Pendant longtemps, la Martinique a compté parmi les départements les plus jeunes de France. Un rapport du Haut Comité consultatif de la population et de la famille, datant de 1954, évoquant sa « démographie galopante », a entraîné la mise en place, dix ans plus tard, d’une politique publique volontariste d’émigration des populations des Antilles vers la Guyane et vers la métropole, avec le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer(1), créé par Michel Debré en 1963.
En l’espace de quelques décennies, la courbe démographique s’est inversée, à la suite du départ des étudiants et des jeunes actifs diplômés, de la baisse du taux de natalité et du retour des retraités. La population martiniquaise a diminué de 3,1 % entre 2008 et 2013, alors que la population française a connu, sur la même période, une augmentation de 2,4 %. Avec un quart de sa population ayant plus de 60 ans, la Martinique compte aujourd’hui parmi les départements les plus vieux de France. Et, d’après les projections de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)(2), l’île devrait même devancer tous les autres départements vieillissants à l’horizon 2030, avec 40 % de sa population âgée de 60 ans et plus, contre 30 % en France hexagonale.
Se pose alors la question de la prise en charge de la dépendance, d’autant que l’état de santé des personnes âgées des départements d’outre-mer (DOM) se dégrade plus précocement et plus fréquemment que celui des seniors de métropole, en raison de la forte précarité sociale(3). « La part des personnes se déclarant “en très mauvaise santé”, ou “limitées dans leurs activités quotidiennes”, s’élève à 40 % un peu avant 60 ans à La Réunion, alors qu’il faut attendre 75 ans pour connaître un tel chiffre en métropole. Même si le taux de dépendance par âge restait stable d’ici à 2030, le nombre de personnes dépendantes devrait doubler aux Antilles », note sur son site l’Observatoire des territoires, un organisme qui dépend du ministère de la Cohésion des territoires.
Or, la prise en charge des personnes âgées et handicapées, en Martinique, a longtemps été le seul fait des familles. « Le regroupement familial y a toujours été très important : les personnes âgées vivaient près de leur famille, les fils s’occupaient de leurs pères et participaient au maintien durable à domicile, sans que des considérations économiques entrent en compte. Mais depuis une dizaine d’années, nous sommes face à un choc démographique : chaque année, entre 3 000 et 4 000 jeunes Martiniquais quittent l’île et, loin de s’affaiblir, le phénomène s’amplifie ces dernières années », estime Jacques Sanquer, consultant spécialiste des services à la personne en Martinique. En résulte une offre médicalisée et non médicalisée de prise en charge de la dépendance insuffisamment développée sur le territoire, en comparaison avec les autres départements français. Et, avec le départ des aidants potentiels, c’est tout le modèle de la prise en charge par la famille ou le voisinage qui est remis en cause.
C’est dans l’optique de revoir en profondeur la question de l’offre que la collectivité territoriale de Martinique (CTM) s’est attachée à développer son « schéma de l’autonomie » 2018-2023, dont les grandes orientations ont été validées mi-février. Celles-ci proviennent en partie du diagnostic élaboré par le groupe de conseil Enéis à la demande de la CTM sur la situation actuelle de l’offre disponible sur le territoire. Le résultat est sans appel : sur bien des paramètres, l’île propose une offre insuffisante à ses administrés en situation de perte d’autonomie, en comparaison à l’Hexagone, à la Guadeloupe et à La Réunion, les deux autres îles choisies comme référence par le groupe.
« Avec plus de 600 places en EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] créées depuis 2012, le taux d’équipement s’est amélioré, souligne le rapport, mais le plan de rattrapage, qui prévoyait la création de 1 000 places, n’a pas encore été entièrement réalisé. » On compte en effet, en Martinique, 46,9 places en EHPAD et en unités de soins de longue durée (USLD) pour 1 000 personnes âgées de 75 ans et plus, contre 103,8 au niveau national. Le tout avec de fortes disparités d’une région à l’autre, puisque le centre de l’île, autour de Fort-de-France, densément peuplé, est nettement mieux doté en places d’accueil médicalisé, avec 60,8 places pour 1 000 personnes âgées, contre 30,2 places dans la région du nord. Cette région, moins peuplée, cumule pourtant les difficultés : la population y est plus âgée qu’ailleurs (près d’un quart de la population a 60 ans et plus et 13 % des habitants sont âgés de 75 ans et plus, contre 8,2 % sur le reste du territoire). Le montant moyen des retraites y est également globalement inférieur à 13 500 € par an, alors qu’il est de 17 100 € en moyenne sur le reste de l’île et de 22 613 € dans l’Hexagone.
« L’offre n’est pas structurée par rapport aux autres départements français, estime Kim Robin, consultante du groupe de conseil Eneis, qui a participé à l’élaboration du schéma de l’autonomie. Nous sommes face à un certain nombre d’enjeux que l’on peut retrouver ailleurs mais qui sont, ici, plus exacerbés : nous avons une population plus âgée, disposant de moins d’aidants et de moins de ressources. La situation va devenir explosive dans les années à venir. »
Face à une telle situation, l’orientation retenue par le schéma 2018-2023 n’est pourtant pas de construire assez de places pour s’aligner avec les autres territoires français. « Il n’y aura pas de création de structures a priori, explique Kim Robin. Ouvrir des places en EHPAD ne sera pas forcément la solution pour la Martinique, car ici, comme ailleurs, il n’y a pas de volonté des personnes âgées de quitter leur domicile. Il s’agira plutôt de favoriser la résidence autonome, en maison de retraite non médicalisée, par exemple. » Du côté de la CTM, on ne souhaite pas encore avancer de chiffres sur le nombre de places à créer. « Il ne sera pas possible de rattraper le niveau national en nombre de lits en EHPAD, d’abord parce que nous n’avons pas un territoire assez grand pour développer plus de structures, mais aussi parce que nous ne disposons pas de foncier et que nous ne pouvons pas en assumer le coût, souligne une source proche du dossier. Nous privilégions d’autres solutions. »
Celles-ci sont à trouver du côté de la réorganisation du secteur de la prise en charge à domicile. L’offre des services à la personne est pléthorique en Martinique. « A titre de comparaison, un département comme le Finistère possède 14 structures différentes de services à la personne…L’île en compte plus de 170 », explique Jacques Sanquer. Et malgré plusieurs tentatives de créer des fédérations, le secteur est particulièrement désorganisé. D’abord majoritairement associatif, le secteur de la prise en charge en Martinique a progressivement changé de visage au tournant des années 2000 pour devenir le pré carré des petites entreprises, autorisées par la direction régionale des entreprises de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) de Martinique. Or, depuis 2015 et la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement (ASV), le département est devenu compétent en matière de délivrance d’autorisation pour les services d’aide à domicile.
« Toute entreprise pouvait se déclarer “aide à domicile” assez facilement avec la Direccte. On a donc tout un secteur d’aide à domicile avec des associations et des entreprises dont le personnel n’est pas toujours qualifié, souligne Kim Robin. Au moment du diagnostic, la CTM n’était pas en mesure de nous dire combien de structures opéraient sur le territoire, ni si elles couvraient toutes les régions, ni leur niveau de qualification. L’idée est donc d’avoir une meilleure visibilité avec le schéma de l’autonomie pour pouvoir évaluer ces entreprises et ces associations. »
La réorganisation du secteur n’est pourtant pas le seul problème. Les services d’aide à domicile ne représentent en effet que 20 % du mode de prise en charge de la dépendance sur l’île. Et 80 % de la demande est gérée de gré à gré, les parties contractantes déterminant librement ensemble les conditions de leur convention. Il s’agit d’emplois directs, où une personne âgée embauche un membre de sa famille, un voisin ou une personne recommandée par une connaissance. Ce mode de fonctionnement, largement majoritaire en Martinique, ne fait pourtant pas l’objet de grandes mesures dans le cadre du schéma de l’autonomie, alors que se pose la question de la qualité du service rendu. Il aurait même pu être favorisé par la CTM, qui fixe, comme chaque département, le montant de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) reversée aux personnes en perte d’autonomie pour financer des heures d’aide à domicile. Alors que la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) a fixé un taux de prise en charge à 20,50 € de l’heure au niveau national, l’APA n’a longtemps représenté, en Martinique, que 9 € de l’heure, contre 20 € en moyenne sur le reste du territoire français. En juillet 2017, l’APA a été revalorisée. Elle équivaut maintenant à 13 €, montant qui reste toujours le plus bas de France.
« Avec un financement aussi faible de l’APA, c’est difficile pour une personne âgée de bénéficier de services de prise en charge à domicile, d’autant qu’on est face à des populations qui touchent en général le minimum vieillesse. Ces personnes âgées n’ont d’autre choix que de prendre des non-professionnels, qui demanderont des tarifs bien moins élevés à travers le gré à gré. On peut penser que c’est une manière de favoriser l’emploi », explique Jacques Sanquer. L’île connaît en effet un taux de chômage qui frôle les 20 %, plus du double du taux moyen de chômage en métropole. La Martinique, ce n’est pas seulement le soleil, les cocotiers, les plages et le rhum, mais aussi des problématiques sociales et sociétales comparables à celles de la métropole.
En ce qui concerne le handicap, le nombre des offres médicalisées et non médicalisées laisse également à désirer. La grande majorité des services à la personne sont dévolus aux personnes âgées et peu sont adaptés à la question du handicap. L’île compte pourtant 17 % de personnes handicapées, un taux plus élevé qu’en métropole, établi à 14 %. Et les problématiques se croisent : « La prévalence du handicap croît avec l’âge, souligne le rapport du groupe de conseil Enéis. Le nombre de personnes en situation de handicap risque d’augmenter avec le vieillissement démographique et la persistance des maladies chroniques. » Si les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) couvrent tout le territoire, il faut compter deux à trois ans en moyenne pour obtenir une place pour une personne seule. La région du nord propose des places d’hébergement – au nombre de 28 – pour travailleurs en ESAT. Le nombre de places en service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés (Samsah) est également très insuffisant et représente moins de 0,1 pour 1 000 habitants, contre 1,4 pour l’Hexagone. Les personnes handicapées restent donc majoritairement à domicile, alors que 20 % d’entre elles déclarent avoir des difficultés pour accéder aux pièces de leur logement et 18 % pour accéder à leur entrée d’immeuble.
(1) Claude Valentin-Marie, « Point de repère. Mutations sociodémographiques dans les DOM : nouvelles sociétés, nouveaux enjeux, nouveaux défis » – Informations sociales n° 186 (2014/6).
(2) Marcelle Jeanne-Rose, « Seniors en Martinique : un enjeu économique » – INSEE Analyses Martinique n° 10 du 22-09-16.
(3) « Le vieillissement de la population et ses enjeux » – Observatoire des territoires – Janvier 2018 – frama.link/CGETfiche.