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Les bocaux du « cœur »

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Pilotée par les Restos du cœur, une association récupère des produits alimentaires venant de jardins et des surplus de grandes surfaces que des employés en situation de précarité transforment en soupe, retrouvant ainsi le chemin de la réinsertion sociale. Découverte d’un concept inédit mêlant dégustation et solidarité.

« Ici, nous entrons en zone “sale”, celle où arrivent les légumes deux fois par semaine et où ils sont épluchés, lavés et prédécoupés avant de partir en cuisson », annonce Sylvie Girard, déléguée de l’antenne nationale Bretagne-Pays de la Loire des Restaurants du cœur, à une poignée de visiteurs invités pour la journée portes ouvertes des Saveurs du cœur, un atelier d’appertisation situé à Méan-Penhoët, un quartier de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), où sont concoctés des bocaux de soupe destinés à la distribution alimentaire pour les Restos du cœur.

La direction régionale a exceptionnellement ouvert au public les portes de son local de 200 m2 – pour « faire parler de ce que nous faisons en dehors de la distribution alimentaire », indique un des bénévoles venus spécialement de Nantes pour découvrir l’envers du décor. L’atelier n’en est pas à son premier coup d’essai. Inauguré en janvier 2016, il a dû être fermé du début novembre 2017 à la mi-janvier 2018 pour une longue série de travaux. « A la suite d’un problème d’hygiène, les bocaux avaient tourné et toute la production a fini à la poubelle. Résultat : tout le système d’hygiène a été repensé. Cette journée portes ouvertes symbolise un nouveau départ », explique Lizzie Cohen-Bargman, responsable bénévole de l’atelier, recrutée début janvier. « On repart sur de bonnes bases et on sécurise », confirme la biologiste moléculaire de formation.

L’unique unité d’appertisation dédiée à la conserve de soupes des Restos du cœur est née d’une initiative locale en 2012. L’objectif ? Mettre au point, tester et optimiser une conserverie pour valoriser tous les légumes produits dans les jardins du réseau. Et afin de récupérer les produits de la ramasse, surplus des grandes surfaces et des maraîchers locaux et végétaux boudés par le grand public, 12 camions sillonnent également le département et les environs. « Cette démarche s’inscrit dans la continuité des récoltes des légumes produits par les jardins d’insertion et de proximité », explique Bruno Pierre, bénévole administratif « insertion », qui fait référence aux deux jardins d’insertion des Restos du cœur(1) où travaillent une vingtaine de salariés. Au-delà de la lutte contre le gaspillage alimentaire, l’expérimentation visait aussi à favoriser l’insertion des femmes. « L’idée de base était de les former pour qu’elles intègrent des filières qui émergent autour de l’alimentation durable, dans lesquelles la transformation des produits locaux est un enjeu clé », confirme Julie Dilouya, responsable « réseau emploi ». La concrétisation du projet aura nécessité cinq années de gestation. Si le siège des Restos du cœur a financé une partie de la création, la dotation de 100 000 € accordée par la Fondation Daniel et Nina Carasso (voir encadré page 29), partenaire des Restos du cœur, est venue donner un sacré coup d’accélérateur au démarrage. Elle a notamment permis le financement des travaux de mise aux normes des locaux et l’achat du matériel professionnel. Actuellement, l’atelier fonctionne grâce aux subventions de l’Etat, du conseil départemental, des Restos du cœur, ainsi que de l’OGIM (organisme de gestion Interplie mutualisé) et de la Carene (communauté d’agglomération de la région nazairienne et de l’estuaire) pour le loyer.

Avec le temps, l’activité s’est ouverte aussi aux hommes. Les salariés sont embauchés en CDDI (contrat à durée déterminée d’insertion) de 24 heures par semaine. La matinée est consacrée à la production les lundi, mardi et jeudi. Le vendredi, le personnel se charge du nettoyage. De nombreuses demandes transitent par les organismes de l’emploi du département – Pôle emploi, unité emploi, PLIE (plan local pour l’insertion et l’emploi), mission locale –, qui s’occupent de sélectionner les candidats en fonction de leur projet professionnel.

Charlotte, 55 ans, est ainsi arrivée à l’atelier il y a cinq mois après avoir suivi une remise à niveau de français et une formation de nettoyage. Elle a signé pour vingt-quatre mois dans l’espoir de devenir assistante de vie familiale. Sa collègue Sandrine Cammas, 45 ans et mère de quatre enfants, souhaite faire le ménage dans une maison de retraite. Quant à Frédéric Le Moal, il envisage de trouver un emploi dans la logistique. Trois métiers sans réel rapport avec le domaine de l’alimentaire. « L’objectif de l’atelier est un prétexte pour se remettre au travail. Certains salariés n’ont jamais travaillé avant. Il faut reprendre toutes les bases : apprendre à être ponctuel, rigoureux, avoir le sens des règles et du cadre posé. Une fois qu’on a fait ça pendant quelques mois, on est employable n’importe où ! », analyse Marie-Ghislaine Stassiaux, coordinatrice des quatre sites d’insertion de Loire-Atlantique.

Une adaptation pour une réinsertion

C’est précisément pour cette raison qu’Anne Le Doré, l’encadrante de l’équipe, fait tourner celle-ci quasiment quotidiennement. « Les salariés doivent pouvoir être à l’aise dans tous les postes et connaître toutes les étapes de la création d’une soupe. Cela leur évite la lassitude et la perte de motivation », indique l’ancienne responsable d’un restaurant collectif d’insertion pour jeunes schizophrènes. A la légumerie, Sandrine Cammas et Frédéric Le Moal se sont attaqués à l’épluchage des 150 kg de poireaux, carottes, oignons et pommes de terre. Passé cette étape, les légumes seront lavés à grandes eaux. Un premier bain à l’eau claire et le second dans une eau vinaigrée pour éliminer toute trace de terre.

En sous-effectif ce jour-là, les deux salariés doivent redoubler d’efforts pour garder la cadence. « Il faut au minimum trois personnes pour faire tourner l’atelier, mais ça nous arrive régulièrement de devoir prêter main forte car il manque du monde. Dans un chantier d’insertion, le personnel n’est jamais au complet. C’est une période qui est mise à profit avec le chargé d’insertion professionnelle [CIP] pour permettre au salarié de passer son permis de conduire, d’apprendre à faire du vélo, de prendre des cours de français si le niveau n’est pas suffisant, de faire d’autres stages en entreprise, de se soigner… », explique Sylvie Girard, qui ne cache pas son désir de voir le nombre de salariés grossir de trois personnes supplémentaires. « Autant, dans les jardins d’insertion, ce n’est pas grave s’ils ne sont pas suffisamment nombreux, autant, à la conserverie, la production s’arrête lorsqu’il n’y a pas assez de personnel », constate-t-elle. L’intervention d’un CIP à l’atelier les lundi et mardi est essentielle pour accompagner les salariés dans leur projet et s’assurer de leur implication. « On pose un diagnostic social à l’entrée, ce qui nous permet d’identifier les points faibles et de dégager des axes de travail, avec un suivi hebdomadaire. Mais la motivation est rarement un problème car les salariés voient l’intérêt de leur démarche. Ce qu’ils font a du sens », dévoile Marie-Ghislaine Stassiaux. En poste depuis juin 2016, Frédéric Le Moal s’accommode très bien des conditions d’un emploi qui lui permet une certaine souplesse dans son planning. « Si j’avais fait un contrat normal, je n’aurais pas eu le temps de refaire une mise à niveau, ni de soigner mes problèmes de dos dans un centre de rééducation », constate-t-il.

Les papilles ne font pas de résistance

Si l’insertion est au cœur du projet de ce chantier, il s’agit aussi d’adresser un message fort et exemplaire. « En plus de former des personnes éloignées de l’emploi, ce chantier d’insertion contribue à mettre à disposition des publics précaires des produits de grande qualité nutritionnelle et gustative. Il s’agit d’un enjeu à la fois de justice sociale, de dignité et de santé, mais il démontre aussi la grande capacité des Restos du cœur à innover », indique Clément Cheissoux, chargé de mission « alimentation durable » pour la Fondation Daniel et Nina Carasso. Des produits sains et équilibrés qui favorisent la diversification alimentaire et donnent l’occasion aux bénéficiaires de manger autre chose que de la nourriture industrielle. Au-delà d’y ouvrir une voie, l’atelier de Saint-Nazaire offre aussi la possibilité aux salariés de se rendre utiles aux autres. Une façon d’inverser la tendance. « C’est difficile de manger équilibré quand on n’a pas les moyens. On n’a pas toujours le matériel nécessaire, et d’autres priorités que de faire attention à ce qu’on mange. Cela me rend fière de contribuer au mieux manger des personnes », atteste Sandrine Cammas qui, avec le temps, s’est remise à cuisiner des plats faits maison chez elle. A côté d’elle, Fredéric obtempère : « Je fais quelque chose d’utile tant pour les personnes qui sont dans le besoin que pour moi. On se fait du bien en donnant. » Dans la salle « propre », aussi appelée « la conserverie », la cuisson des légumes a démarré. De l’énorme marmite de 100 litres s’échappent déjà des effluves de légumes mijotés qui embaument le local professionnel. Trois hottes fonctionnent à pleine turbine pour empêcher que la vapeur n’envahisse l’espace. « Nous les avons installées récemment car la pièce était auparavant plongée dans un épais brouillard durant la cuisson », détaille Sandrine Cammas. Les recettes, elles, sont conçues par Anne, qui s’assure que les dosages soient scrupuleusement respectés avant la mise en marmite. « Je fais en fonction de l’arrivage des légumes de saison. A part le sel et l’eau, il n’y a aucun autre additif. C’est volontairement épuré pour plaire à tout le monde », motive-t-elle.

Tant dans la zone « sale » que dans la « propre », il est formellement interdit de pénétrer dans les locaux sans s’être équipé au préalable. « Je suis intransigeante sur l’hygiène », avoue Lizzie Cohen-Bargman. Depuis son arrivée en début d’année, cette toute jeune retraitée d’un laboratoire pharmaceutique parisien a totalement repensé le système d’hygiène. Nouveau dispositif d’aération, nouvelle signalétique, nouvelle lingerie, nouveaux équipements stériles… Au total, l’association a déboursé près de 4 000 € dans les travaux récents de rénovation. « S’il est toujours perfectible, j’ai voulu sécurisé au maximum pour empêcher une nouvelle crise qui pourrait être fatale à l’atelier », ajoute-t-elle. Qui dit nouveau protocole, dit nouvelles habitudes pour le personnel. En arrivant, direction le « sas », où il faut se débarrasser de ses vêtements de ville pour enfiler une blouse en tissu, qui passe tous les deux jours en machine. Ce n’est qu’après avoir revêtu une charlotte, un tablier et des surchaussures jetables et s’être lavé les mains pendant trente secondes qu’il est possible de pénétrer dans l’atelier. La règle est claire : lorsqu’on est passé dans une autre zone, qui plus est d’une zone « sale » à une « propre », il est impossible de revenir en arrière sans être repassé par le vestiaire pour s’équiper à nouveau. « Les problèmes d’hygiène que nous venons de rencontrer nous ont obligés à revoir nos standards. On ne badine pas avec l’hygiène. C’est un travail hors norme de faire une conserverie, et cela demande beaucoup plus de vigilance par rapport à d’autres supports », prévient Lizzie en glissant un regard inquiet vers une salariée qui vient de tousser. Si aucune place n’est laissée à l’a peu près, les salariés ont appris à se conformer aux nouvelles règles d’hygiène, avec plus ou moins de souplesse. « Je pensais que c’était du temps perdu, mais maintenant que je comprends pourquoi elles ont été mises en place, je m’y suis habituée », relativise Sandrine Cammas qui, comme tous les salariés de l’atelier, a suivi en janvier une formation de deux jours dispensée par l’auditeur laborantin Agro-analyses, également en charge des contrôles sur la production de l’atelier.

Le goût du travail bien fait

Dans la cuisine, la cuisson des légumes touche à sa fin après un cycle d’une heure et demie. Sandrine Cammas, qui apprécie particulièrement cette étape de la production, se propose de la mixer à l’aide d’une broyeuse XXL. Comme à chaque fois, la soupe est goûtée par tout le personnel. « C’est notre moment plaisir. Chacun donne son avis et, s’il le faut, on rectifie légèrement en fonction des commentaires des goûteurs », glisse-t-elle, tout en suggérant à sa responsable d’y rajouter un peu de sel et d’eau pour la diluer. La soupe est encore fumante lorsqu’elle est mise en bocal. Très appliquée, Sandrine verse le précieux liquide dans un entonnoir, puis referme le bocal et le fait glisser jusqu’à la capsuleuse, où son confrère scelle le contenant avant de le placer dans un autoclave de stérilisation pour trois heures à 120. Les gestes sont précis et efficaces. Un vrai travail de professionnel. Frédéric Le Moal contemple avec fierté le fruit de son travail de la matinée. « J’aime le côté achevé. J’ai l’impression d’être privilégié parce que je sais comment fabriquer une soupe de A à Z », expose-t-il.

Près de 500 litres de soupe sont ainsi préparés chaque semaine, au rythme de 50 à 70 bocaux par jour de production. Les contenants sont stockés dans une pièce attenante, en attente d’être distribués dans les neuf centres des Restos sur le littoral atlantique du département (Pornic, La Bernerie-en-Retz, Saint-Nazaire, Le Pouliguen, Le Croisic, La Baule, Pornichet, Guérande et Savenay). Une partie de la production sert aussi à alimenter les bénéficiaires du centre d’hébergement d’urgence et d’accueil de jour des femmes à Nantes.

Maintenant que l’atelier n’est plus en rodage, faut-il espérer qu’il essaime ailleurs en France ? « Aucune autre initiative de ce type n’est pour l’instant d’actualité. Nous privilégions plutôt les projets de cuisines d’insertion dont l’approche plus traditionnelle est davantage compatible avec notre activité et moins contraignante en termes d’hygiène et de traçabilité », énonce Julie Dilouya, qui salue toutefois le travail de l’équipe encadrante de Saint-Nazaire et insiste sur le bilan très positif du chantier. A part un cas de rupture de contrat anticipée, sept personnes ont déjà pu se réinsérer durablement dans un emploi. L’exemple le plus marquant est sans doute celui de cet ex-salarié qui, fort de son expérience aux Saveurs du cœur, a pu monter son propre camion-pizza.

Une fondation durable

Les Saveurs du cœur n’auraient pas pu voir le jour sans l’aide de la Fondation Daniel et Nina Carasso. Créée en 2010 en mémoire de Daniel Carasso, fils du fondateur de Danone, cette fondation, placée sous l’égide de la Fondation de France, accompagne des projets dans les champs de l’alimentation durable et de la culture. Agissant en priorité en France et en Espagne, elle a soutenu, entre 2010 et 2016, plus de 500 expérimentations ou programmes de recherche. Contrairement à d’autres organisations, elle ne collecte pas d’argent et assure sa mission à partir des revenus de sa dotation initiale, issue de l’héritage des descendants du couple Carasso. Elle soutient actuellement plus de 180 projets. Elle a doté les Restos du cœur de 100 000 €, répartis sur trois ans. La première année, 50 000 € ont servi à l’achat de machines professionnelles (cuiseuse, capsuleur, mixeur, autoclave pour la stérilisation) et la mise aux normes des locaux. La seconde année, 23 000 € ont été utilisés pour le fonctionnement de l’atelier (achat de bocaux et matériel consommable). Le reste sera versé dans le courant 2018 ?

Les Restos du cœur en chiffres

Il existe 2 085 centres de distribution présents dans toute la France. En 2016-2017, 135,8 millions de repas ont été distribués par 710 000 bénévoles. Les Restos du cœur(1) comptent également 102 chantiers d’insertion, dont quatre en Loire-Atlantique : la plate­forme logistique où travaillent 17 salariés ; les Jardins du cœur à Saint-Sébastien-du-Loire et au tumulus de Dissignac, qui rassemblent à eux deux environ 22 salariés ; et l’atelier d’appertisation, qui embauche 8 salariés.

Notes

(1) Le premier à Saint-Sébastien-sur-Loire, à côté de Nantes, le second à Saint-Nazaire.

(1) https://fondationcarasso.org/fr/recueil-transition-actions.

(1) www.restosducoeur44.org.

Reportage

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