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Depuis six mois, le restaurant Chromosome, à Nantes, emploie cinq salariés porteurs d’une trisomie 21. Cette structure associative, qui fait écho à une poignée de projets similaires dans l’Ouest et à Paris, fait le pari de l’insertion professionnelle en milieu ordinaire. Et ça marche !

Bientôt midi à l’horloge. Tout est calme, ordonné. Salle dressée, plats en ordre de bataille, prêts à être enfournés. Autour de la table d’accueil des clients, les salariés du restaurant Chromosome attendent l’heure H. Sereinement. A peine un soupçon de pression se fait-il sentir. Et rien, ou presque, n’annonce l’agitation que connaissent, d’ordinaire, les personnels à l’heure du déjeuner. L’équipe profite, ensemble, d’un moment de répit. Armelle, amatrice de théâtre, sort de sa poche un texte inspiré d’Edmond Rostand. Elle l’a écrit pour Joël Riom, l’un des bénévoles présents ce jour, 84 ans, que l’on surnomme parfois le « grand-père » des jeunes. Un grand-père ému, forcément, de tant d’attention. A ses côtés, Vladimir, un brin fanfaron et cabotin, prend une longue inspiration. Poitrine gonflée, main tendue, il se lance dans une interprétation d’un air d’opéra. Et convoque, dans la salle de restaurant, le nom de Vincent Niclo, le ténor français qu’il admire. Temps suspendu avant l’effervescence du service, ces quelques minutes voient se multiplier les gestes d’affection des uns envers les autres. Plus qu’une équipe, ces salariés et bénévoles composent une famille, mue par le souci de la bienveillance et du plaisir de travailler ensemble.

Menu unique, encadrement bénévole

Ouvert en octobre dernier, dans un récent quartier de bureaux et de logements au cœur de l’île de Nantes, le restaurant Chromosome a la particularité d’employer cinq jeunes porteurs de trisomie 21 ou de troubles cognitifs modérés. En cuisine comme en salle, ils sont accompagnés par cinq bénévoles. Sans qu’aucun membre de l’équipe ne soit un professionnel de la restauration. Le concept est à la fois simple et audacieux. Tous les midis de la semaine, hors vacances scolaires, le restaurant propose une cuisine familiale pour près de 50 couverts. Un menu unique, qui change tous les jours, à petits prix : 10 € l’entrée, le plat, le dessert et le café, ou 12 € avec un verre de vin. Seul un plat revient chaque mercredi : le steak frites maison. « Hormis le poisson qui est surgelé pour des raisons de coût, on ne sert que des produits frais », souligne le patron, Eric Bouron, affairé à préparer un rouget accompagné de céleri rôti.

A ses côtés, Armelle et Paul referment les bords d’un feuilleté au saumon et à la crème. En salle, Manon et Vladimir dressent les tables. A leur rythme. « Mon métier, c’est de mettre le couvert, résume un peu vite Manon, 20 ans. J’aime bien le service, les clients et je suis heureuse de faire ça. » En cuisine, Martine apporte son concours, comme bénévole, aux recettes du jour. Aujourd’hui retraitée, elle était hier médecin du travail et suivait les cuisiniers du CHU de Nantes. Elle est ici dans son élément. « Je viens une fois par semaine en fonction de mes disponibilités et j’apprends plein de choses », dit-elle, conquise par l’ambiance du restaurant. « C’est une leçon de vie de travailler aux côtés de ces salariés, qui ont toujours le sourire, ne remettent pas en cause ce qu’on leur dit. Ça ne donne pas envie de se plaindre. » Son collègue du jour, Joël, octogénaire souriant, abonde : « Quand j’arrive ici, j’oublie tout mes petits problèmes de santé. »

Une place dans la société

A l’origine du Chromosome se trouvent Eric et Marie-Astrid Bouron. Lui est expert-comptable, patron d’une importante société qu’il a fondée en 1995. Elle est orthophoniste, avec une large patientèle d’enfants en situation de handicap. Agés d’une cinquantaine d’années, ils consacrent au quotidien une partie de leur journée, de 9 heures à 15 heures, au fonctionnement du restaurant, avant de reprendre le cours de leurs activités professionnelles. Une idée audacieuse, fruit d’un long cheminement. « Nous aimons faire la cuisine et recevoir des amis, souligne en préalable Marie-Astrid Bouron. Et très vite, à travers mon métier, j’ai été amenée à inviter à déjeuner des enfants trisomiques et à faire la cuisine avec eux. On s’est rendu compte qu’ils aimaient ça, qu’ils étaient doués pour le service et le relationnel. » A l’époque, le projet de restaurant est encore loin de se dessiner. Et c’est au contact d’un ami de longue date, lui aussi porteur de trisomie 21, que le couple en vient à imaginer ce projet. Vincent Dupont, de quelques années leur cadet, est aujourd’hui le parrain de l’association. « Nous sommes touchés par la finesse et la particularité de ces personnes. Et nous avions envie de leur donner une place qu’ils n’ont pas dans la société, faire se rencontrer les mondes du travail et du handicap, explique Marie-Astrid Bouron. A travers ce projet, on fait aussi venir des clients qui découvrent le handicap. »

De réels progrès

C’est le cas des premières personnes qui franchissent le seuil du restaurant ce vendredi. Il est désormais midi passé de quelques minutes. Les « bienvenue » fusent dans la bouche de Manon. A la table des réservations, Marie-Astrid Bouron explique le fonctionnement des lieux. « Vous connaissez le principe ? Vous payez à l’avance et on vous donne une étiquette indiquant le nom de votre serveur. » A l’évocation du sien, Vladimir, facétieux, fait la révérence : « C’est moi, messieurs-dames… » Et accompagne, sitôt, ses premiers clients à leur table. Certains découvrent le restaurant : « Et il y a parfois de l’étonnement, des gens se demandent comment ils vont être pris en charge. » D’autres connaissent parfaitement les lieux et les noms des serveurs, qu’ils tutoient aisément, jouant la connivence. L’un d’eux, plus discret, a fait du Chromosome sa cantine. Pierre Tonnerre, 80 ans, y vient tous les jours, sans exception. « Je me sens chez moi, avec des gens sympathiques, attentionnés et appliqués. Et je dépense mon argent à bon escient », glisse-t-il dans un large sourire. Non loin de sa table, une mère de famille est revenue pour faire découvrir l’adresse à ses enfants. « Il y a une proximité et une simplicité avec le serveur qu’on ne trouve pas forcément ailleurs, estime-t-elle. Un contact direct comme s’il s’agissait d’amis. » Armel, un ami du couple, lui aussi engagé dans la solidarité, prolonge : « C’est formidable, cette ambiance conviviale et familiale où le serveur porte attention au client, mais aussi, à l’inverse, où le client est plus indulgent et ne se sent pas forcément roi. »

En cette veille de vacances scolaires, à Nantes, le service est plutôt calme. Les salariés occupent la salle tandis que les bénévoles supervisent et gèrent la cuisine, trop « stressante » à l’heure du repas. Les premiers commandent les plats aux seconds : Armelle s’emmêle un peu les pinceaux, apportant un dessert à la place d’une entrée. « C’est le problème principal, on prépare une mauvaise commande et après on ne sait plus quoi faire du plat », explique Marie-Astrid Bouron. Pour faciliter le travail, une astuce avait été imaginée : transmettre au client une fiche représentant les différents plats et munie d’une pince à linge qu’il pouvait déplacer au gré de son repas. L’idée n’a pas tardé à être abandonnée à la demande des salariés, qui éprouvaient le sentiment d’être infantilisés. Pour la plupart d’entre eux, il a fallu gérer la fatigue. C’est le cas de Vladimir qui, en fin de service, accuse le coup, tête posée sur un coin de table. « Il a énormément gagné en endurance, souligne Marie-Astrid Bouron. Avant, il dormait une heure avant le service dans la salle de repos. »

Ces jeunes travailleurs ont tous progressé au contact des bénévoles et des clients, renforçant leurs compétences dans la vie quotidienne. « Ils sont beaucoup plus à l’aise, à tel point qu’on leur fait faire davantage de cuisine. Ils font notamment plus de gâteaux, alors qu’hier il leur était difficile de peser, de surveiller une cuisson et de prendre des initiatives », constate Marie-Astrid Bouron. L’orthophoniste évoque l’exemple de Paul, introverti hier et qui s’est largement ouvert aux autres. Celui aussi de Manon : « Elle a fait beaucoup de progrès en flexibilité mentale. Le service en salle demande de la souplesse. Ils reçoivent des injonctions de différents bénévoles et doivent s’adapter à nous qui ne sommes pas des professionnels du handicap. Ce n’est pas toujours simple. » Vladimir, lui, a gagné en autonomie et en confiance. « Il a conscience que c’est un vrai travail et il s’y donne à fond, estime sa mère, Patricia Perrissin. Le fait de travailler, de se débrouiller seul pour venir, en train, au restaurant, d’être rémunéré l’a fait mûrir dans sa tête. L’étape suivante, pour lui, c’est de prendre un appartement. » Pour Vladimir, qui ne trouvait pas de places dans un établissement et service d’aide par le travail (ESAT), Chromosome aura été une opportunité salvatrice. « C’était inespéré de trouver un travail avec un statut de salarié, explique sa mère. Et surtout, il a toujours été en milieu ordinaire jusqu’à présent. La seule expérience qu’il a faite en ESAT ne s’est pas très bien passée, ça ne lui convenait pas. Ici, il n’est pas enfermé dans un système. »

Le Chromosome, qui fait aussi appel à trois jeunes issus de foyers de vie, ne fonctionne pour le moment qu’avec des personnes porteuses de trisomie 21 ou de déficiences intellectuelles proches. Les choses pourraient évoluer. « C’est un handicap qu’on connaît et qui nous paraît conciliable avec le travail en restauration, explique Marie-Astrid Bouron. Avec l’autisme, gérer les relations en salle peut être plus compliqué. Et notre objectif n’est pas de mettre les jeunes en difficulté. Pour autant, on vient d’engager, début mars, un stagiaire de 18 ans autiste. Il travaille en cuisine, et tout se passe à merveille ! »

Un « réseau Chromosome »

De l’idée à sa réalisation, il aura fallu presque cinq ans pour voir la première assiette servie au Chromosome. Le concept n’est pas nouveau : des ESAT le font dans des restaurants d’application ; d’autres, comme Le Reflet, à Nantes, et le Café Joyeux, à Rennes (voir encadré page XX), ont fait le pari de créer une entreprise, soumise à des exigences de rentabilité. Eric et Marie-Astrid Bouron, eux, ont choisi la forme associative. A l’image par exemple du restaurant Pincée de Sel, à Cholet (Maine-et-Loire), porté par l’Apahrc (Association des parents, amis et adultes en situation de handicap de la région choletaise). « On a voulu consacrer toute notre énergie aux salariés », explique Eric Bouron, qui a passé deux ans à finaliser le montage juridique du projet. « Par ailleurs, être dans le secteur concurrentiel nous empêchait de lever des dons et d’être exempté de TVA, comme c’est le cas aujourd’hui. » Grâce à six amis très investis dans le projet, et avec sa propre participation, le couple a financé l’achat comptant d’un local commercial, à hauteur de 250 000 €, gracieusement mis à disposition de l’association. Et, fort d’un réseau professionnel solide, il a levé à nouveau 250 000 € auprès de 200 donateurs. Une somme colossale qui, sans faire appel à des fonds publics, leur a permis de réaliser les travaux nécessaires à l’ouverture du restaurant.

Le Chromosome sait aussi compter sur le soutien d’entreprises locales. A partir du mois d’avril, ce sont Les Coteaux Nantais, par exemple, qui fourniront des fruits gratuitement. C’est aussi un spécialiste du commerce en gros de viande, Berjac, qui a aidé, à travers des dons, à financer le projet. Autant d’initiatives solidaires qui permettent, après six mois d’exercice, d’entrevoir un équilibre financier en fin d’année. Et la formule de ce restaurant associatif pourrait visiblement essaimer. « Nous sommes régulièrement sollicités par des personnes qui souhaitent monter un projet similaire », explique Eric Bouron, qui égrène l’origine des appels : Rennes, Vannes, Saint-Etienne, Caen, Paris… Des retraités comme des gens en emploi, en situation de handicap ou non. D’où l’idée de créer un « Réseau Chromosome » pour essaimer le concept. « Loin de nous l’envie d’établir des filiales, nuance Eric Bouron. On souhaite seulement expliquer comment on a fait et échanger de manière informelle nos pratiques avec des structures locales. »

En salle, le service touche à sa fin. Les différents bénévoles et salariés se retrouvent, comme de coutume, autour d’un goûter. Joël a amené des chocolats, Armelle un gâteau. Et déjà, le goût des vacances n’a pas la même saveur pour tous. Manon, elle, le répète à l’envi : elle est déçue de partir en vacances. Et de quitter, pour deux semaines, cette belle équipe.

Le Reflet et le Café Joyeux essaiment à Paris

Le pari de l’entreprise ? Ils sont deux seulement à l’avoir tenté en France, inscrivant leur établissement au cœur de la ville. Et avec quel succès ! A Nantes, d’abord, le restaurant Le Reflet(1), ouvert en décembre 2016, emploie six salariés porteurs de trisomie 21. A Rennes, le Café Joyeux(2), créé un an plus tard, fait travailler dix personnes atteintes de troubles cognitifs, en salle comme derrière les fourneaux. Et l’un comme l’autre espèrent bien développer leur concept. C’est chose faite pour le Café Joyeux qui vient d’ouvrir, à la date symbolique du 21 mars, Journée mondiale de la trisomie 21, une nouvelle enseigne dans le IIe arrondissement de Paris. « On décline le même concept : un coffee-shop, où l’on propose une restauration rapide, simple et de qualité », détaille son fondateur, le multi-entrepreneur Yann Bucaille. Tenter l’aventure à Paris, c’est aussi le souhait de Flore Lelièvre, à l’origine du Reflet, qui compte ouvrir un second restaurant dans le courant de l’année. En attendant, cette jeune architecte d’intérieur lance, à cette même date du 21 mars, une campagne de financement participatif via le site KissKissBankBank(3) pour la réalisation d’un mook. L’ouvrage, d’une centaine de pages, veut montrer que l’inclusion des personnes porteuses de trisomie 21 est possible dans le milieu de la restauration ordinaire. « On présente les pratiques innovantes, pas seulement celles du Reflet mais aussi celles du Café Joyeux, comme des initiatives plus anciennes à Rome, Chicago ou Buenos Aires, précise Flore Lelièvre, qui est régulièrement sollicitée par des personnes désireuses d’en faire autant. Il ne s’agit pas de proposer une recette magique pour autant. On encourage chacun à trouver son identité et ses solutions. »

Des solutions, Flore Lelièvre en a proposé un certain nombre. En salle, des assiettes ergonomiques facilitent la préhension et assurent la stabilité des plats. En cuisine, sa chef pense les recettes pour permettre le maximum de préparation en amont et éviter les coups de feu. Les prises de commande, elles, sont facilitées par une fiche que le client tamponne. « On demande à ces personnes en situation de handicap de s’adapter toute leur vie. Ma démarche, elle, est inverse. » A Rennes, qui emploie autant des personnes autistes que trisomiques, la principale difficulté réside dans la difficulté d’anticiper les flux de clients. « On n’est pas un restaurant avec des réservations et des clients attendus à l’avance. Là, il faut gérer les variations d’intensité de travail, parfois très fortes. Pour un personnel qui n’aime pas être déstabilisé, c’est compliqué. Et c’est un véritable défi pour nous », estime Yann Bucaille. Au Café Joyeux, de petits ajustements ont été réalisés, comme le dépôt de cubes de couleur sur les plateaux pour aider les salariés à se repérer et à savoir quelle table servir. « Mais on adapte surtout le travail en fonction de chacun, et non en fonction de la situation de handicap », précise Yann Bucaille, qui fait intervenir un éducateur spécialisé au sein du café. « On est une entreprise ordinaire mais on a besoin aussi de s’appuyer sur l’expertise des professionnels du secteur médico-social. » Dans ces entreprises ordinaires, la plus belle récompense est de voir ses clients venir, non plus pour la bonne cause, mais pour leur réputation culinaire.

Notes

(1) Restaurant Chromosome : 6, promenade Europa, 44000 Nantes.

(1) Le Reflet : 4, rue des Trois-Croissants, 44000 Nantes.

(2) Café Joyeux : 14, rue Vasselot, 35000 Rennes, et 23, rue Saint-Augustin, passage Choiseul, 75002 Paris.

(3) goo.gl/agKVek.

Reportage

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