Sur la grande table de la salle de réunion, un livret intitulé « Autonomie, mode d’emploi ». En ce matin d’hiver, le ton est donné, au siège d’Action Enfance, dans le VIIIe arrondissement de Paris(1). Née en 1958 à l’initiative d’une assistante sociale, Suzanne Masson, pour venir en aide aux orphelins de guerre, cette fondation accueille désormais des enfants et des adolescents séparés de leurs parents et placés par les services de l’aide sociale à l’enfance. Le principe est le même qu’à l’origine : leur offrir une maison et permettre aux frères et sœurs de grandir ensemble dans un environnement stable. D’où l’idée de les regrouper dans des villages d’enfants (voir encadré page 28), dont le premier a vu le jour en 1960 avec des « mères éducatives », remplacées au fil du temps par des éducateurs spécialisés. Mais si l’Etat a obligation de prendre en charge les mineurs en danger jusqu’à leurs 18 ans, au-delà, c’est facultatif. « Le passage de l’enfance à l’âge adulte est souvent considéré comme une période charnière chez n’importe quel jeune. Cette étape peut être encore plus délicate pour les enfants placés lorsqu’ils quittent les structures d’accueil, explique Marc Chabant, directeur du développement de la fondation. Ils ne bénéficient pas toujours d’aides des départements et se retrouvent seuls, ce qui peut générer de nombreuses difficultés. » Cette situation a conduit Action Enfance à créer un « service de suite » il y a quatre ans. L’idée ? Donner la possibilité aux jeunes de pouvoir se tourner vers quelqu’un en cas de besoin.
Aujourd’hui, Mélody, Dylan et Sandrine, trois jeunes ayant vécu dans les villages d’enfants de la fondation, ont rendez-vous avec Etienne Lucas, le responsable du service. Dylan, 20 ans, avec son allure de jeune premier, vient d’arriver. Entre 4 et 18 ans, il a vécu avec sa sœur à Boissettes, dans un des villages de la fondation situé en Seine-et-Marne. Après avoir partagé un appartement en colocation puis vécu dans un foyer de jeunes travailleurs, depuis quatre mois, il habite à Livry-sur-Seine, dans une résidence pour personnes âgées qui héberge des étudiants moyennant 130 € par mois. Un CAP de maçon en poche, Dylan a fait appel au service de suite en mai dernier pour réaliser un rêve : devenir comédien. « J’ai suivi des cours d’art dramatique, le jeudi soir à la Manufacture de l’acteur, à Paris. Ça m’a tellement plu que j’ai voulu m’inscrire en section “pro” pour pouvoir me présenter au concours du Conservatoire national. » Sauf que les études durent deux ans et coûtent environ 3 500 € par an. Dylan a beau travaillé chez McDo vingt-cinq heures par semaine et gagner 900 € mensuels, son budget est très serré, et impossible de compter sur ses parents, qu’il ne voit plus depuis ses 11 ans. Pour mener à bien son projet, la fondation a accepté de l’aider à financer son école. « Je n’y croyais pas, parce que c’est une école artistique, pas une école d’ingénieurs ou d’avocats, et je sais qu’il n’y a pas beaucoup de débouchés dans le théâtre, indique Dylan. Mais Etienne m’a dit : “Vas-y, fonce, et crois en ce que tu fais !” Ça m’a drôlement motivé. »
Le service de suite est ouvert aux 90 à 100 jeunes qui quittent la fondation chaque année. Pour autant, financé sur les fonds propres de cette dernière par le biais de donations, ses moyens sont limités et les demandes sont scrupuleusement étudiées. « J’avais bien préparé mon dossier avec une lettre de motivation, les tarifs de l’école, mon cursus, mon contrat de travail, mes dépenses mensuelles de loyer et de nourriture, la liste des jobs que je pouvais faire, en plus, pendant les grandes vacances… », précise Dylan. Pour la fondation, en effet, pas question de s’engager sans quelques garanties. Etienne Lucas est non seulement chargé d’identifier les besoins du jeune, mais aussi d’assurer le suivi de l’aide octroyée : « Il y a des jeunes qui pensent qu’il suffit d’appeler pour avoir quelque chose. Mais il faut qu’ils démontrent qu’on peut leur faire confiance et qu’ils justifient, par exemple, de leurs factures. Je les mets devant un principe de réalité afin qu’ils deviennent autonomes et qu’ils n’aient plus besoin de moi. Certains n’arrivent pas à investir ce cadre, ils ont l’impression d’être fliqués sur leurs dépenses. » Néanmoins, les faux pas sont rares : quatre depuis la création du service.
Encore faut-il oser demander de l’aide. Pas évident, surtout quand les blessures sont profondes. Dylan se rappelle avoir hésité : « Je considérais que la fondation m’avait déjà suffisamment aidé. Depuis que je suis petit, elle a fait beaucoup de choses pour moi. Et puis c’est une fierté de s’en sortir tout seul. » Mélody, 27 ans, opine du chef en touillant son thé avec énergie. Quand elle a quitté le foyer de Garches (Hauts-de-Seine), où elle a vécu de 15 à 18 ans après avoir habité au village d’enfants de Cesson (Seine-et-Marne) avec ses trois frères, le service de suite n’existait pas. Dans le cas contraire, pas sûr qu’elle y ait eu recours : « Quant on a été placé pendant quinze ans, on a juste envie de vivre notre vie et de dire aux éducateurs “c’est bon, lâchez-moi !” » Mais après avoir goûté à l’indépendance, elle a fait appel à la fondation pour pouvoir obtenir son diplôme d’éducatrice de jeunes enfants. « Je voulais reprendre mes études, et c’est une éducatrice avec qui je suis restée en contact qui m’a parlé du service. J’avais fait des économies en prévision du concours d’entrée à la formation, qui est très sélectif. Mais une fois admise, ce n’était plus possible de faire du baby-sitting tous les soirs. Comme je n’ai plus de bourse, le service de suite me paie ma scolarité, pour le reste, je me débrouille avec mon copain », assure Mélody, dont la candidature à un stage de trois mois dans une crèche à l’île Maurice vient d’être acceptée. Une première récompense pour cette bonne élève sélectionnée parmi 300 étudiants de deuxième année.
Aides au logement, à la vie quotidienne, à l’insertion professionnelle, à l’obtention du permis de conduire, à la formation et aux études… En 2017, le service de suite a dépensé 165 000 € pour soutenir 65 jeunes. « Les demandes augmentent d’année en année », constate le responsable. Certes, le bouche-à-oreille fonctionne bien entre jeunes et ils sont de plus en plus nombreux à connaître l’existence du service, mais également à se retrouver démunis financièrement. « Les services de l’Etat s’occupent des jeunes dans le cadre de la protection de l’enfance jusqu’à leur majorité. Ensuite, ils peuvent bénéficier de contrats “jeunes majeurs”, à hauteur d’environ 400 € par mois jusqu’à 21 ans, commente Etienne Lucas. Mais les départements ont tendance à les réduire, voire à les supprimer et à les remplacer par une sorte de bourse dont les critères sont tels qu’il est difficile de l’obtenir. Il y a donc une injonction du système à ce que les jeunes soient autonomes très vite après leur placement. »
Difficile, dans ces conditions, de se lancer dans de longues études. Pour sortir de l’aide sociale à l’enfance, les jeunes sont plutôt orientés vers des filières courtes professionnalisantes comme les CAP, BTS, DUT, IUT… C’est le cas de Sandrine, élevée au village de Mennecy (Essonne). Là, les éducateurs lui ont conseillé de faire un DUT carrières juridiques après son bac. « Ce n’était pas mon choix, je voulais être avocate », lâche-t-elle. Sans la fondation, Sandrine aurait sûrement arrêté ses études après son DUT. Aujourd’hui, elle est titulaire d’un master 2 de droit international et se prépare au concours du barreau de Paris. « Les études de droit coûtent cher. Avec ma bourse de 400 €, je peux assumer mon loyer, guère plus, regrette-t-elle. J’ai essayé de travailler en parallèle, mais c’est très dur si l’on veut réussir. J’ai beaucoup de chance que le service de suite ait payé mon inscription au concours et mon année de prépa. Sans cela, je n’aurais pas pu continuer. Pourtant, le barreau me tient tellement à cœur ! »
D’autres jeunes ont surtout besoin d’un coup de pouce ponctuel, histoire de sortir d’une mauvaise passe et de se remettre sur les rails. Comme ce garçon ayant trouvé une mission d’intérim de quatre jours mais qui n’a pas les 20 € nécessaires au billet de train aller-retour. Avec lui, Etienne Lucas a réfléchi à la manière de stabiliser sa situation : « On a décidé de lui verser 200 € par mois pendant trois mois pour qu’il puisse subvenir à ses besoins fondamentaux. L’objectif est que, pendant ce temps-là, il puisse rebondir et s’investir dans un travail. » Etienne Lucas cite aussi l’exemple d’Emmanuel, âgé de 19 ans, qui termine son BTS « travaux publics » en juin prochain et qui aura besoin de son permis de conduire pour travailler sur les chantiers. Le jeune homme a déjà sorti 1 000 € de sa poche pour le code et les cours, mais il lui reste encore 300 € à donner à l’auto-école et il a peur de ne pas y arriver. « J’ai pris une heure pour discuter avec lui et je lui ai certifié que la fondation s’engageait en cas de problème. Ça l’a sécurisé. Il ne demandera peut-être rien ; toutefois, il sait maintenant qu’il peut compter sur nous », explique Etienne Lucas. Un appui qui l’amène, parfois, à accompagner un jeune à la caisse d’allocations familiales pour solliciter une aide personnalisée au logement ou à Pôle emploi pour demander une formation. « Il ne s’agit pas de faire à leur place mais de leur montrer la marche à suivre quand ils en ont besoin et de les informer sur les dispositifs auxquels ils peuvent prétendre, prévient-il. Si je vais à un rendez-vous une première fois avec eux, la fois suivante, ils y vont seuls. » Une démarche un peu « à contre-courant du travail social, où il est recommandé de prendre de la distance avec la personne accompagnée, reconnaît Marc Chabant. Mais il faut que le jeune puisse compter pour quelqu’un et sur quelqu’un. »
On l’aura compris, outre l’aide matérielle, le service de suite apporte un soutien psychologique précieux. « On finance des études, un permis de conduire si nécessaire… mais surtout on passe du temps à se parler avec le jeune, souligne Etienne Lucas. On est en relation. » Un lien essentiel pour Sandrine, qui communique régulièrement par textos et courriels avec Etienne Lucas pour lui donner des nouvelles. Pour qu’il l’encourage, aussi : « Je manque de confiance en moi, j’ai besoin d’être rassurée. Ces temps-ci, je suis un peu triste et Etienne est là pour me remonter le moral. » Il était là également à sa remise de diplôme du master 2. « C’était très important pour moi », lâche-t-elle. Il arrive également qu’Etienne Lucas reçoive un SOS d’un jeune en détresse parce que son petit copain ou sa petite copine l’a quitté. « On ne peut pas combler tous les manques mais on fait au mieux », juge-t-il. Le service de suite n’est pas un service d’urgence et n’a pas non plus vocation à répondre à tout, mais si un jeune souhaite consulter un psychologue, il peut l’aider à acquitter les consultations. Car, si beaucoup de jeunes gardent des bons souvenirs de leur passage au village d’enfants – « on s’amusait bien, c’était chouette », se souvient Mélody – et conservent des contacts avec leurs éducateurs et leurs « frères ou sœurs de cœur », comme les appelle Dylan, certaines problématiques peuvent être lourdes et la solitude peut peser cruellement quand ils se retrouvent livrés à eux-mêmes. « En sortant du village d’enfants de Boissettes, je me sentais un peu perdu dans la nature. J’aimais la sécurité que j’avais là-bas. Quand je me suis retrouvé seul à manger, ça m’a fait bizarre de ne plus entendre le bruit des autres, raconte Dylan. Ça me faisait peur d’affronter l’extérieur. C’était un autre monde pour moi. » Ce que Mélody exprime autrement : « On est seuls, on n’a pas de solution de repli. Les autres ont un papa et une maman en cas de problème, pas nous. »
Pas de support familial non plus pour faciliter l’accès à un stage ou à un travail. En clair, pas de réseau. « Les autres enfants passent des week-ends chez leurs copains, ils les invitent à leur anniversaire, ils rencontrent les amis de leurs parents, pointe Marc Chabant. Mais pour un enfant placé, ce n’est pas évident d’avoir du capital social et les opportunités qui vont avec, d’où notre devoir de suite. » Sandrine, qui cherche un stage, en sait quelque chose : « J’essaie de me débrouiller toute seule, mais c’est compliqué quand on ne connaît personne. » Par chance, Boris Papin, le directeur des ressources humaines de la fondation, a été éducateur dans le village d’enfants où elle a grandi. Elle n’a donc pas hésité à aller le saluer lors d’un rendez-vous avec le service de suite : « Je le connais bien, alors quand je lui ai dit que je cherchais un stage de six mois, il m’a proposé de m’aider à refaire mon CV et ma lettre de motivation et il les a donnés au président de la fondation, qui a beaucoup de contacts. Grâce à ça, je viens d’avoir un entretien dans un cabinet d’affaires internationales. J’ai bon espoir d’être prise. » Récemment, le service de suite a permis à Sophie, une autre étudiante, d’avoir dans la même année son diplôme, son permis de conduire et un appartement. « On avait mis gratuitement un coach à sa disposition pour lui apprendre, en trois ou quatre séances, à prendre la parole en public. Ça l’a complètement débloquée », estime Etienne Lucas, pour qui le bilan est très encourageant. De quoi changer l’image que certains enfants placés ont d’eux-mêmes – « si j’ai été placé, c’est que j’ai fait quelque chose de mal », pensent certains – et celle que l’inconscient collectif leur renvoie parfois en les assimilant à des délinquants. « Quand j’habitais au village d’enfants, je croisais parfois des personnes en allant à l’école qui me demandaient ce que j’avais fait pour être là, relate Mélody. Aujourd’hui, je leur répondrais : “Que fait-on à un enfant pour qu’il soit placé ?” »
Reconnue d’utilité publique dans le cadre de la protection de l’enfance, la fondation Action Enfance est financée à 76 % par les conseils départementaux et, pour le reste, par des donateurs privés. Implantée dans 7 départements, elle dispose de 15 établissements, dont 11 villages d’enfants et 3 foyers pour jeunes majeurs. Chaque village est composé de 8 à 10 maisons qui accueillent 6 enfants ayant chacun leur chambre. La vie quotidienne à l’intérieur ressemble un peu à celle d’une famille, sans parents mais avec quatre éducateurs familiaux, dont un présent jour et nuit durant trois jours consécutifs. Un psychologue et plusieurs chefs de service, garants du suivi de chaque enfant avec le référent de l’aide sociale à l’enfance, sont également sur place. « Les éducateurs font les courses, la cuisine, accompagnent les enfants à l’école, aux centres de loisirs, chez le médecin, rencontrent les enseignants… On parle d’éducateurs engagés, souligne Marc Chabant, directeur du développement de la fondation. On essaie de trouver un juste équilibre entre le professionnel et le familial, ce n’est pas toujours facile. » Les éducateurs travaillent aussi le lien avec les parents, même si beaucoup d’enfants (70 %) ne reviendront pas chez eux. « L’idée est qu’ils fassent la paix avec leur famille, il faut donc s’extraire de tout jugement », précise Marc Chablant. Près de 700 enfants et adolescents (dont 189 sont frères et sœurs) bénéficient actuellement du dispositif : accueillis pour quatre à cinq ans en moyenne, 59 % sont en primaire ou au collège et 20 % sont lycéens.
1958-2018… Pour célébrer le 60e anniversaire de la fondation Action Enfance, une soixantaine de ses enfants et adolescents vont participer à 15 courts métrages aux côtés d’étudiants issus des plus grandes écoles de cinéma français. Chaque scénario sera fondé sur un proverbe connu à adapter au goût du jour. Exemples : « C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase », « L’union fait la force », « Qui sème le vent récole la tempête »… Les jeunes auront quatre mois pour réaliser leur film. Les trois meilleurs seront sélectionnés par un jury d’artistes et révélés le 28mai, lors d’une remise de prix à Paris.
(1) Fondation Action Enfance : 28, rue de Lisbonne, 75008 Paris – Tél. 01 53 89 12 34.