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« Des patrons sous surveillance »

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Ils sont autodidactes, handicapés, homosexuels, immigrés… et sont devenus chefs d’entreprise. Dans son livre « La force de la différence », le sociologue Norbert Alter raconte comment ces « patrons atypiques » ont réussi à dépasser, voire à sublimer leur différence.
Quelles sont les « différences dont vous parlez dans votre livre ?

J’ai interviewé une soixantaine d’individus, tous responsables ou dirigeants d’entreprise, dont les particularités empêchent généralement d’accéder au plus haut niveau de responsabilités professionnelles. Ils viennent d’Afrique noire et du Maghreb, sont homosexuels, handicapés physiques (principalement tétraplégiques, paraplégiques, sourds et non voyants), autodidactes ou appartiennent au sexe féminin. Il ne s’agissait pas d’avoir un échantillon représentatif mais de faire une analyse qualitative visant à montrer comment ces personnes avaient pu inverser leur destin par le travail.

Qu’ont en commun les handicapés, les femmes, les autodidactes… ?

Bien sûr, une femme ne va pas être victime des mêmes stéréotypes qu’un autodidacte ou un handicapé, mais le mécanisme d’ostracisme est identique et l’expérience vécue est de même nature. Toutes les personnes que j’ai rencontrées racontent la même histoire, quelle que soit leur différence. Une femme qui arrive à un poste de direction dans une grande entreprise, même si on l’accepte, va être considérée autrement qu’un homme, regardée bizarrement, avec plus de vigilance. Mais les témoignages que j’ai recueillis montrent que la capacité à avoir une trajectoire « extraordinaire » a plus à voir avec le rapport aux autres et à soi-même qu’avec le handicap, quel qu’il soit.

Sur quelles forces s’appuient ces patrons pour déjouer leur destin ?

Ils sont dans l’entre-deux, entre l’exclusion et l’intégration, plus vraiment dans leur milieu d’origine et pas complètement dans le milieu d’arrivée. C’est une position très inconfortable mais qui leur permet d’être constamment à distance des rapports sociaux qu’ils sont amenés à vivre. Ils sont obligés d’observer de l’extérieur, un peu à la manière d’un étranger. Du coup, ils ont une plus grande capacité à décrypter les codes et les conventions que les gens « normaux ». Cette posture mentale est extrêmement importante dans les métiers de management, car elle permet de ne pas avoir le nez dans le guidon, d’être plus critique en ce qui concerne la gestion, la vie des affaires, la façon d’aborder les clients, les concurrents… Ce sont également des personnes plus directes dans la manière d’investir les relations et qui ont plus d’humour. Autre point fondamental : elles ne sont pas forcément plus volontaires que les autres mais sont plus mobiles et prennent plus de risques. Simplement parce qu’on leur en demande davantage. Elles doivent donc puiser dans leurs moindres ressources pour prouver leurs compétences. Cet investissement leur permet d’innover et d’entreprendre, et ainsi d’échapper à leur destin en se bricolant, s’inventant une place. Ces hommes et ces femmes sont obligés de se construire leur propre identité professionnelle, alors que pour d’autres celle-ci est acquise d’emblée.

Vous dites aussi que ce sont des personnalités généreuses. Pourquoi ?

Comment faire pour intégrer un milieu qui rejette les individus n’ayant pas suffisamment de capital social, culturel, économique ? La seule issue est de donner tout ce que l’on a pour pouvoir « jouer » avec les autres. La personne pauvre en capital est obligée de dilapider le petit trésor dont elle dispose pour pouvoir se mélanger aux gens mieux lotis. Les personnes que j’ai interviewées sont généreuses et empathiques dans leurs relations et, à la fois, assez rusées. Elles savent très bien mesurer la manière dont elles tissent les liens car toutes expliquent avoir besoin de créer des réseaux, des connivences et des solidarités pour pouvoir faire des affaires. L’expérience de la différence leur a donné une grande aptitude en la matière. Mais si elles sont généreuses, c’est que, à un moment donné dans leur parcours, elles ont rencontré une fée. Autrement dit, une personne qui les a aidées. Cela peut être l’ami, l’être aimé, un représentant des institutions scolaires, plus rarement les parents… On critique beaucoup l’école mais beaucoup de ces patrons atypiques, considérés incapables pour les études à cause de leur différence, s’en sont sortis grâce à un prof de troisième ou seconde qui s’est impliqué pour leur sauver la mise. Il y a de belles histoires. Ces personnes ont reçu quelque chose et le redistribuent à leur tour. Elles ont compris ce qu’était la fabrication d’un lien social fort.

Vous définissez ces patrons comme « atypiques », mais qu’est-ce qui les distingue des patrons « typiques » ?

Un patron typique en France, c’est quelqu’un qui a fait une grande école et qui a un bagage socioculturel important au départ. Sociologiquement, il est rarement noir, handicapé ou issu d’un milieu social défavorisé, c’est exceptionnellement une femme ou un autodidacte. Un patron atypique a un faible capital social ou identitaire, ou alors il a été brisé. Cela peut s’avérer le cas d’une personne dont l’homosexualité a été mal acceptée, voire rejetée, dans sa famille. C’est un patron qui n’avait pas les bonnes ressources et a réussi à tirer parti de sa différence pour compenser ce manque. Il passe d’une situation de marginal à celle de passeur. Quand on est à la marge, on est sur le côté. Or la plupart des patrons typiques sont au centre, loin des bords. Les élites sont généralement très bien socialisées, donc elles méconnaissent le reste du monde. Elles sont éloignées du terrain, alors que les patrons atypiques le connaissent. Ils y ont accès et savent en tirer parti.

Pour autant, ont-ils une manière singulière de manager ?

Ce sont des dirigeants comme les autres, à une différence près : ils donnent leur chance aux gens plus facilement que ne le font les managers classiques. Eux-mêmes ont souffert des discriminations car ils étaient considérés comme différents. Devenus chefs d’entreprise, ils racontent que, même d’un point de vue gestionnaire, c’est une très mauvaise idée de se priver des capacités d’un salarié qui n’aurait pas la bonne couleur de peau, le bon diplôme, la bonne orientation sexuelle… Parce qu’ils sont passés par là, ils sont plus ouverts et plus pragmatiques. Ils sont plus à l’écoute et ont une faculté d’analyse de leur environnement. J’ai interrogé beaucoup de patrons « normaux ». Leur identité est relativement solide, elle est très agrégée dès le départ. Ils ne doutent pas facilement ni d’eux-mêmes ni de leur choix. A contrario, les patrons atypiques sont dans un inconfort identitaire. Cela leur confère une grande intelligence sociale. Ils n’ont pas la langue de bois, ce qui est rare dans le monde du management.

Le fait d’accéder à de hautes fonctions gomme-t-il la différence d’origine ?

Quand on est différent mais puissant, les autres ne nous embêtent plus ou, en tout cas, n’osent plus manifester leur réprobation aussi franchement. Mais on vous a à l’œil quand même. Un patron handicapé me disait : « Je sens que je suis sous surveillance. » Etre patron et différent suppose beaucoup de force et d’audace, mais n’efface jamais la différence d’origine. Cela implique d’en faire un moyen de se comporter, de regarder, d’échanger autrement. Néanmoins, si les personnes ne sont plus autant stigmatisées, elles gardent la trace de la stigmatisation toute leur vie. La blessure ne fait plus forcément souffrir, elle est maîtrisée, mais n’est jamais oubliée. Elle reste présente.

Les parcours que vous analysez remettent-ils en cause la notion de « déterminisme social » ?

Oui et non. La reproduction sociale existe bien évidemment et se vérifie très largement. Ce phénomène est indéniable, mais il ne se reproduit pas systématiquement. Ces patrons ne sont, certes, pas majoritaires, mais il est intéressant de montrer qu’il est possible, sous certaines conditions, de ne pas se soumettre à son destin. Cela apporte un peu de lumière. Ces patrons atypiques ont un rôle mobilisateur à jouer. Ils peuvent constituer des modèles de référence, en particulier pour les jeunes des quartiers auxquels on présente l’attraction de la réussite et de la reconnaissance principalement à travers les footballeurs et les rappeurs. Leur dire qu’ils peuvent devenir chef d’entreprise n’est pas dans l’ordre des choses, cela échappe à tout ce que l’on pensait jusque-là. L’idée d’échapper aux déterminismes sociaux ne fait pas partie du sens commun. On sait analyser la pauvreté, la domination sociale mais beaucoup moins ce qui permet de les subvertir. Pourtant, les grandes choses sont souvent réalisées par les minorités.

On vous sent assez touché dans le livre par ces patrons pas comme les autres…

Ce sont de très belles personnes. Elles m’ont donné beaucoup dans les entretiens. Ce livre est un peu un contre-don. Et puis j’ai, comme elles, une expérience de la différence qui est sociale : je n’aurais pas dû devenir professeur de fac. J’ai moi aussi échappé au déterminisme.

Repères

Norbert Alter est professeur à l’université Paris-Dauphine et spécialiste de la sociologie des organisations. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et vient de publier La force de la différence (éd. PUF, 2018), qui relate le parcours hors normes de patrons « atypiques ».

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