formé 55 ? personnes au code de la route et à la conduite ! « L’an dernier, nous avons reçu 103 demandes. Les dossiers de 85 ? personnes ont été étudiés, 55 d’entre elles ont été admises – à 70 % des femmes. Et 72 % de ces candidats ont obtenu l’examen de la conduite dès leur première présentation. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes », se félicite Yves Gillet, directeur pédagogique de l’auto-école, qui affiche là des résultats similaires à ceux des auto-écoles commerciales.

Au volant de l’une des deux automobiles de la structure, José Bertin vient, quant à lui, de s’engager pour la première fois sur la route nationale 10, un axe hyperfréquenté reliant Paris à la frontière espagnole via Ruffec. « Tu empiètes, on est trop à gauche. Te cramponne pas, t’es vissé à ton volant », souffle calmement l’enseignante Christine Poiret. Malgré ses craintes, l’élève s’applique : il compte bien décrocher son permis d’ici l’été. José Bertin avait pourtant abandonné l’idée de conduire un jour. « Vu mon handicap, c’est impossible ou presque de trouver une auto-école, et plus encore avec une voiture automatique… » Résultat : le Charentais s’est toujours déplacé à vélo, et rarement au-delà de la commune : « Pour travailler, c’est la croix et la bannière. » José Bertin nourrit pourtant des projets, souhaite devenir ferrailleur comme son père et avoir son entreprise personnelle – « mais sans véhicule, c’est impossible ! »

« 200 €, c’est jouable ! »

Comme lui, près de 10 % des élèves de l’auto-école solidaire de Ruffec présentent un handicap. Les autres relèvent pour l’essentiel de Pôle emploi ou bénéficient du revenu de solidarité active (RSA) et n’ont pas les moyens de financer leur permis. Ces profils peinent ainsi à trouver leur place dans les écoles marchandes. « Elles ont besoin de résultats, de rendement », confirme Christine Poiret, qui a travaillé vingt-cinq ans dans ce type de structure. « J’y formais 30 ? élèves par mois ! » Débauchée par Yves Gillet, l’enseignante « réapprend » ici son métier et aborde les candidats d’une toute autre manière : « Ces élèves se sous-estiment énormément, pensent qu’ils n’y arriveront pas… Il faut d’abord les mettre en confiance. » Le directeur pédagogique confirme : « Ils ont tous été victimes de l’école, de son système de sélection. La moitié a un CAP, l’autre n’a aucun diplôme. Certains aussi sont illettrés. »

C’est le cas de Martine Goy, 37 ans. Cette mère de quatre enfants a débuté la formation en octobre : « Pour moi, c’est un défi. Rester sans permis, ça revient à compter sur les autres pour faire les courses, emmener les enfants chez le médecin ou au sport. En conduisant, je vais être indépendante. » Martine Goy a trouvé ici de l’écoute. Puis l’envie de passer un autre cap : « J’ai aussi fait une demande pour apprendre à lire et à écrire. Les panneaux ne me posent pas de problème, sauf quand il faut lire une destination. Ça, j’en suis encore incapable. » Son permis en poche, la candidate espère décrocher un poste dans la restauration scolaire, « auprès des enfants ».

Cette volonté d’aller de l’avant enthousiasme Yves Gillet. A 58 ans, cet ingénieur possède une longue expérience dans l’économie sociale et solidaire. Recruté en 2015 par le comité local d’Emmaüs, c’est lui qui a monté ce projet de toutes pièces, en moins de dix-huit mois. Yves Gillet a dû convaincre des financeurs publics et privés afin de boucler un budget estimé à 100 000 € par an. « Emmaüs France n’a pas été difficile à convaincre, abondent Ilham Bouhadjar et Julien Gendreau. Notre idée permettait alors d’y faire avancer les questions de mobilité. Une première subvention de 25 000 € a ainsi permis de financer l’ingénierie du projet. Mais, au-delà, nous devions être autonomes financièrement et trouver des fonds ailleurs. » L’auto-école solidaire fonctionne grâce à des subventions accordées par le département et la préfecture de la Charente, la région Nouvelle-Aquitaine ou encore Pôle emploi. « Nous ne pourrions financer ce dispositif sur nos fonds propres, pas même un poste », reconnaît Ilham Bouhadjar.

Sans cette aide publique, les élèves de l’auto-école ne pourraient pas non plus se payer un permis de conduire. « J’ai déjà essayé, confirme Angélina Raffoux, mais je n’ai vraiment pas les moyens… Je suis au RSA, mon conjoint travaille à mi-temps. Ici, ça devrait me coûter 200 €, c’est jouable ! » Mère de deux enfants, cette trentenaire a débuté la formation en janvier : « C’est l’appel du travail, je veux pouvoir me déplacer. » Femme de ménage, Angélina Raffoux aimerait travailler en maison de retraite ou dans un lycée : « C’est plus stable qu’à domicile. » Jérémy Gerardy rêve, lui, de devenir technicien dans l’informatique. Ce Belge de 21 ans a quitté son pays natal pour des raisons familiales et vit depuis un an en Charente : « J’avais besoin de prendre le large, de repartir à zéro. » Mais installé en rase campagne, à 15 kilomètres de Ruffec, il peine désormais à se déplacer. « Avec le permis, je pourrai trouver une formation », assure-t-il. En attendant, il se débrouille pour rompre cet isolement. Pour se rendre à l’auto-école, le jeune homme emprunte les bus scolaires : « Il suffit de prendre des tickets à l’avance sur Internet. Faut bien trouver des solutions ! » Comme Angélina Raffoux, il suit actuellement les cours de code dispensés par Yves Gillet.

Des élèves très motivés

Le comité local a rénové des locaux situés à deux pas de la gare de Ruffec. Une quinzaine d’élèves s’y trouvent ce jour-là, boîtier en main, prêts à enchaîner les questions pièges. Tout y passe : sens giratoire, consommation des véhicules, règles de dépassement et de stationnement. « Une trottinette est-elle un véhicule ? et un fauteuil roulant ? « , questionne avec malice le directeur pédagogique. Yves Gillet tente de valoriser la notion de « travail », en mettant de côté les difficultés de chacun. « Beaucoup ont des parcours chaotiques. Mais personne ne les oblige à venir ici. Du coup, la valeur qu’ils donnent à cette formation n’est pas la même qu’à l’école. Ils obtiendront le permis, et nous aurons peut-être restauré un lien social et leur confiance en soi. » Angélina Raffoux et Jérémy Gerardy apprécient la méthode : « Yves nous donne toutes les clés pour retenir. Il prend son temps et explique de la meilleure façon possible pour qu’on comprenne. »

Une discussion s’engage et s’éternise entre le directeur pédagogique et ses élèves. Un débat sempiternel, ici comme ailleurs : « Qui a la priorité ? » Martine Chauveau, tout sourire et appuyée par une partie de l’auditoire, conteste l’explication officielle : « C’est le livre de code qui s’est trompé ! » A 49 ans, cette Ruffécoise compte bien décrocher son permis d’ici le mois de juin : « Passer le permis à mon âge, quand même, faut le faire ! » Mais un emploi l’attend à la sortie : « Du travail, j’en ai trouvé à l’ADMR, dans l’aide à domicile pour les personnes âgées. Mais je dois pouvoir conduire ! » Le bouche-à-oreille l’a conduite chez Emmaüs : « Sans eux, j’aurais pas pu. Mon fils passe lui aussi son permis en ce moment. Il va payer entre 1 200 et 1 400 €. C’est énorme ! » Stressée par l’épreuve du code, Martine Chauveau apprécie « l’ambiance » et « le temps passé à nous expliquer les choses ».

Assis à l’autre bout de la pièce, Benoît Guedon préférerait davantage accélérer le mouvement. « C’est trop long ! », râle ce trentenaire à l’attention d’Yves Gillet. Père d’un garçon de 2 ans et demi, Benoît Guedon entend bien conduire avant la prochaine rentrée scolaire. « Le permis, c’est aussi pour l’emmener à l’école », confie-t-il en aparté. Ce maçon souhaite surtout décrocher un boulot. « Sans mobilité, il n’y a pas de travail. Un peu d’intérim, mais les missions sont rares sans véhicule. » Benoît Guedon a longtemps travaillé pour son père et avec son frère, sur les chantiers de l’entreprise familiale. « Le permis, je n’en avais pas besoin. J’étais véhiculé. Et je n’ai jamais eu jusque-là les finances pour le passer. » Sauf que le « paternel » a fini par prendre sa retraite. Pressé de rebondir, Benoît Guedon a trouvé chez Emmaüs les ressources pour aller de l’avant.

Pas de concurrence déloyale

Cette motivation et le projet professionnel des candidats constituent l’un des principaux critères d’admission de l’auto-école solidaire de Ruffec. Sont prises en compte, bien sûr, leur situation géographique et financière ainsi que leur capacité à suivre, ou non, un apprentissage normal. Les candidatures transmises par les partenaires sociaux (Pôle emploi, mission locale, chantiers d’insertion…) sont minutieusement examinées par une commission qui se réunit tous les deux mois. « Nous sommes bien un établissement d’insertion, au service des personnes vers l’emploi », rappelle le directeur pédagogique, qui réfute toute forme de concurrence déloyale face au secteur privé. Gérante d’une auto-école marchande à Ruffec, Agnès Durand approuve : « Les publics ne sont pas les mêmes. » Elle-même siège au sein de la commission d’admission d’Emmaüs et y apporte son expertise. « Les élèves de l’auto-école solidaire sont pour beaucoup passés par des écoles classiques, souligne-t-elle. Certains ont abandonné pour des raisons financières ou des problèmes physiques. Nous, nous n’avons pas les moyens de gérer au cas par cas. Pour être rentable, une auto-école classique doit enchaîner les heures. »

L’auto-école solidaire d’Emmaüs pourrait dépasser cette année les 75 ? admissions. « Nous avons eu autant de demandes en trois mois qu’en 2017, comptabilise Yves Gillet. D’ici à 2019, il faut que nous arrivions à 100 admissions. C’est possible, notre taux de réussite a doublé par rapport à nos prévisions initiales. » L’équipe pédagogique songe désormais à ouvrir une seconde auto-école associative à Confolens, une sous-préfecture de 2 600 habitants située au nord-est du département. Les problématiques de mobilité et de solidarité y sont sensiblement les mêmes et motivent les responsables du comité des amis d’Emmaüs, Julien Gendreau et Ilham Bouhadjar : « Il nous faut vraiment essaimer en Charente limousine. Il va nous falloir convaincre les élus et recruter. Nous n’irons que si tous les voyants sont au vert. Yves, ça t’intéresse de reprendre ton bâton de pèlerin ? »

Conduite accompagnée

Chargée de mission à Emmaüs France, Catherine Lestre de Rey a été recrutée pour plancher sur les enjeux de la mobilité. « Dans les territoires peu denses, la mobilité représente souvent le deuxième poste de dépense », rappelle-t-elle. Depuis octobre 2017, elle répertorie les pistes et projets locaux susceptibles d’être déclinés ailleurs : « Il faut partir des usages réels, des pratiques souvent artisanales imaginées çà et là et capables de créer des cercles vertueux. » Flottes de véhicules en auto-partage, vélos électriques, chèques carburant, écoles de conduite associatives : toutes les options sont, pour l’heure, étudiées. Un projet pilote pourrait être testé dès l’automne dans les Deux-Sèvres. « Du côté de Bressuire », précise Catherine Lestre de Rey, qui travaille actuellement en lien avec les élus de l’agglomération du Bocage bressuirais, où se trouve une communauté Emmaüs.

Mob’in, fédération d’auto-écoles solidaires

Selon la Sécurité routière, rattachée au ministère de l’Intérieur, la France comptabilise 14 115 écoles de conduite classiques. Les auto-écoles à vocation sociale et solidaire seraient, elles, au nombre de 315 et disposent d’un statut juridique à part entière, dénommé ECSA (école de conduite à statut associatif). La première d’entre elles a été fondée dans les années 1980. « Au départ, pour accrocher un public jeune et en difficulté, sensible à la question du permis de conduire », détaille Thomas Chevillard, directeur de l’Afodil, une association implantée à Angers. A la tête de trois auto-écoles associatives dans le Maine-et-Loire, Thomas Chevillard préside également Mob’in, une toute jeune fédération créée l’an dernier afin de regrouper les acteurs territoriaux de la mobilité inclusive. Celle-ci fédère d’ores et déjà près d’une centaine d’adhérents, dont une bonne moitié d’auto-écoles associatives agréées, mais aussi des garages et des loueurs associatifs. Née sur les décombres de la FARE (Fédération des associations de la route pour l’éducation), disparue en 2016, Mob’in entend multiplier les partenariats avec les ministères de l’Intérieur et des Transports, Pôle emploi ou encore les missions locales. Une nécessité, pour un secteur associatif dépendant à plus de 90 % des financements publics. « Avec 50 % des personnes en insertion ayant déjà refusé un emploi ou une formation pour des raisons de mobilité, Mob’in a également vocation à peser dans les débats », explique Thomas Chevillard. Celui-ci en est convaincu : « Pour certaines personnes en difficulté, l’accès à la mobilité et à l’autonomie ne peut s’envisager qu’à travers un véritable accompagnement, notamment associatif. »

Reportage

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