Recevoir la newsletter

« Les liens d’attachement peuvent être pluriels »

Article réservé aux abonnés

Professeure des universités en sciences de l’éducation, Catherine Sellenet établit une typologie des enfants placés, distinguant les « affiliés », les « ancrés », les « écartelés » et les « apatrides ». Derrière ce positionnement psychologique, se cachent la nature et l’intensité des liens entre ces enfants et leur famille d’accueil.
Dans votre livre Vivre en famille d’accueil, vous vous intéressez aux liens d’attachement des enfants placés en famille d’accueil. Pourquoi ?

Dans mon précédent livre sur les familles recomposées, la question des liens affectifs avec des figures additionnelles se posait déjà. J’ai trouvé intéressant de poursuivre sur les attachements multiples, voire conflictuels ou impossibles, du côté des enfants placés en famille d’accueil. Le sujet est d’autant plus important pour moi que les services de la protection de l’enfance l’ont longtemps oublié, l’idée dominante étant que les familles d’accueil étaient salariées et qu’il ne fallait pas que les enfants placés s’attachent car cela pourrait provoquer un « conflit de loyauté » chez eux, c’est-à-dire la mise en rivalité des deux familles. Mon objectif a été de comprendre ce qu’il en était vraiment en leur donnant la parole. La plupart du temps, en effet, on ne les entend pas, ce sont les adultes qui parlent à leur place. J’ai voulu savoir également comment les enfants de la famille d’accueil, eux aussi invisibles, réagissaient à la présence imposée d’un autre enfant qui n’est pas de la famille. Ce dernier va-t-il devenir un allié, un rival, un danger ?

Comment avez-vous procédé concrètement ?

J’ai procédé par entretiens. Ils ont été faits en collaboration avec le département des Côtes-d’Armor, territoire où il y a beaucoup de familles d’accueil. C’est lui qui a sollicité les familles et les parents. J’ai réalisé une soixantaine d’entretiens d’enfants, tous volontaires. Il n’était pas envisageable de leur imposer quoi que ce soit alors qu’ils sont déjà dans des procédures contraintes. Les enfants avaient tous plus de 11 à 12 ans. En dessous de cet âge, la verbalisation peut être complexe. Je souhaitais aussi qu’ils aient un peu de recul par rapport à leur histoire. Donc, quel que soit leur âge au moment de l’entretien, tous étaient placés en famille d’accueil depuis au moins trois ans. Parmi les plus âgés, certains l’avaient déjà quittée et n’étaient donc plus obligés de conserver des liens. Certains enfants avaient gardé des contacts avec leurs parents, d’autres pas.

A l’issue de votre recherche, vous avez déterminé quatre profils d’enfants. Quels sont-ils ?

En premier lieu, il y a le groupe des « affiliés » et celui des « ancrés ». Globalement, les enfants qui appartiennent à ces deux groupes vont bien. Certes, ils ont des cicatrices, des chagrins, mais ils ont un développement harmonieux sur les plans cognitif, relationnel, scolaire… Ils se construisent avec leurs douleurs mais il n’y a guère de craintes à avoir pour ces enfants-là dans leur capacité à grandir et à devenir adultes. Les enfants « affiliés » sont ceux qui ont choisi de façon univoque soit leurs parents, soit leur famille d’accueil, dans laquelle ils ont fait leur place. Dans le premier cas, ils n’ont qu’une idée en tête : retourner chez eux. Dans le second cas, ils nourrissent l’envie très secrète de porter le même nom que la famille d’accueil et de pouvoir appeler l’assistante familiale « maman » de temps en temps. Je les ai appelés « affiliés » car, que ce soit avec la famille dans laquelle ils sont nés ou avec celle qu’ils ont élue, ils ont un lien de filiation. Les enfants « ancrés », eux, jouent sur les deux tableaux : à la fois les liens avec leurs parents, dont ils reconnaissent les limites mais qu’ils continuent à aimer et à voir, et ceux avec la famille d’accueil, à laquelle ils sont également attachés. Je les compare à une ancre que l’on jette d’un port à l’autre et qui permet de naviguer sans se perdre. Ces enfants démontrent que les liens d’attachement peuvent être pluriels. Ils vont d’une famille à l’autre et ne sont pas forcément déchirés entre deux façons d’aimer.

Quels sont les enfants qui s’en sortent le moins bien ?

Les troisième et quatrième groupes sont plus problématiques. Il y a d’abord les enfants « écartelés », qui ont deux pôles d’attachement et qui sont toujours un peu « entre deux ». Quand ils sont avec papa et maman, ils pensent à leur famille d’accueil, et vice versa. Pour eux, le conflit de loyauté peut jouer surtout si les adultes d’une des familles disqualifient les goûts ou les façons de faire des autres. Du coup, les enfants se demandent s’ils doivent choisir l’une ou l’autre. Avec qui se construire ? Ceux-là sont indéniablement plus en difficulté. Enfin, il y a les enfants que j’ai appelés « apatrides », qui sont sans attaches fiables. Personne ne les réclame, c’est le vide. Il peut s’agir de jeunes ayant été très bousculés dans leur parcours, que l’on a changés de famille d’accueil, remis chez leurs parents… A chaque fois qu’ils commencent à nouer un lien affectif avec quelqu’un, il faut qu’ils s’en aillent. Ce sont des gamins qui frôlent souvent la marginalisation. Ils ne savent pas à qui demander de l’aide, ils n’ont personne sur qui compter.

Comment cela se passe-t-il entre les enfants de la famille d’accueil et les enfants placés ?

La rencontre se fait ou ne se fait pas. Pour l’enfant accueillant, il est parfois difficile d’exprimer ce qu’il vit sans culpabiliser. Il pense que s’il entre en conflit avec l’enfant placé chez lui, il va remettre en question le métier de ses parents et déstabiliser l’organisation familiale. Il partage la même maison, le temps d’affection, souvent sans rien dire. Cela peut être très lourd. Après, tout dépend du contexte, de l’âge au moment où l’enfant placé arrive, s’il grandit avec lui ou s’il arrive brusquement… Il y a de très belles histoires et d’autres plus difficiles, où l’enfant de la famille d’accueil peut avoir un peu le sentiment que l’on vient lui voler sa place ou le mettre en danger quand cela se passe mal avec un enfant placé présentant, par exemple, des signes d’agressivité. Lorsque les choses se déroulent au mieux, les enfants placés deviennent comme un second frère ou une seconde sœur et, dans ce cas, ils sont intégrés aux événements familiaux, connaissent les grands-parents, les tantes… Certains deviennent d’ailleurs les parrains ou les témoins au mariage de l’enfant de la famille d’accueil. Ils sont là aux enterrements, aux naissances, aux anniversaires, aux fêtes de Noël…

Finalement, quelle est la réponse à la question que vous avez posée : « Qu’est-ce qu’une famille ? »

Pour les enfants placés, c’est le quotidien, les gestes, les odeurs, les habitudes de faire… En clair, c’est la mémoire commune qui joue un rôle central dans la construction du sentiment d’appartenance et qui « fait famille ». Beaucoup d’entre eux se sentent davantage frères et sœurs des enfants de la famille d’accueil que de leurs propres frères et sœurs, avec qui les liens peuvent être artificiels car ils ne se côtoient pas ou très peu. Mis à part ceux qui maintiennent des liens réguliers avec leurs parents biologiques, ils n’ont pas ce trésor de souvenirs que l’on peut partager dans une fratrie, les joies, les colères, les conflits, les vacances… et qui alimentent la mémoire familiale. J’ai l’impression, néanmoins, que les plus grands se servent des réseaux sociaux aujourd’hui pour tenter de renouer des contacts avec leurs frères et sœurs, échanger, partager des musiques… Pour les enfants placés que j’ai rencontrés, les liens du sang ne priment pas forcément. Cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, mais certains regrettent qu’il y ait, parfois, un acharnement de la part des services de la protection de l’enfance à faire vivre des liens avec leurs parents qui sont inexistants ou, du moins, absents. En principe, liens de filiation et d’attachement vont ensemble : on est né de tels parents, ils nous aiment et tout va bien. Mais quand ce n’est pas le cas, les enfants disent que les liens de filiation ne doivent pas être prioritaires, au risque d’empêcher les autres liens d’attachement.

Globalement, que disent les enfants sur leur placement ?

Les enfants « affiliés » et « ancrés » estiment que le placement en famille d’accueil les a aidés à vivre et que cela les aidera à être parents, donc à se projeter dans l’avenir et à avoir des responsabilités. La famille d’accueil leur donne un modèle parental. Cela les rassure. Ils se disent : « Nous aussi, on saura faire, on saura élever des enfants. » C’est très important. Le groupe des « écartelés » souligne plutôt les bénéfices apportés sur le plan de la scolarité… Mais il y a des manques sur le plan affectif. Les « apatrides » sont les plus critiques : ils dénoncent le fait d’avoir été souvent ballottés d’une famille à une autre et de ne pas avoir pu construire quelque chose. Les enfants ont des savoirs d’expérience que nous n’avons pas. Ils nous apprennent ce sur quoi il faut être vigilant. En protection de l’enfance, on travaille sur des théories vieillissantes qui datent des années 1950 et qui sont plaquées trop systématiquement sur les situations, comme la théorie du conflit de loyauté, qui sert un peu d’interprétation à tout.

Repères

Après avoir été psychologue clinicienne à l’aide sociale à l’enfance, Catherine Sellenet est aujourd’hui professeure en sciences de l’éducation à l’université de Nantes. Elle est l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages sur la famille. Vivre en famille d’accueil, à qui s’attacher ? (éd. Belin, 2017) est le dernier en date.

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur