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Un jeu de hasard et d’amour

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Pour faire tomber le tabou de la sexualité des personnes souffrant de déficience mentale, Les Résidences du Vexin, dans l’Oise, ont inventé un jeu à la fois pédagogique et participatif qui donne aux personnes handicapées mentales les clés et les repères d’une sexualité épanouie et qui libère une parole longtemps confisquée.

Tiffany fait rouler le gros dé aux six faces colorées sur le plateau de jeu, puis, d’un geste sûr, avance son pion sur la case de la couleur affichée. « Hygiène et santé ! », proclame la jeune femme, qui a immédiatement identifié le pictogramme annonçant la thématique sur laquelle elle va être interrogée. Elle connaît bien ce jeu dont les questions abordent la vie affective et sexuelle et font appel à des connaissances sur le corps, les émotions, les normes sociales ou encore la loi. Baptisé Keskesex, celui-ci a été conçu et testé ici, aux Résidences du Vexin, à Lavilletertre, un établissement de l’Unapei 60 (association départementale de parents, d’amis et de personnes en situation de handicap mental de l’Oise) qui propose des logements individuels dans un foyer d’hébergement à des personnes adultes porteuses d’une déficience intellectuelle. Tiffany a contribué à la réalisation du jeu grâce à sa participation régulière aux séances organisées avec les résidents pour l’améliorer, et elle continue à y jouer avec plaisir. « J’apprends des choses », affirme-t-elle. Les deux autres joueurs, Maëlle et Sébastien, approuvent ses propos. « Et aussi, j’aime gagner ! », ajoute-t-elle à l’adresse des éducateurs qui ont installé Keskesex sur la table de la salle de réunion du pôle administratif.

L’idée d’inventer un jeu est née lors d’une formation suivie en 2010 par des professionnels du secteur « Habitat » de l’association, qui était consacrée au thème – encore largement tabou – de l’accès à la sexualité des personnes avec un handicap mental. « Dans notre secteur, tout concourt à l’expression de la vie affective et sexuelle, explique la directrice de ce secteur, Martine Michel. Nos usagers sont des adultes qui travaillent en ESAT [établissement et service d’aide par le travail] ou sont en retraite, ils vivent ensemble durablement et des liens se tissent naturellement, ils habitent chez eux et disposent donc de lieux privés et intimes. » Mais la cohabitation n’est pas toujours harmonieuse. « On constatait que certains résidents étaient en grande difficulté pour nouer des liens amoureux, et même d’ailleurs des relations amicales », précise Christophe Enoux, chef de service éducatif. Il y a eu des incidents, plus ou moins graves, des plaintes qui venaient du non-respect par certains résidents de l’intégrité physique de l’autre. Les problèmes survenaient parce que les personnes handicapées ne savaient pas ce qu’il fallait faire. Elles n’avaient pas bénéficié des transmissions fournies habituellement par les parents, les frères et sœurs, les camarades… Elles ont besoin, selon Martine Michel, d’une éducation sexuelle spécialisée tout au long de la vie, car l’expression, la compréhension et les codes qui entourent la sexualité demandent à être compris et intégrés. « Selon les professionnels, le sujet était compliqué à aborder, car quand ils essayaient, ils avaient l’impression que les parents leur reprochaient de “mettre de mauvaises idées dans la tête de leurs enfants”. La répression ne pouvait néanmoins pas être la seule réponse. On a alors décidé de former le personnel à l’accompagnement de nos usagers », indique-t-elle.

Un facteur d’épanouissement

L’association a ainsi vécu une petite révolution. Elle est passée de la gestion de ce qu’on pourrait appeler des « événements indésirables » à la gestion de l’éducation sexuelle de la personne handicapée mentale. La vie affective et sexuelle était considérée non plus comme un facteur de risques, mais comme un élément de son épanouissement. A l’entrée des Résidences du Vexin est affichée la charte de l’accompagnement à la vie affective et sexuelle, qui formalise l’engagement de l’Unapei de l’Oise à favoriser l’exercice de ce droit. Rédigée en 2012, elle a aussi donné lieu à un référentiel des bonnes pratiques professionnelles pour donner un cadre d’exercice. Selon Martine Michel, le changement a été facilité par… le mariage pour tous ! « Les débats autour de cette question nous ont portés. Une meilleure acceptation de la différence, c’est-à-dire le fait de reconnaître que la sexualité puisse s’exprimer de plusieurs façons, nous a ouvert la voie, analyse-t-elle. Quand deux personnes de même sexe ou quand deux personnes déficientes intellectuelles se tiennent la main dans la rue, cela peut provoquer le même effet et la même interrogation : “mais qu’est-ce qu’ils font ?” » Le monde du handicap profite lui aussi des avancées sociétales. Pour la directrice du secteur « Habitat », la dénonciation actuelle des violences sexuelles faites aux femmes après l’affaire « Weinstein » peut être l’occasion de traiter celles faites aux personnes handicapées mentales victimes d’individus qui abusent de leur vulnérabilité.

Des questions sans tabou

Les personnels éducatifs, mais aussi les chefs de service, les psychologues, les infirmières et les surveillants de nuit des différents établissements de l’Unapei 60 ont bénéficié de la formation. Ils ont été une trentaine de professionnels dans un premier temps et une vingtaine d’autres ensuite. « Quand on s’est lancés dans cette démarche, on a pu constater à quel point cette formation encadrée par un tiers extérieur était utile, car le sujet ne va pas de soi et interroge les pratiques. Les professionnels ne sont pas toujours à l’aise non plus sur cette question », reconnaît Martine Michel. Il y a eu ainsi un noyau de personnes ressources formées à l’accompagnement à la vie affective et sexuelle. Et comme il s’agissait d’une formation-action, celles-ci ont été invitées à créer leurs propres outils. Tandis qu’une partie des stagiaires travaillait sur l’animation de groupes de parole, l’autre se lançait dans la construction d’un jeu comme outil de médiation.

L’approche ludique a pris corps avec la fabrication au sein de la structure, en 2013, d’un prototype artisanal qui s’est amélioré au fil des mois grâce à la participation des usagers. Le Keskesex, qui peut se pratiquer à cinq joueurs, combine les logiques du jeu de l’Oie, du Trivial Pursuit et du puzzle. « Le plus compliqué a été de rédiger les questions. Il y en a 70 actuellement », confie Christophe Enoux. Le meneur de jeu est toujours un professionnel. C’est lui qui tire une carte dans la série correspondant à la case atteinte par le pion et qui lit la question. Celle-ci comporte trois formulations au choix, trois « niveaux de difficulté », afin de tenir compte de la personnalité du joueur. « Le jeu s’adresse à des publics très différents, indique Christophe Enoux. On peut distinguer chez nous actuellement deux grands groupes. Le plus âgé est constitué pour l’essentiel par des hommes entre 50 et 73 ans qui étaient auparavant dans une institution non mixte. S’y ajoutent ceux qui ont passé toute leur vie dans leur famille. Un autre groupe est formé par des jeunes entre 20 ans et 30 ans qui viennent des instituts médico-éducatifs [IME]. Il est important de savoir comment chacun se situe par rapport à la sexualité. »

Les questions sont concrètes, elles ne s’embarrassent pas de périphrases et appellent un chat un chat. Les dessins qui peuvent les compléter sont eux aussi directs et explicites pour être bien compris. Si les sujets « techniques » sont abordés, comme la procréation, la contraception ou les maladies sexuellement transmissibles, une large place est donnée aux conventions sociales, à la différence entre le privé et le public, à la notion d’« interdit » et à celle du « consentement », à la capacité de dire « mon corps m’appartient », à l’intimité, à la séduction… « Nous avons voulu balayer un maximum d’items, précise Cécile Lecoq, monitrice-éducatrice. “Peut-on sortir nu de la salle de bains ?”, “Peut-on se masturber en public ?”, “Quels sont les autres mots pour dire le sexe ?”, “Peut-on faire l’amour avec son frère ?”, “Peut-on le faire avec un ami ?” » Le joueur répond et, souvent, les autres complètent la réponse, font des commentaires, donnent leur point de vue. « Obliger quelqu’un à avoir des relations sexuelles, c’est quoi ? », demande Cécile Lecoq, qui anime le jeu, à Maëlle. Voyant sa camarade hésiter, Tiffany déclare que c’est « une agression sexuelle ». Maëlle reprend la parole pour affirmer que c’est « un viol ». « Oui, on n’a pas le droit de forcer quelqu’un », conclut Sébastien. Le meneur de jeu a les réponses, celles qui ont été validées. « Il faut être vigilant à ne pas calquer nos propres représentations », avertit Christophe Enoux, pour qui il n’y a pas de normes à imposer, ni de jugement à porter sur la manière de vivre la sexualité.

Les couples se forment

Les questions de la série « Faire des choix » balaient des situations beaucoup plus large que celles amoureuses. « Tu es au restaurant avec ton éducateur. Quel plat vas-tu commander ? », demande l’éducatrice à Sébastien. Trois possibilités : « Tu choisis le même que celui de ton éducateur, tu choisis d’après les photos sur le menu ou tu demandes qu’on t’explique. » Plus tard, il sera interrogé sur les différentes manières à sa disposition pour exprimer son refus de faire une activité, alors qu’il a envie d’en faire une autre. Autour de la table, les propos s’échangent dans une ambiance sereine et décomplexée. Chacun a son vocabulaire : l’un parle de relations sexuelles, un autre de « faire la chose », mais il n’y a pas de confusion sur le sujet abordé.

La case « Chance » sur laquelle Maëlle a posé son pion introduit une autre règle : les autres joueurs doivent lui faire un compliment. « Tu es belle ! », s’exclame immédiatement Sébastien. Ces deux personnes vivent en couple. Huit ou neuf couples se sont formés aux Résidences du Vexin. Il n’y a pas d’appartements prévus pour cela. Si les personnes veulent vivre ensemble, elles choisissent d’habiter le logement de l’un ou de l’autre. Chacun garde son appartement qu’il peut retrouver à tout moment en cas de séparation temporaire ou définitive. Ici comme ailleurs, les couples peuvent se défaire. « Il y a encore quatre ans, les résidents devaient faire une demande d’autorisation pour aller dormir chez leur ami(e). Maintenant, il faut seulement qu’ils disent où ils sont, pour des raisons de sécurité, par exemple en cas d’incendie », précise Christophe Enoux. Keskesex aborde aussi le thème du désir d’enfant et de la parentalité. Au hasard du jeu, Sébastien tombe sur la question « Pourquoi faut-il réfléchir avant de faire un enfant ? « . Le jeune homme n’est pas en peine pour trouver beaucoup de bonnes raisons : « Il faut d’abord avoir une bonne situation », « avoir du travail », « avoir le permis de conduire », « être bien dans sa tête », « ne pas faire de crise », « ne pas faire souffrir le bébé ». Tiffany ajoute : « Et choisir la bonne personne pour le faire. »

Reconnu par un label

Dernier volet du jeu : la récompense quand la réponse à la question posée est bonne. Le joueur reçoit alors la pièce d’un puzzle qui, une fois terminé, représente un homme ou une femme, au choix du joueur. C’est le premier qui finit son puzzle qui a gagné. « La façon dont un joueur assemble son puzzle nous permet aussi de voir l’image qu’il a de son corps », explique Céline Lecoq. Le meneur de jeu est en général accompagné par un collègue qui observe la partie et prend des notes pouvant se révéler utiles pour ajuster l’accompagnement d’un usager. Support de médiation et outil d’apprentissage, Keskesex sert aussi à l’évaluation. Il permet de comprendre où en est une personne dans la perception de sa sexualité et la représentation de sa vie affective. Cette évaluation est particulièrement indiquée dans le cas des jeunes adultes qui viennent d’IME. « Le jeu a plusieurs usages et on peut l’utiliser en totalité ou en partie, selon les besoins », commente le chef de service.

Keskesex a été récompensé deux fois en 2017 dans le cadre du label « Droits des usagers de la santé » : une fois par l’agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France, qui lui a attribué le « Grand prix régional » à Lille, puis par la direction générale de l’offre de soins, qui lui a décerné l’un des cinq « Grands prix nationaux » à Paris. Une belle reconnaissance car le projet a été retenu par les 175 dossiers déposés dans toute la France et envoyés par les ARS. Ce label promeut « des initiatives locales exemplaires pour les droits des patients individuels et collectifs, dans la mesure où elles ont un caractère innovant et reproductible ». En effet, il est bien dans les intentions de l’Unapei 60 de faire profiter de ce jeu ses autres établissements et services. Elle souhaite même le commercialiser. « Depuis l’attribution du label, j’ai été contactée par des professionnels du médico-social qui souhaitent l’acquérir. Un confrère canadien a aussi manifesté son intérêt », souligne Martine Michel. Une version plus attractive que le prototype artisanal est en cours de réalisation. « Une designer a travaillé à numériser les supports, à les rendre conformes à l’usage de droit commun, à donner une charte graphique au jeu… Elle a créé un cahier des charges pour chacun des 100 éléments qui le composent, explique la directrice du secteur « Habitat ». La fabrication va être faite par un de nos ESAT à partir d’une machine laser pour découper certaines pièces. Les foyers de vie sont chargés du carnet de bord. Les pions sont confiés à l’IME des Papillons Blancs, à Beauvais ; le conditionnement est aussi prévu d’être assuré en ESAT. L’idée est que tout le monde contribue. » L’objectif est que le jeu soit prêt à 100 exemplaires pour le congrès national de l’Unapei, qui a lieu cette année dans la région des Hauts-de-France, à Lille, du 31 mai au 2 juin. Martine Michel projette que la promotion soit assurée, par la suite, par un tandem résident-personnel qui irait présenter le jeu dans les manifestations du secteur médico-social. Pour cela, des financements sont nécessaires afin de rembourser les heures de travail que les « ambassadeurs » de Keskesex n’effectueraient pas en ESAT.

D’autres initiatives jalonnent la dynamique autour de l’accompagnement à la vie affective et sexuelle. Un groupe de travail permanent interétablissements et pluridisciplinaire – la commission « Vie affective et sexuelle » (VAS) – a été mis en place par le secteur « Habitat » de l’Unapei 60 et se réunit une fois par trimestre. Instance de réflexion, il propose aussi des moments festifs. Ainsi, à Pont-Saint-Maxence à la fin 2014 et sur les scènes de Beauvais et Compiègne l’année suivante, à l’occasion de son cinquantenaire, l’association a organisé le festival de théâtre « Nous aussi, je t’aime » sur le thème de l’amour, avec quatre troupes issues de ses établissements. Deux fois par an, il crée l’événement avec une journée dansante qui réunit les usagers de ses établissements, tout l’après-midi pour les plus âgés et toute la soirée pour les autres. Disc-jockey, jeux de lumière, fumées, buffet dans une salle louée pour l’occasion dans le Beauvaisis ou le Compiégnois… rien ne manque pour la fête. Son objectif : favoriser la rencontre et partager un moment de convivialité… et plus si affinités ! ?

Les Résidences du Vexin

Situées à Lavilletertre dans l’Oise, les Résidences du Vexin sont un dispositif d’habitat résidentiel de l’Unapei de l’Oise, association départementale de parents, d’amis et de personnes en situation de handicap mental (qui s’appelait auparavant Adapei60). Elles se composent de deux unités de vie, « Azur » et « Emeraude », comprenant 30 appartements chacune pour des adultes déficients intellectuels. Six personnes habitant en appartement à proximité de l’établissement sont également accompagnées par les équipes des Résidences du Vexin. L’établissement propose aux usagers, qui, pour la plupart, travaillent ou ont travaillé en ESAT, un accompagnement sur les plans éducatif, social et médical, adapté à leurs difficultés. Il compte 34 salariés (22 emplois en équivalent temps plein), comprenant le personnel éducatif, un psychologue, une assistante sociale, un auxiliaire de vie sociale, une infirmière, un éducateur sportif.

Notes

(1) Les Résidences du Vexin : 20, rue de la Mare, 60240 Lavilletertre – Tél. 03 44 49 07 15 – vexin.contact@unapei60.org.

Reportage

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