Ce sont des établissements qui, dans l’histoire de la prise en charge de la délinquance juvénile, sont relativement nouveaux. Six EPM fonctionnent en France, celui de Lavaur étant le premier à avoir été ouvert à l’été 2007. Ils répondent à deux grandes problématiques : d’une part, supprimer les quartiers pour mineurs dans les prisons classiques et éviter ainsi que ces derniers ne croisent des adultes incarcérés qui pourraient exercer sur eux des rapports de domination et les entraîner sur la mauvais pente ; d’autre part, laisser plus de place à ce que l’on appelle le « projet de sortir ». Les EPM sont présentés comme la solution à l’enfermement des mineurs et à leur réinsertion. Ils ne renferment que des jeunes et leur cahier des charges stipule de mettre en œuvre un vrai programme de resocialisation pour préparer leur sortie. Les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse sont donc présents à l’intérieur de la structure et participent quotidiennement à la détention, ce qui n’est pas le cas dans les quartiers pour mineurs.
Ils sont âgés de 13 à 18 ans, parfois 18 ans et demi. La grande majorité sont des garçons : 30 à 40 pour 5 filles au moment de mon enquête. Les raisons de leur incarcération sont extrêmement variées : plus de 80 % sont récidivistes, voire multirécidivistes, pour des actes de vol avec des circonstances parfois aggravantes (port d’arme, par exemple), croisés aussi quelquefois avec du trafic ou de la consommation de stupéfiants. Quelques mineurs, très peu, étaient détenus pour des crimes ou des affaires de mœurs. Beaucoup d’entre eux ont été déscolarisés précocement (entre 8 et 12 ou 13 ans) et sont plutôt détachés des institutions. Cela ne signifie pas forcément qu’ils sont désocialisés, mais ils ont d’autres normes et d’autres valeurs. La durée moyenne de leur incarcération est d’environ trois mois.
Les pouvoirs publics ont imaginé un programme d’éducation qui est un copier-coller de la vie d’un adolescent lambda. C’est-à-dire un adolescent qui rencontre l’autre sexe, d’où la mixité des EPM. Un adolescent qui va à l’école jusqu’à 16 ans, il y a donc une école dans l’établissement avec du personnel de l’Education nationale détaché pour enseigner. Un adolescent qui a des activités socio-éducatives (musique, théâtre…) et qui doit faire du sport. Dès que le mineur est incarcéré, il doit obligatoirement participer à l’ensemble de ces occupations à raison de soixante heures par semaine, ce qui est considérable. A cela s’ajoutent d’autres temps collectifs informels comme les repas, l’avant-coucher, l’avant-encellulement… Ce modèle repose sur le postulat que c’est l’inactivité qui a conduit le mineur à la délinquance. On va donc en faire un jeune actif en pensant, presque de manière magique, que cela va le rééduquer. C’est une forme de conditionnement éducatif qui s’assimile à de l’hyperactivité forcée.
Quand j’ai commencé à m’immerger dans l’établissement, j’ai été frappé par le cocktail particulier qui s’établit entre les temps d’activités collectifs et l’architecture. En entrant dans la prison, on accède à une cour centrale à ciel ouvert, autour de laquelle tout est concentré. Toutes les cellules, les fenêtres, les zones d’activités donnent sur elle. Il y a un effet d’arène, d’agora, qui entraîne une hypervisibilité et une exacerbation des comportements. Les jeunes sont non seulement en groupe de manière quasi permanente, mais ils sont soumis à des espaces extrêmement vitrés, qui permettent la traversée des regards d’un espace à l’autre. Tout le monde voit tout le monde et tout le monde s’observe et se sent observé. Loin d’apparaître éducative, cette forme d’agencement architectural et d’incarcération produit quelque chose qui n’était pas prévu au départ, à savoir une mise en scène du quotidien carcéral. Elle se traduit par un surinvestissement des mineurs dans les activités (certains vont même en demander plus) et une fatigue généralisée, à force d’être sous le regard de l’autre. Même la nuit, même quand ils sont en cellule individuelle, ils peuvent discuter les uns avec les autres en se voyant d’une fenêtre à l’autre. Il y a très peu de temps de refuge où ils n’ont pas le regard ou l’oreille d’autrui sur eux. Les jeunes disent qu’ils « font leur peine », au sens où ils la fabriquent par une manière de se tenir, de se parler, d’utiliser le décor, d’interagir… Ils jouent des rôles, un peu comme des acteurs devant un public.
J’ai mis en avant quatre types de conduite, en sachant que, en fonction de son expérience, le jeune peut en mobiliser plusieurs. Il y a celui du « bon détenu », dont l’objectif est d’entrer dans le jeu de l’institution carcérale et de faire ce qu’elle attend. Cela fonctionne très bien à l’école, notamment. L’adolescent va montrer qu’il a bien fait l’exercice de maths, il va soigner sa copie, bien souligner ce qu’il faut, interpeller l’enseignant parfois de manière excessive, du style : « Regardez, madame, j’ai bien répondu ! » Les jeunes qui se prêtent à cela entrent dans une espèce de caricature du bon élève. Parallèlement, certains sont capables d’exercer la figure du « bon trafiquant », autre façade que j’ai pu notée et qui renvoie à tout ce qui concerne l’échange de produits autorisés – comme les chaussures ou les vêtements de marque – ou non. Ainsi, en même temps que le détenu apostrophe le professeur, avec sa main camouflée derrière son dos, il va faire passer une boulette de shit qu’il aura réussi à faire pénétrer dans l’établissement. Cette forme d’habileté valorise symboliquement sa place au sein du groupe.
La première fait référence à ce que j’ai nommé le « surcodage sexué ». Elle signifie que le genre est surreprésenté dans les relations entre mineurs, avec une idée relativement simple à la base : pour avoir les faveurs du public, il faut que le sexe corresponde au genre, autrement dit qu’un garçon joue le garçon, avec des normes de virilité parfois exacerbées, et que la fille joue la fille. Pour celle-ci, le genre est de préférence dicté par les garçons. Résultat, certaines adolescentes, considérées comme des « garçons manqués » à leur arrivée en détention, basculent rapidement dans une hyperféminisation, quasi caricaturale, à la demande implicite ou explicite des autres détenus, voire du personnel pénitentiaire. La dernière façade, celle de la « victime », est imputée par autrui, et il est difficile de s’en extraire. Elle touche une infime proportion de jeunes qui stigmatisent un certain nombre d’événements, à commencer par le plus important : l’acte pour lequel ils sont en prison – il peut s’agir d’une agression ou d’un viol sur un enfant, une femme ou une personne âgée. Le jeune est alors considéré comme extrêmement « crasseux » par les autres détenus.
Il faudrait faire une enquête pour le savoir. Mais lors de ma soutenance de thèse, à l’origine de ce livre, plusieurs sociologues spécialistes de la prison ont effectivement souligné que ces quatre types de conduite embrassaient l’ensemble de ce qu’ils avaient pu observer dans les prisons pour adultes.
La seule chose que je sache est que le taux de réinsertion n’est pas meilleur en EPM qu’en quartiers pour mineurs. Si c’était le cas, cela se saurait. La plupart de ces établissements sont d’ailleurs revenus sur leur fonctionnement. A Lavaur, aujourd’hui, moins d’heures obligatoires sont consacrées aux temps collectifs. Il y a toujours dans les discours publics l’idée que les nouvelles prisons sont mieux, que l’on a trouvé la solution. Ce mouvement est de plus en plus fort. Désormais, les prisons ont leurs architectes, leurs plaquettes de présentation, exactement comme pour n’importe quel programme immobilier. Il y a une sorte de mauvaise foi pénitentiaire, car il ne faut pas faire croire n’importe quoi. La prison, qu’elle soit moderne ou pas, a toujours la même fonction : punir. Elle ne réinsère pas. Et ce n’est pas parce qu’on va y installer des lampadaires, des bancs, des espaces paysagers – bref, tout un décorum qui sert de paravent –, qu’elle va y parvenir. La prison n’a toujours pas répondu à ce paradoxe : comment réinsérer des détenus en les désinsérant de la société ? Une question qui se pose encore plus chez les mineurs.
Sociologue et maître de conférences à l’université de Montpellier, Laurent Solini est membre du laboratoire Santesih (Santé, éducation et situations de handicap) et l’auteur de Faire sa peine (éd. Champ Social, novembre 2017). Il prépare un second ouvrage sur l’architecture carcérale.