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« La vieillesse devient de plus en plus intolérable »

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Avec l’allongement de l’espérance de vie, les personnes âgées sont de plus en plus enjointes à faire attention à leurs comportements pour ne pas avoir l’« air vieux ». Dans « La tyrannie du Bienvieillir », le sociologue Michel Billé dénonce une idéologie tartuffienne selon laquelle il faudrait cacher cette vieillesse que l’on ne saurait voir.
D’où vient cette notion de « bien vieillir », et depuis quand existe-t-elle ?

Elle est apparue à partir du moment où la vieillesse a changé de statut. C’est-à-dire depuis que l’évolution des modes de production est venue disqualifier l’expérience des plus âgés et les rendre potentiellement inutiles. On ne le dit jamais comme ça, on parle plutôt des « actifs » et des « inactifs ». Dès lors que les vieux ne servent plus à rien, il faut les dispenser de la peur de vieillir en leur faisant croire justement qu’ils restent jeunes afin qu’ils ne se sentent jamais déclassés. Cette disqualification de la vieillesse s’est construite dans les années 1960. Il n’y a pas de définition du « bien vieillir », car c’est une idéologie qui vient structurer nos pensées, notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes. Une idéologie qui vient normaliser nos comportements à travers le contrôle, la performance, la gestion de notre capital et de nos manières de vivre. C’est ce que j’appelle la « tyrannie du bien vieillir ».

Que voulez-vous dire exactement ?

La tyrannie du bien vieillir repose sur une injonction paradoxale et absurde, qui dit : « Vous avez le droit de vieillir à condition de rester jeune. » C’est par définition impossible. Pourtant, c’est bien ce qui est dans l’air du temps. Il suffit d’allumer la télévision : immanquablement, il va y avoir une publicité pour des produits cosmétiques, diététiques… qui rappelle qu’il est malvenu d’avoir des rides, des cheveux blancs, de laisser apparaître des signes de l’avancée en âge. On a le droit de vieillir à condition que cela ne se voie pas et ne se sache pas. Bien se comporter, c’est aussi mieux se porter et moins coûter à la société. Sauf que cette recommandation ne tient pas compte des inégalités sociales : ceux qui vieillissent mal ne le choisissent pas. Certaines personnes ont le corps usé par le travail. D’autres sont malmenées par la vie et en viennent à faire un usage excessif de tabac, d’alcool ou de médicaments… Le message que l’on fait passer aujourd’hui est : « Vous êtes responsable de votre vieillissement », autrement dit « coupable ». C’est insupportable ! De la même manière, ce n’est pas la même chose de vieillir selon le sexe. Certes, les femmes gagnent six ans d’espérance de vie par rapport aux hommes, mais elles vieillissent souvent seules.

En même temps, tout le monde a envie de bien vieillir…

C’est une évidence, personne n’a envie de mal vieillir. On ne peut que souhaiter aux autres et à nous-mêmes d’avoir une vieillesse heureuse, apaisée, sans maladie, sans douleur. Ce que je dénonce n’est pas de vieillir bien mais l’asservissement au « bien vieillir » qui sous-tend l’idée d’un devoir de santé dont chacun doit s’acquitter, une obligation personnelle de prévention. Pour cela, il faut entretenir son corps : bouger, marcher, courir, faire du sport… Même le cerveau est traité de la même manière, il faut le muscler pour garder sa mémoire. En un mot, il faut continuer à être performant dans tous les domaines de l’existence pour plaire, séduire, avoir des rapports sexuels, quoi qu’il advienne, même si le corps est défaillant.

Quelles sont les conséquences de ce que vous dénoncez ?

La vieillesse devient de plus en plus intolérable puisqu’on refuse de la voir. Il existe désormais des diplômes universitaires de médecine « anti-âge ». Dans quelle société vivons-nous ? La médecine a-t-elle pour objectif d’empêcher que l’âge apparaisse et de nous pousser à nier la mort ? La vieillesse s’apparente aussi de plus en plus à un délit. Elle culpabilise les personnes âgées qui n’ont pas l’élégance de quitter la scène avant de coûter de l’argent à la collectivité. Une dame de 93 ans, rencontrée dans un EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], m’a dit un jour : « Que voulez-vous, ce n’est quand même pas de ma faute si je ne suis pas encore morte ! » Elle n’avait pas les moyens suffisants pour financer son hébergement, qui était payé par l’aide sociale. Cette réflexion est, pour moi, révélatrice de cette injonction du « bien vieillir ». Elle peut, peut-être, expliquer aussi pourquoi les personnes âgées ne se plaignent pas des soins donnés à la va-vite, de la nourriture douteuse, des portes fermées dans certains établissements. Il est incroyable de s’autoriser à enfermer des personnes simplement parce qu’elles sont vieilles. Au lieu d’avoir du personnel disponible autour d’elles pour les accompagner quand elles veulent sortir.

La vieillesse est-elle plus violente aujourd’hui qu’autrefois ?

Autrefois, il était rare que l’on puisse vieillir longtemps. La mort survenait relativement tôt, et ça, c’est d’une violence inouïe. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, l’échéance de la mort recule, ce qui nous donne l’occasion de vivre des choses merveilleuses. Cependant, dans une société où il convient de ne pas vieillir – ou de vieillir à condition de rester jeune –, les personnes âgées représentent une telle contre-valeur que le mieux est de les cacher. Cela est fait avec plus ou moins d’élégance, de gentillesse, de compétences… il n’en reste pas moins qu’elles sont mises à l’écart. Pourquoi les EHPAD ne sont-ils pas construits au cœur des villes ? On parle beaucoup de « société inclusive ». Superbe idée, mais on en a d’autant plus besoin que l’on n’a jamais été autant excluant pour les vieux.

La tyrannie du « bien vieillir » n’est-elle pas aussi un marché ?

L’idéal est que les vieux ne coûtent pas mais que leur argent rapporte. Du coup, on voit se développer autour d’eux une multitude d’offres commerciales de toutes sortes. C’est vrai pour les loisirs, les voyages… C’est très bien qu’ils continuent à contribuer au développement économique de la société dans laquelle ils vivent. Mais il s’agit aussi de les enjoindre à dépenser leurs sous. Sur Internet, on peut constater à quel point leur argent est convoité, c’est vraiment « Votre argent nous intéresse ! ». Toute la vieillesse est désormais pensée sur le mode de la gestion d’un capital : capital santé, osseux, musculaire, auditif… et financier. Les vieux – ou plutôt les « seniors », c’est plus vendeur… – sont devenus la cible de l’économie de marché : soit parce qu’ils ont des économies et qu’il faut faire d’eux des consommateurs jusqu’à leur mort, soit parce qu’ils ont besoin de services. C’est la face sympathique et séduisante de la silver économie à son origine. Aides à domicile, auxiliaires de vie… Les vieux sont créateurs d’emplois. Mais, progressivement, la silver économie est de moins en moins à leur service et de plus en plus au service de la rentabilité.

Les recettes du « bien vieillir » ne ressemblent-elles pas à celles du bien-être qui traversent toute la société ?

Absolument, cette tyrannie est présente partout. Actuellement, la grande mode est le « lâcher prise », ce qui me fait hurler. Non pas que la démarche soit inintéressante, mais il y a des gens qui n’arrivent déjà pas à tenir, qui sont maltraités au travail, et on vient leur dire de lâcher prise. C’est une supercherie ! C’est aussi le signe d’une société devenue très individualiste. Pendant que les vieux mesurent leur tour de taille, vérifient combien ils pèsent… bref qu’ils se regardent le nombril, ils ne s’occupent pas du reste et surtout de ce qui pourrait les fâcher, voire les révolter. Ils sont dociles.

Pour vous, ce serait quoi, bien vieillir ?

Je serais tenté de dire que ce serait « vieillir bien ». Ce serait accepter que je ne peux pas vieillir et rester jeune, c’est fondamental. Devenir vieux exige un remaniement répété de multiples fois de son rapport au temps, au monde, au travail, à la voiture, aux autres, à soi-même… Il est possible de résister et d’essayer de refuser qu’en vieillissant, par exemple, le temps passe de plus en plus vite, que le corps perde de sa souplesse, que l’on coure plus lentement… Il n’empêche que c’est la réalité. On n’y peut rien, c’est comme ça. Plus on refuse ces transformations, plus on va dans une impasse. On a le droit de se teindre les cheveux parce qu’on ne se plaît pas avec des cheveux blancs, mais sans être dupe. En couple, on ne peut pas vieillir non plus sans que la relation évolue sur le plan amoureux, sensuel, érotique. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de sexualité, mais elle se joue autrement. Dans tous les domaines, il faut redistribuer les cartes. La caractéristique de l’idéologie du « bien vieillir » est justement d’évacuer la question du temps qui passe, peu compatible avec l’idée que l’on puisse, malgré lui, bien vieillir. Mieux vaut renvoyer l’image que l’on va pouvoir vivre longtemps. Mais vivre vieux, ce n’est pas vivre longtemps. C’est vivre comme un vieux en adéquation avec la compréhension de ce qu’est véritablement la vieillesse. C’est vivre d’une vie enfin vieille.

Repères

Sociologue spécialisé dans les questions relatives à la vieillesse, Michel Billé est président de l’Union nationale des instances et offices de retraités et personnes âgées et membre du conseil scientifique « sciences humaines » de France Alzheimer. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont La tyrannie du Bienvieillir (éd. érès, 2018), coécrit avec le philosophe Didier Martz.

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