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La positive attitude

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Depuis sept ans, l’EHPAD La Colombe, à Gigean, dans l’Hérault, emploie la méthode “Montessori” – connue comme une méthode de développement et d’épanouissement pour les enfants – afin d’accompagner ses patients atteints de troubles cognitifs et de valoriser leur autonomie.

« Quand on nous fait faire des choses qu’on aime, on vit… » Gilberte, 90 ans, vient d’oublier sa phrase, sitôt prononcée. Depuis quinze minutes, elle se concentre sur sa tâche dans la miniferme, créée en juin dernier à l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) La Colombe de Gigean (Hérault), avec lapins, poules en liberté et cochons d’Inde. Dans sa main, elle tient un grand sac plastique bien ouvert pour aider Claudine Constant, ergothérapeute, qui nettoie l’enclos où batifolent deux chèvres. Elle le fermera elle-même d’un double tour de cordon et nourrira les bêtes avec des poignées de foin. Les phrases sensées sont extrêmement rares chez Gilberte, atteinte de troubles cognitifs avancés. Mais elles résument la philosophie de cet établissement du groupe Korian(1), où la nonagénaire réside depuis juin 2017. Ailleurs, dans une pièce de la vaste maison en U ouverte sur les jardins, Jean-Pierre, 74 ans, assemble avec assurance à la visseuse électrique les éléments d’un repose-pieds. « Il est chez nous, en secteur ouvert, depuis quinze jours, alors qu’il était jusque-là en unité fermée dans un autre établissement », se réjouit Véronique Robert, directrice de l’établissement. Roger, 89 ans, a auparavant poncé le bois. Il le recouvre maintenant avec du tissu qu’il fixe, sans sourciller, à l’aide d’une grosse agrafeuse. Le vieil homme est atteint de démence et de dépression. C’est Sandrine Béguin, aide sociale et animatrice passionnée de bricolage, qui a amené sa mallette d’outils. Elle laisse faire, tout en participant et en veillant.

L’EHPAD La Colombe a adopté, depuis 2011, le « positive care ». Cette approche innovante et globale de prise en charge des patients Alzheimer ou atteints de troubles apparentés fait notamment appel aux thérapies non médicamenteuses que le groupe a la volonté de développer. Elle intègre la méthode « Montessori » (du nom de sa créatrice Maria Montessori) dont elle fait sienne la philosophie. Généralement connue pour ses bienfaits auprès des enfants, cette pédagogie qui fait la part belle à la confiance en soi et à l’autonomie a été adaptée aux personnes âgées atteintes de troubles cognitifs. « Son principe – “aide-moi à faire seul” – permet d’améliorer leur quotidien en capitalisant sur les capacités préservées », résume Véronique Robert. Une approche qui amène à changer le regard des soignants sur les patients et sur la façon d’en prendre soin. « Plutôt que de se concentrer uniquement sur la maladie ou la dépendance, on porte un regard positif sur la personne et tout ce qu’elle sait encore faire », explique Paul-Emile Haÿ, directeur médical seniors du groupe Korian. « La Colombe a une maturité exemplaire sur cette approche », ajoute le médecin.

Ne pas faire à leur place

Les 73 résidents accueillis à La Colombe sont tous atteints de maladies neurodégénératives (maladie d’Alzheimer et démences apparentées pour la plupart). « A peine 1 % de nos résidents sont autonomes », précise la directrice. Tous les jours, pourtant, ils sont sollicités et s’impliquent dans toutes sortes d’activités. Du simple acte de la vie quotidienne – se laver les dents, aider à faire des lits, mettre la table, passer le balai, plier le linge… – à des actes un peu plus complexes – jardiner, tricoter, construire un enclos, monter un spectacle… « Trois activités fixes sont proposées tous les jours parmi de nombreuses autres à disposition un peu partout dans la maison, et il y a des activités individuelles, porteuses de sens pour chacun de nos résidents », avance la directrice. Ce matin, autour d’une longue table, dans une grande salle très vivante, Henriette prépare une vinaigrette pour le repas de midi. Madame Hugues épluche des pommes de terre et monsieur Julien râpe des carottes pendant qu’une autre résidente coupe le pain. Gilberte arrange des bouquets de fleurs dans des petits vases pour décorer les tables. « Pour leur bien, on a généralement l’habitude de faire à leur place. Cette façon de procéder infantilise beaucoup plus », observe Mathilde Tro, coordinatrice nationale des thérapies non médicamenteuses du groupe Korian. « Elle réduit à l’incapacité, alors que ces personnes apprécient beaucoup de participer, dès lors qu’elles le peuvent », ajoute-t-elle.

Pour stimuler les résidents et les solliciter sans les obliger, d’innombrables activités sont réparties dans divers lieux de la maison. Partout, il y a des petites boîtes placées sur des étagères ou posées sur une table ou un meuble, « avec, dedans, des activités porteuses de sens pour nos résidents », pointe Nicole Nègre, entrée à La Colombe comme agent de service hospitalier et aujourd’hui aide-soignante diplômée. Ainsi peuvent-ils jouer, classer des nombres ou des cartes par couleur, enfiler des perles, discriminer des textures, ranger des papillons du plus grand au plus petit… ou lire des textes courts dans des fascicules créés pour eux, avec une typographie adaptée facile d’accès. « Ce sont des petites activités qui remobilisent des mémoires ou la dextérité, on ne les met pas en échec. Nous sommes là comme facilitateurs, ils prennent la boîte d’eux-mêmes et font l’activité. Ils vont vers ce qui les intéresse », souligne l’aide-soignante.

En début d’après-midi, l’animation bat son plein autour des tables, dans la vaste pièce reliant les deux ailes. Le comité des résidents s’est réuni pour décider ensemble du menu de Pâques. Tout près, un petit groupe crée des pelotes bien rondes avec des chutes de laine. Elles seront utilisées pour faire des écharpes, par exemple. Pendant que Nicole Nègre, à deux tables de là, anime son atelier lecture. Le texte de Marcel Proust avec lequel elle capte son auditoire évoque un souvenir de thé le dimanche chez la tante Léonie, qui offrait chaque fois une madeleine au jeune Marcel. « L’odeur et la saveur restent encore longtemps comme des âmes », articule-t-elle avec douceur pour conclure sa lecture. Vient le partage des madeleines et de la tisane, puis circulent des fioles d’huiles essentielles, de la violette, de la lavande… On les respire, on cherche à faire remonter des souvenirs. « Ce ne sont pas des occupations mais des traitements non médicamenteux. Dans mon atelier, on travaille sur les cinq sens qu’ils n’ont pas perdus », affirme-t-elle.

Se sentir valorisé

Il en va de même lorsque Gilberte et Michel sont à la miniferme, sous l’œil bienveillant de Florence Costesèque, salariée de La Colombe depuis 2001, devenue aide médico-psychologique avec une spécialisation Alzheimer d’assistante de soin en gérontologie, ou de Claudine Constant, l’ergothérapeute, qui s’investit aussi pleinement dans la médiation animale, sur laquelle les deux sont formées. « Si les lapins activent des souvenirs chez certains, participer aux travaux permet à Michel de travailler sur ses troubles de l’attention et de la concentration ou sur une main gauche qu’il a oubliée », développe Claudine Constant. Quant à Gilberte, elle pratique une gym douce grâce à laquelle elle travaille son équilibre.

Une des clés essentielles de cette prise en charge est « la connaissance de la personne, savoir qui elle est et ce qu’elle aime, en fonction des capacités préservées », commente Paul-Emile Haÿ. En bref : comment la personne peut-elle se sentir utile au sein de la collectivité ? C’est pourquoi, avant toute admission dans l’établissement, un entretien de première intention est réalisé par des membres de l’équipe de soin avec la famille et le résident lorsque c’est possible. Un questionnaire « Mieux vous connaître » permet de retracer son histoire et toutes ses habitudes de vie. « Nous avons ainsi une idée de l’état du patient avant qu’il arrive chez nous », indique Véronique Robert. L’équipe se donne une phase d’observation de trois mois pour découvrir le patient et lui proposer un « projet de vie » personnalisé autour d’activités significatives pour lui. Elles peuvent aborder aussi bien la façon ou le moment de faire sa toilette que sa participation à un atelier lecture, ou cuisine, ou jardinage… « C’est important de laisser le choix, la personne se sent valorisée », note la directrice.

Formation à tous les étages

Le contrat est réalisé en équipe pluridisciplinaire. Chaque membre en charge du résident y participe : la psychologue, l’animatrice, la responsable d’hébergement aussi bien que la cadre « santé », le kinésithérapeute, ou encore la soignante devenue référente du résident, parce que l’activité a aussi du sens pour elle et la motive. Les soignantes réalisent des bilans sur le dossier de soin informatisé, le kiné amène les siens, la psychologue les tests MMS (« mini-mental state ») et ses observations… Une réunion permet d’analyser toutes ces données et de décider ensemble ce qui peut être mis en place, en accord avec le patient et sa famille. « Nous faisons un avenant au contrat de séjour et nous réétudions ce projet de vie six mois plus tard pour l’adapter », précise la directrice. Les familles sont sollicitées aussi au moment de faire le point ou de réévaluer, pour faire part de leurs observations, des changements perçus… « La loi du 2 janvier 2002 de rénovation de l’action sociale instaure la construction de projets de vie pour les personnes en établissements et services sociaux et médico-sociaux, rappelle Florence Costesèque. Auparavant, on s’occupait des résidents avec des gestes techniques, on avait des toilettes à faire à telle heure. Maintenant, on sait que l’on ne sera pas réprimandé si on la propose le soir parce que c’est une habitude de vie du patient. La direction nous suit. En tant que soignants, nous sommes plus sereins, cette approche a été un bon chamboulement. » A La Colombe, la méthode « Montessori » est un esprit d’établissement, une façon d’être.

L’approche mise en place ici engage tous les professionnels, sans exception. C’est même la condition sine qua non pour réussir la prise en charge des résidents. Tout le monde prend part aux activités, de la même façon, de l’équipe encadrante et soignante aux personnels – tels la lingère, lorsqu’elle prend spontanément un résident pour sa tournée de distribution du linge, ou l’homme d’entretien, que l’on aide à trier des boulons et des vis ou à construire une jardinière. « Nous ne nous sommes pas dit de but en blanc, on va faire du “Montessori” ! Ça nous a pris quatre ans. Il faut que tout le monde soit dans la même aventure, sinon ça ne marche pas », confie la directrice. En effet, pour accompagner les patients au quotidien en les laissant faire, il faut savoir aller chercher leurs connaissances, contourner leurs déficits pour favoriser leur autonomie. Un changement de mentalité qui passe notamment par la formation. En 2011, l’EHPAD a lancé pour son personnel les premières sessions sur la fameuse méthode « Montessori ». Et aujourd’hui, tous, sans exclusion, en ont intégré les principes. Les modules sont dispensés par AG&D (Accompagnement en gérontologie et développements), l’organisme qui en a l’exclusivité en France et avec lequel le centre de formation de Korian a un partenariat. « On y apprend une philosophie de vie et un modèle qui englobe l’environnement physique et social des patients », assure Véronique Durand-Moleur, directrice d’AG&D. Les activités proposées aux résidents ne sont plus occupationnelles et ludiques : elles jalonnent la journée, du matin au coucher. Comme à la maison.

« La définition du chez-soi, c’est ce que j’y fais, comment j’interagis avec les gens qui habitent la même maison que moi, insiste Véronique Durand-Moleur. On travaille autour d’une communauté de vie, les résidents ne sont pas enfermés sur eux mais impliqués dans les tâches et les décisions, et on se rend compte qu’ils sont pleins de ressources. » Tout l’objet de la formation est d’apprendre aux personnels la façon d’aller chercher ces savoirs, de contourner les handicaps cognitifs qui touchent la mémoire immédiate pour activer les mémoires préservées. Avec un plan d’action et des outils souvent simples. « Les soignants apprennent à dire aussi : “Pouvez-vous m’aider ?”, plutôt que de faire à la place, explique la coordinatrice Mathilde Tro. Cela renvoie l’idée que la personne est capable de continuer à faire seule. » Autrement dit, de vivre. La formation se déroule pour tous les personnels sur trois jours, avec théorie et pratique, plus deux jours de retour sur expérience six à huit mois après, avec analyse des pratiques mises en place. Elle est complétée par un module de six jours qui donne un socle sur les thérapies non médicamenteuses (TNM). Libre ensuite à chaque établissement d’approfondir. Le groupe Korian a déjà formé la moitié de ses établissements et la totalité le sera à l’horizon 2019, mais d’autres maisons de retraite se forment aussi. AG&D est déjà intervenu dans près de 700 établissements. « C’est souvent pour former une partie de l’équipe, tout dépend de la volonté du directeur et de l’équipe encadrante », prévient Véronique Durand-Moleur.

Plus de vie et moins de médicaments

Dans un établissement comme La Colombe, un résident peut avoir perdu sa mémoire immédiate et être tout à fait capable de reprendre le tricot, de fabriquer des oursons en patchwork vendus comme doudous au marché de Noël, en même temps qu’il a travaillé son sens du toucher en les réalisant, ou encore de participer à l’organisation de A à Z d’une fête foraine ou d’un spectacle, donné dans l’EHPAD tous les ans au printemps et au début de l’été. « Les fonctions cognitives peuvent être altérées, il y a des codes réflexes sur lesquels nous nous appuyons énormément pour leur permettre d’avoir ces activités qui ont du sens pour eux », explique Gaëlle Guénan, la psychologue. Des activités qui revalorisent en particulier leur estime d’eux-mêmes. L’équipe constate aussi les bienfaits des TNM dans la réduction des prises de médicaments, notamment les psychotropes. « Proposer une activité cognitive permet de canaliser une émotion, une anxiété, d’apaiser un trouble de l’humeur », évoque la directrice, même si diminuer les doses est un peu moins facile avec les résidents polymédiqués. Etudiant en master 2 de neuropsychologie clinique et psychopathologie, Sacha avoue : « Ça n’a rien à voir avec ce que j’ai pu observer dans les EHPAD classiques. Les soignants ont l’air d’aimer beaucoup plus ce qu’ils font, ils sont plus soutenus, plus souriants, et les résidents ne sont pas assis sur une chaise sans rien faire de la journée, ils se sentent utiles. C’est vivant. »

Cet EHPAD est, en outre, ouvert aux écoles et au centre aéré du village, et bien sûr aux familles, qui peuvent s’investir dans des activités parallèles telles qu’un atelier gaufres ou confiture. A La Colombe, une association, créée il y a un an avec des membres de l’équipe et des familles, permet de faire rayonner l’esprit des lieux. Elle organise, entre autres, un marché de Noël où les productions de la maison sont vendues. « L’argent sert à financer des projets de résidents, témoigne la directrice. Nous ne faisons pas de miracle, mais nous sommes un accompagnement bienveillant. » Aujourd’hui, Hélène, ancienne enseignante dans une école préparatoire aux carrières sanitaires et sociales, et sa sœur sont venues rendre visite à leur mère, âgée de 101 ans : « Le suivi des personnes est parfois très émouvant. Notre mère ne faisait plus rien chez elle et dormait toute la journée. Ici, on la voit épanouie, elle ne veut pas repartir. Nous regrettons de ne pas avoir pris la décision plus tôt, elle en aurait davantage profité. » Une méthode bienveillante à généraliser ? La directrice de l’EHPAD et celle d’AG&D l’affirment : « Un tel accompagnement ne demande pas plus de personnel ni plus d’argent, mais il nécessite un important travail commun en amont. »

Nicole, aide-soignante
« On ne voit pas un vieillard dépendant »

« Au début, avec Montessori, on est un peu perdu, on se demande comment ça marche. On connaît pour les enfants, mais aider une personne âgée à faire seule ce qu’elle sait déjà faire… Maintenant, c’est devenu quotidien, c’est logique. C’est justement pour ça que notre regard change, parce qu’on ne voit pas un sénile ou un vieillard dépendant, mais un patient en tant que personne qui peut encore faire beaucoup de choses. Le rapport avec nos résidents n’est pas le même, et je me suis rendu compte en venant ici qu’il y avait beaucoup d’amour, justement parce qu’il y a cette méthode. Ça a amené une “zen attitude”. Il faut que le projet de vie soit bien fait, bien étoffé, les activités en groupe et en lien avec la personne, c’est très important. »

Notes

(1) Korian est le plus important groupe d’EHPAD de l’Hexagone. Il compte 290 établissements en France et est implanté dans de nombreux pays, dont la Chine.

Reportage

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