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« La langue des signes est une langue à part entière »

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Sur 5 millions de personnes sourdes en France, 12 % ont une surdité sévère, acquise précocement. Reconnue en 2005, la langue des signes pour laquelle se bat la communauté sourde est encore peu répandue en France. C’est un des nombreux points soulevés par la spécialiste Diane Bedoin dans son livre « Sociologie du monde des sourds ».
Comment a évolué la représentation des sourds au cours de l’histoire ?

La représentation de la surdité est faite d’oscillations, avec des périodes de stigmatisation, de rejet, et des périodes d’acceptation plus favorables. Dans l’Antiquité, les sourds n’avaient pas les mêmes droits que les autres citoyens, mais n’étaient pas autant mis à l’écart que les enfants atteints d’un handicap physique, d’une difformité. Au Moyen Age, ils ont été aussi plutôt bien acceptés. Du reste, ce sont surtout les moines appartenant à des congrégations religieuses soumises à la règle du silence qui se sont intéressés à leur communication gestuelle et ont consigné les premiers signes dans les dictionnaires. Au XVIIIe siècle, l’une des premières écoles (transformée depuis en Institut national des jeunes sourds, qui existe toujours à Paris) a été créée par l’abbé de L’Epée. La France a donc été précurseure en la matière. Puis il y a eu un retournement de situation en 1880, lors du congrès de Milan, qui a interdit la langue des signes dans l’enseignement aux sourds. Il faudra attendre les années 1970 pour qu’émerge ce que l’on appelle le « réveil sourd ». Né d’abord aux Etats-Unis, il est arrivé en France avec, notamment, la création en 1977 de l’International Visual Theatre, porté par la comédienne Emmanuelle Laborit. La principale revendication de ce mouvement social, venu des sourds eux-mêmes, était la reconnaissance de la langue des signes.

La langue des signes est-elle une langue à part entière ?

Cette question a fait l’objet de débats, mais elle est désormais scientifiquement tranchée et la réponse est « oui, c’est une vraie langue ». Beaucoup de travaux menés par des linguistes le démontrent. On peut tout exprimer en langue des signes, y compris des idées abstraites. On retrouve toutes les fonctions du langage qu’il peut y avoir en français ou dans n’importe quelle autre langue. Il n’y a plus de doute à ce sujet. Mais contrairement à une idée communément répandue, la langue des signes n’est pas universelle. Elle est propre à chaque pays. Même dans des pays ou des régions qui parlent la même langue, comme la France et le Québec, il y a deux façons distinctes de signer. En revanche, toutes les langues des signes du monde ont une syntaxe – c’est-à-dire l’ordre dans lequel on met les signes – identique. Cela permet une intercompréhension entre deux langues des signes plus grande qu’entre deux langues vocales. Autrement dit, on se comprend mieux entre sourds étrangers qu’entre entendants étrangers.

Pour autant, la surdité est de plus en plus médicalisée…

Depuis le XIXe siècle, il y a eu énormément d’expériences sur les sourds pour tenter de leur apprendre à oraliser. Les progrès de la médecine ont facilité la vie quotidienne de nombreuses personnes mais ils sont source, aujourd’hui, de controverses. C’est le cas avec les implants cochléaires. Cette opération chirurgicale consiste à implanter un enfant pour que les ondes sonores se transforment en impulsions électriques capables de stimuler son cerveau afin qu’il accède à des sons que, sinon, il ne percevrait pas. Or, si l’implant permet de mieux faire entendre, en aucun cas il ne permet d’entendre comme un entendant. Certains spécialistes se demandent d’ailleurs si cela est forcément souhaitable. Un enfant sourd non implanté peut tout à fait se développer et grandir en développant d’autres capacités et compétences. Des études montrent que l’initiation précoce à la langue des signes favorise les interactions sociales et facilite le développement du langage. A l’instar des Etats-Unis, ces résultats ont encouragé la mise en place des baby signs dans les crèches et les jardins d’enfants où la langue des signes est apprise aux enfants sourds comme à ceux qui ne le sont pas.

Le dépistage systématique de la surdité à la naissance engendre-t-il une meilleure prise en charge ?

L’objectif de la généralisation du dépistage deux jours après la naissance est que, plus la surdité est détectée tôt, plus vite il est possible de mettre en place un accompagnement et un suivi, ainsi qu’un appareillage ou une implantation éventuels. Cela a des avantages et des inconvénients. En effet, lorsqu’on annonce à des parents que leur bébé est sourd, le plus souvent, leur réaction immédiate est d’arrêter de lui parler et de communiquer avec lui. Pourtant, on sait que lorsqu’on s’adresse à un nourrisson, qu’il soit sourd ou pas, celui-ci voit les mimiques, les gestes, les visages s’animer, etc. A défaut, de nombreux chercheurs ont montré que le lien d’attachement parent-enfant, fondamental dans les premiers jours, est généralement affaibli. Il pourrait donc être plus pertinent de proposer un dépistage dans les premiers mois de vie, qui présenterait l’intérêt d’être précoce, certes, mais pas ultraprécoce. D’autant que, si la prise en charge des enfants sourds s’est améliorée, une des difficultés persistantes reste que les premiers interlocuteurs des parents sont les médecins, lesquels vont évidemment proposer leur point de vue spécifique. Ils ne rencontrent pas forcément d’éducateurs, d’enseignants, de psychologues, qui pourraient apporter des approches complémentaires.

Y a-t-il beaucoup de parents qui parlent la langue de signes ?

Ce n’est pas encore très fréquent. Parmi les enfants sourds, 95 % naissent de parents entendants, pour lesquels c’est souvent difficile de faire le pas et de s’investir dans la langue des signes. Leur premier réflexe est d’essayer de faire entendre leur enfant, de lui faire prononcer des mots, d’avoir le son de sa voix… Les familles qui signent sont souvent soutenues par les associations de parents, qui leur proposent des cours. Le problème est qu’un parent qui apprend aujourd’hui la langue des signes acquiert un niveau correct, mais pas suffisant pour échanger à égalité avec son enfant. L’école est également une grande problématique. La loi de 2005 préconise l’inclusion des élèves handicapés et, par conséquent, leur scolarisation en milieu ordinaire. Pour les sourds, cela pose la question de la langue des signes dans l’enseignement. En dehors des pôles pour l’accompagnement à la scolarisation des élèves sourds (PASS) mis en place en 2010, beaucoup d’enseignants amenés à accueillir un enfant sourd dans leur classe se trouvent démunis. Ils ne reçoivent pas de formation à la langue des signes et n’ont pas non plus à leur disposition les outils pédagogiques pour l’aider au mieux. C’est pareil pour les auxiliaires de vie scolaire, qui ne sont pas formés aux spécificités de la surdité. Tout cela a ensuite un retentissement sur la vie professionnelle. Les personnes handicapées sont en moyenne deux fois plus touchées par le chômage que les personnes dites « valides ». Les sourds ne font pas exception à la règle.

Les autres pays sont-ils en avance par rapport à la France ?

Oui, il y a beaucoup de pays où la surdité est mieux prise en compte. Paradoxalement, la France était très en avance au XVIIIe siècle : c’est un Français, Laurent Clerc, qui a importé la langue des signes aux Etats-Unis. Grâce à cela, les langues des signes française et américaine partagent des caractéristiques communes. Malgré ce rôle pionnier, la France a accumulé du retard. Aux Etats-Unis, la langue des signes est une langue utilisée au même titre qu’une autre langue vivante, au point d’être la troisième langue étrangère. Les pays scandinaves sont en pointe aussi, notamment sur le plan éducatif, avec la possibilité d’avoir à l’école simultanément une éducation en langue des signes et en langue vocale. En Suède, cette éducation bilingue est mise en place très tôt, ce qui permet d’enlever un certain nombre de barrières chez les élèves. Une fois acquise, la langue des signes permet d’avoir une base solide sur laquelle ils peuvent construire les autres apprentissages. Pour les personnes sourdes, ce pays est habituellement perçu comme un pays modèle.

Que revendique la communauté sourde aujourd’hui ?

Elle se bat pour que la différence soit reconnue : le droit à une éducation bilingue à l’école, des postes adaptés au travail, avec, entre autres, la mise à disposition d’interprètes en langue des signes, etc. Beaucoup de choses ont déjà été actées légalement, mais que ce soit à l’école, au travail ou dans la vie quotidienne, les sourds font encore face à de nombreux obstacles qui ne devraient plus exister. En même temps, ceux qui revendiquent l’appartenance à la communauté sourde ne se définissent pas comme handicapés, mais comme membres d’une minorité linguistique et culturelle(1). L’ambiguïté est que la plupart des lois sur la surdité sont incluses dans des lois sur le handicap comme celle de 2005. C’est pourtant cette dernière qui reconnaît la langue des signes. Il y a un équilibre à trouver entre handicap et surdité.

Repères

Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Rouen, Diane Bedoin est aussi membre du Cirnef (Centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et formation). Ses travaux portent notamment sur la surdité et la langue des signes, dont elle vient de tirer le livre Sociologie du monde des sourds (Ed. La Découverte, 2018).

Notes

(1) Voir ASH n° 2973 du 2-09-16, p. 28

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