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« La défense du quartier autant que la défense des réfugiés »

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Au cœur de l’été 2015, la sociologue Isabelle Coutant a vécu la « crise des réfugiés » à l’échelle de son quartier, place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement de Paris. Une sorte de « mini-Calais » en bas de chez elle. Elle en a tiré un livre qui relate la déstabilisation des riverains, les solidarités et les peurs. Radioscopie de trois mois de cohabition habitants-migrants.
Comment le quartier a-t-il réagi à l’installation des migrants ?

Au départ, les réactions ont été ambivalentes. Avec 25 % d’immigrés, beaucoup de logements sociaux et d’hébergements d’urgence, le quartier a une longue tradition d’accueil. Les habitants n’ont donc pas été dans le rejet systématique. Mais ils ont mal supporté que la Mairie de Paris tolère que les migrants s’installent dans un ancien lycée désaffecté entre une crèche, une école primaire et un collège. Ils ont perçu cette situation comme du mépris et du cynisme à leur égard. Les gens se sont dit qu’une telle occupation était permise ici parce qu’elle avait lieu au pied des HLM, dans un quartier très populaire, mais qu’elle n’aurait jamais été autorisée dans les beaux quartiers. Cela a donné lieu à une mobilisation locale dont le moteur, à mon sens, a été autant la défense du quartier que la cause des réfugiés. En même temps, c’est un quartier multiculturel et pluriconfessionnel ; le défendre, c’est défendre la cohabitation avec des populations diverses, des histoires différentes, des familles d’immigrés.

Qui sont les personnes qui se sont mobilisées ?

Un groupe assez homogène, composé essentiellement de femmes appartenant aux professions intellectuelles et artistiques, et habitué à se mobiliser pour des causes locales, s’est constitué. Une partie s’était déjà engagée dans le Réseau éducation sans frontières dans les années 2000 et avait une petite expertise des enjeux. Parallèlement, les migrants ont été soutenus par de nombreux militants et bénévoles. Certains venaient du quartier, d’autres de l’extérieur, notamment du collectif La Chapelle, né en juin autour des campements dans le XVIIIe arrondissement. Il y a eu des incompréhensions entre les deux, ces derniers ne comprenaient pas toujours pourquoi les riverains n’épousaient pas complètement la cause des réfugiés de manière plus globale. Ne vivant pas sur place, ils n’avaient pas forcément conscience de l’inquiétude que l’arrivée des migrants suscitait dans l’entourage. Il y avait du bruit la nuit, des poubelles sous les fenêtres… Cela a déclenché des conflits entre les habitants, les gens se disputaient dans les allées. Les riverains investis localement avaient le sentiment que tous les efforts qu’ils avaient entrepris depuis plusieurs années pour revaloriser le collège, empêcher la fuite de l’école publique, ouvrir une médiathèque… étaient remis en cause par cette cohabitation forcée.

Parmi les gens qui ont été hostiles à l’occupation, y a-t-il un profil type ?

Je n’ai pas repéré un profil particulier. Cela a été un peu désarçonnant pour moi en tant que sociologue. En travaillant sur les trajectoires de quelques-uns parmi eux, il m’a semblé quand même que les personnes qui ont été les plus ébranlées avaient en commun d’être relativement vulnérables. La force du collectif est de donner le sentiment d’avoir prise et de pouvoir agir. Les riverains les plus critiques face aux migrants n’avaient pas forcément de ressources, de réseau social pour vivre ça collectivement. Cela a été surtout le cas des personnes âgées et de certains immigrés qui ont réussi à trouver une place en France à la force du poignet. Pour ceux qui ont connu une ascension sociale de ce type après d’importants efforts, voir la misère sociale en bas de chez soi a pu créer une peur d’être déclassé, disqualifié par cette proximité. Ces riverains-là ont été très fragilisés, de même que la communauté juive, nombreuse dans le quartier, et qui venait de vivre les attentats de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Par ailleurs, certaines personnes ne comprenaient pas que les migrants aient des téléphones portables, par exemple. Ils se disaient qu’ils ne faisaient pas d’effort, qu’ils n’en feraient jamais. Or on sait que le portable est le seul moyen pour les réfugiés de pouvoir organiser leur quotidien et d’être en contact avec leur pays. Pour les populations âgées et celles qui ont un discours très méritocratique, c’était incompréhensible.

Comment la solidarité s’est-elle manifestée ?

Le premier élan a été de leur apporter à manger et des vêtements. J’ai été moi-même surprise, un soir, par l’état de malnutrition de certains de ces hommes, qui venaient majoritairement du Soudan et d’Afghanistan : une dizaine se sont jetés sur les cageots de fruits que les bénévoles apportaient. Nous ne sommes pas habitués à cela dans nos sociétés. Il y a eu des dons spontanés de la part des riverains ; des professeurs du collège ont organisé une collecte d’argent, les commerçants ont distribué des marchandises, grâce aux réseaux sociaux et au collectif à l’origine de l’occupation ; des kilos de riz, des litres de lait sont arrivés de tous les coins de la région parisienne et même d’ailleurs… Cette solidarité a permis aux migrants d’être nourris pendant les trois mois d’occupation. En revanche, il a été demandé à la Mairie de Paris d’installer des sanitaires, mais cette revendication n’a pas été satisfaite. Les institutions se renvoyaient la balle : entre la mairie d’arrondissement, la Mairie de Paris, l’Etat, chacun estimait que c’était à l’autre d’intervenir. Cela a généré une grande colère de la part des bénévoles, qui ont dû se retrousser les manches et tout gérer, seuls, au jour le jour, face à des migrants toujours plus nombreux, passés de 300 au début à 1 400 à la fin.

Quel a été l’impact sur les enfants du quartier ?

Mon fils entrait en sixième et, au début, il a eu peur. D’autres élèves, parfois des grands gaillards, n’étaient pas à l’aise non plus. Pour se rendre au collège, ils étaient obligés de passer devant l’ancien lycée qui était occupé. Dans les dernières semaines, il y a eu des bagarres entre migrants dont ils ont été témoins. Les enseignants ont eu pour consigne de discuter de tout cela avec les enfants pour leur expliquer, les rassurer. Quelques mois après l’évacuation du bâtiment, des rencontres ont été organisées dans les classes. Des migrants sont venus raconter leur histoire, ils se sont excusés des désagréments qu’ils avaient pu causer au quartier… Finalement, les collégiens les ont vus surtout comme des pères de famille. Ils se souciaient beaucoup de leurs enfants restés au pays, ils leur demandaient s’ils pouvaient communiquer avec eux par Skype, etc. Cela a permis de désamorcer les angoisses, de déconstruire les fantasmes. De leur côté, les migrants nous ont dit que, grâce aux questions des enfants, ils se sont vus exister autrement que comme des demandeurs d’asile. Cela a été riche aussi pour les élèves issus de l’immigration, à qui certains pères ne parlent jamais de ce qui les a conduits à quitter leur pays d’origine. En écoutant les migrants évoquer leur parcours, ils ont peut-être pu faire des rapprochements avec l’exil de leurs parents. Je ne sais pas si cela a permis de libérer la parole des pères, mais j’ai su, par une enseignante, que les collégiens ont parlé de ces échanges chez eux.

Que s’est-il passé après l’évacuation ?

L’évacuation a commencé vers 6 heures du matin et a duré quatre heures. C’était très impressionnant de voir tous les migrants sortir de la cour où ils étaient rassemblés pour monter dans la trentaine de bus qui les attendaient. Ce sont des scènes inhabituelles, marquantes. A la suite de cela, on a eu un énorme sentiment de vide, comme une petite dépression. Certes, l’occupation était compliquée et les habitants avaient envie que cela s’arrête, mais on a malgré tout vécu un moment intense, quasiment hors norme. Que l’on soit du côté des migrants ou pas, tout le monde a eu l’impression de vivre l’Histoire avec un grand H. Il y avait de la vie, énormément de vie. L’occupation nous a obligés à sortir de notre zone de confort habituelle. Elle a créé du lien social et a donné lieu à d’autres mobilisations. Les femmes du quartier les plus actives ont continué à travailler ensemble. Celles qui habitent dans les logements sociaux se sont mobilisées dans l’amicale des locataires de leur immeuble. Comme pour faire suite aux discussions qui, du temps des migrants, avaient lieu chaque jour au café, un café associatif où les riverains peuvent se retrouver pour discuter une fois par mois a vu le jour. Ces habitants, qui se sont engagés auprès des migrants, ont ainsi eu le souci de s’occuper davantage de leur quartier, dans l’idée d’amener les différentes catégories de populations à se côtoyer, quelles que soient leurs caractéristiques sociales et culturelles. Toutefois, cet événement a aussi provoqué une légère augmentation du Front national aux élections régionales qui ont suivi : pour la première fois, le bureau de vote le plus proche du secteur concerné a été en tête du vote pour ce parti dans le quartier.

Repères

Isabelle Coutant est sociologue au CNRS et membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS). Spécialiste des relations entre les classes populaires et la justice, la psychiatrie et le travail social, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages. Son dernier livre, Les migrants en bas de chez soi, vient de sortir aux éditions du Seuil.

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