La communauté des sciences sociales s’agite régulièrement autour des classes sociales. Au tournant du siècle, des experts ont publié leur acte de décès. D’autres ont signalé leur retour.
Chez Marx, dont on fête en février de cette année les 170 ans du Manifeste, les classes sociales ne sont pas seulement des collections d’individus. Ce sont des subdivisions du peuple, structurées avec des consciences propres. Pour Marx, toutes les sociétés ont été divisées en classes ennemies. Il repère, pour le XIXe siècle, le prolétariat, qui rassemble ceux qui ne possèdent que leur force de travail, et la bourgeoisie capitaliste, qui accapare la plus-value. Le prophète de la société communiste annonce une opposition frontale de deux classes, et une déflagration révolutionnaire.
L’histoire ne lui a pas vraiment donné raison. Plutôt qu’un affrontement radical, c’est une dynamique de « moyennisation » que repèrent les sociologues à la fin du XXe siècle. Selon les mots de Henri Mendras, la classe moyenne se pose en vaste « constellation centrale », entre une élite réduite et une classe populaire restreinte. L’image du pavillon et du barbecue, avec les emblèmes de l’automobile, comme équipements et activités typiques, a nourri l’idée de la fin des classes sociales au profit d’une « moyennisation » générale de la société. A cette image d’un rapprochement de tous autour de la moyenne, des travaux ont répondu en mettant au jour des tendances de « démoyennisation », avec polarisation accrue des positions sociales. Mais les références à l’idée même de classes sociales, au-delà de l’évocation et de la critique rituelle des classes moyennes, se font rares.
En fait, les classes sociales existent toujours et sont toujours utiles à l’analyse de la société. Simplement, elles se transforment et se reconfigurent. Les démarcations qui les distinguent ne sont plus forcément les mêmes. Les termes utilisés ne désignent pas exactement les mêmes choses. Certains concepts paraissent désuets. Plus grand monde ne parle de prolétariat et de bourgeoisie. Si l’appartenance socioprofessionnelle et les revenus demeurent des critères de classement, d’autres clivages s’affirment. Parfois imprécis, il en va ainsi des gagnants et des perdants de la mondialisation, des élites et du peuple. Localisation géographique, âge, appartenance ethnique deviennent des critères plus souvent utilisés afin de distinguer de nouvelles classes. A la lutte des classes, lit-on souvent, s’est substituée ou, au moins, ajoutée une lutte des places.
Dans une économie plus numérique et plus flexible, d’autres figures naissent. Il en va du « précariat » (avec des travailleurs installés dans la précarité), mais aussi du « robotariat » ou du « cybertariat ». Ces deux notions baptisent un prolétariat particulier, dans un monde plus digital, avec des actifs très mal payés, totalement dépendants des plateformes de services. Les catégories socioprofessionnelles traditionnelles ne sont toutefois pas si dépassées que cela. Ouvriers et employés comptent ainsi encore pour la moitié de la population active, comme au début des années 1980. Mais les métiers, tâches et conditions de ces employés et ouvriers ont largement évolué. Dans une société que l’on ne dit plus industrielle, ouvriers et employés exercent bien moins dans des usines, davantage dans des bureaux, avec des modalités de travail et de contrôle plus individualisées.
Les classes sociales sont peut-être moins déterminantes, mais les différences de classes s’avèrent tout de même encore frappantes. Pour ceux qui douteraient de leur consistance et de leurs recompositions, il suffit de traverser les couloirs d’un TGV ou d’un avion long courrier. La première classe ferroviaire et la classe affaires dans les airs dessinent, dans une certaine mesure, les frontières entre classes sociales. Il y a celles qui peuvent voyager, celles qui se déplacent relativement comprimées et celles qui voyagent dans le luxe moderne. Rejoignant des différenciations finalement assez classiques.