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« Dans les trois quarts des demandes d’asile, il y a toujours un doute qui subsiste »

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Représentant du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à la Cour nationale du droit d’asile de 1999 à 2016, le sociologue Smaïn Laacher a eu à se prononcer sur les demandes d’asile de réfugiés dont les parcours et les récits sont parfois… incroyables mais vrais ou croyables mais faux. Dans son livre « Croire à l’incroyable », il relate son expérience d’assesseur au sein de cette institution unique en son genre.
Faut-il « croire à l’incroyable » quand on écoute les demandeurs d’asile qui ont fui leur pays ?

Certains d’entre eux arrivent sans preuves, ou très peu, devant les trois juges (un magistrat et deux assesseurs qui ne sont pas des juges professionnels) de la CNDA [Cour nationale du droit d’asile]. Ils doivent donc les convaincre que ce qu’ils disent est vrai. Il s’agit de faits qui se sont passés à des milliers de kilomètres de la France et dont ils ont réchappé souvent de manière tellement étonnante, pour ne pas dire rocambolesque, que c’est à peine crédible. Ils n’ont pas toujours de documents qui attestent de leur persécution, les marques sur leur corps sont parfois les seules traces. Les juges qui vivent dans une réalité très éloignée de la leur, qui ne parlent pas la même langue, doivent faire l’effort de comprendre qu’une histoire incroyable peut être croyable. La question de la preuve est très délicate. La majorité des demandeurs d’asile sont déboutés, environ 30 % obtiennent le statut de réfugiés.

Sur quoi s’appuient les juges pour prendre leur décision ?

Il y a, bien entendu, le récit du requérant, la plaidoirie de l’avocat, les différentes pièces du dossier. Ces facteurs conjugués produisent de la vraisemblance ou l’inverse. Il faut que le demandeur ait un récit qui se tienne. Les juges n’arrivent pas en séance totalement dépourvus d’informations précises et précieuses sur ce qui se passe dans le pays d’origine, ils s’appuient sur de nombreux textes. Certains pays comme la Suisse, le Canada et l’Angleterre fournissent d’excellents rapports sur la violation des droits de l’Homme. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, que je représentais, aussi.

Selon vous, qu’est-ce qu’un récit qui « se tient » ?

C’est un récit qui a une cohérence interne et externe. Globalement, il faut que le requérant dise à peu près la même chose du début à la fin et que les variations ne soient pas trop importantes, sinon elles fabriquent du doute. Il peut y avoir des changements mais, dans ce cas, les juges doivent s’enquérir des raisons et donner au requérant la possibilité de s’expliquer. La cohérence externe est le rapport entre ce qui est dit et la situation concrète du requérant au moment des faits dans son pays d’origine. S’il évoque une manifestation de plusieurs milliers de personnes tel jour, il faut qu’il puisse le prouver, car les juges auront la possibilité de vérifier l’information. D’autres événements moins documentés sont plus difficiles à examiner. Il peut y avoir des histoires biographiques relativement similaires mais des récits singuliers. Par exemple, on peut être homosexuel en Iran, habiter dans la même ville, avoir à peu près la même origine sociale et, malgré tout, avoir été persécuté dans des conditions tout à fait différentes. En sociologie, on parle de « configurations statistiquement banales » mais phénoménologiquement singulières. Dans un récit, il n’y a pas forcément de vérification empirique possible. C’est aux juges de se forger une intime conviction.

Comment ?

L’intime conviction en droit d’asile est une catégorie psychosociologique, et non juridique comme en droit pénal, où il y a des présumés coupables. Elle émerge une fois terminée l’audition du requérant, au moment de la délibération. Ce n’est ni une certitude ni une vérité. Dans les trois quarts des demandes d’asile, il y a toujours un doute qui subsiste. Juger est un acte difficile, en général, et beaucoup de juges ont un pouvoir considérable sur les gens. Peser sur le destin d’un homme ou d’une femme est une très lourde responsabilité. J’en ai été très conscient avant même ma première séance, cela pouvait me tétaniser pendant de très courts instants. Vous avez le pouvoir d’ouvrir ou de barrer des perspectives. Heureusement, la décision est collégiale. C’est impératif pour qu’elle soit la moins injuste et la plus éthique possible.

Vous est-il souvent arrivé d’hésiter ?

Oui, bien sûr. Je ne connais pas un seul juge qui n’ait pas longtemps hésité. Comment peut-on avoir une absolue certitude sur ce qui est raconté. En matière de droit d’asile, où le récit du requérant est fondamental, il est compliqué d’obtenir la vérité pure. D’autant plus qu’il est parfois très difficile pour ce dernier de parler. Il y a des sociétés, des ethnies où l’on se raconte peu, des catégories de personnes qui ne se livrent pas publiquement. Je pense, en particulier, aux femmes qui vivent dans des pays à structures patriarcales, dans lesquels leur point de vue n’a jamais compté, sauf sur le plan domestique… Face aux juges, elles ont beaucoup de mal à exposer les agressions sexuelles qu’elles ont subies dans leurs villages ou sur la route de l’exil.

Est-il possible de rester objectif face à des histoires souvent bouleversantes ?

C’est quelquefois impossible de rester de marbre et de ne pas être atteint par des cas qui vous vont droit au cœur. Il peut y avoir beaucoup d’émotion. Il est difficile de ne pas se mettre à la place du requérant, ne serait-ce que quelques minutes, en se demandant ce que vous auriez fait si vous vous étiez retrouvé dans la même situation. Pour autant, il faut ne pas se laisser submerger par les sentiments et tendre, autant que faire se peut, à l’impartialité afin de ne pas introduire d’inéquité entre les uns et les autres. Garder une réserve permet d’être le plus juste possible dans son questionnement, son appréciation, son jugement.

Vous écrivez que, parfois, plus on demande de détails au requérant, plus il pourra être tenté d’inventer une réalité recevable…

C’est l’effet pervers : plus les juges posent des questions aux requérants, plus ces derniers pensent qu’ils sont tenus de fournir des réponses, quitte à en inventer. Une sorte de mécanique du récit peut alors s’instaurer et, pour que celui-ci soit recevable, les demandeurs d’asile vont tenir compte de consignes données par d’autres migrants ayant déjà obtenu leur statut de réfugié. La logique infernale est de ramener toujours plus de preuves. Sauf que ce bricolage de justifications à la dernière minute joue assez souvent contre eux. A mon sens, les juges ne tiennent pas assez compte des conditions particulières dans lesquelles les demandeurs d’asile quittent leur pays : ils peuvent partir d’Afghanistan ou de Syrie avec des documents sous le bras et ne plus être en leur possession à leur arrivée, sans oublier les traumatismes vécus tout au long des milliers de kilomètres qu’ils ont parcourus. Non que les juges ne veulent pas mais ils ne sont pas suffisamment formés aux conséquences psychologiques majeures de l’exil. Pourtant, elles sont parfois telles qu’un requérant peut parfaitement oublier ce qui lui est arrivé, prendre un récit pour un autre, être confus dans la chronologie des événements… Il importe que les personnes qui ont à prendre des décisions concernant le destin des exilés soient mieux préparées à ces « traumas ».

Comment réagissez-vous aux critiques faites aux institutions par les associations qui accompagnent les demandeurs d’asile ?

Les associations sont dans leur rôle, elles servent de dispositif d’alerte. En même temps, elles peuvent aussi avoir une interprétation simpliste de la réalité. Le fonctionnement d’une institution est quelque chose d’extrêmement compliqué. On peut effectivement regretter qu’un certain nombre de juges puissent paraître sévères, mais je ne connais pas une seule institution dont l’ordre fondamental n’est pas l’inclusion et l’exclusion. Que ce soit l’école, la famille, l’armée, l’église… toutes incluent et excluent. En matière d’immigration, la pensée est souvent binaire. C’est un domaine où l’on peut tout dire et son contraire, et il est absolument impossible de ne pas choisir son camp. Soit vous êtes pour l’ouverture des frontières, soit vous êtes contre, comme s’il ne pouvait pas y avoir d’autres voies.

Finalement, que retenez-vous de cette expérience à la CNDA ?

J’ai été marqué par la question des « corps interdits ». Les personnes ont un corps, souvent abîmé par un parcours éprouvant, mais pas de lieu. Au moment où elles demandent à être accueillies et protégées, elles ne savent pas si elles vont pouvoir rester ici ou si elles vont être obligées de demander asile à un autre pays. Ce sont des problématiques d’une extrême importance car, aujourd’hui, des dizaines de millions de personnes ne sont plus à leur place. Or, si l’on n’est plus à sa place, c’est que le monde s’est déréglé. J’ai vu par ailleurs ce que tout le monde voit, à savoir que nous allons petit à petit vers toujours un peu plus de restrictions concernant l’immigration et le droit d’asile. C’est une tendance lourde, qui n’est pas près de s’arrêter tant les flux de populations déplacées sont massifs.

Repères

Smaïn Laacher est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et spécialiste de l’immigration et des déplacements de populations. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil (Ed. La Dispute, 2010), Mythologie du sans-papiers (Ed. Le Cavalier Bleu, 2009). Son dernier livre s’intitule Croire à l’incroyable. Un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile (Ed. Gallimard, 2018).

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