L’autarcie des classes favorisées accentue la fracture sociale, ce qui induit une remise en cause du modèle républicain. Telles sont les conclusions d’une note de la Fondation Jean-Jaurès intitulée « 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession », publiée le 21 février. Une thèse avancée et étayée par le politologue Jérôme Fourquet, qui s’appuie sur plusieurs arguments.
Si l’on parle souvent de « ghettoïsation » ou de « communautarisme » pour certains quartiers de banlieue, ce champ lexical est moins employé pour les quartiers plus riches. Pourtant, selon la Fondation Jean-Jaurès, c’est une réalité. Ainsi, la diversité sociologique s’est considérablement réduite dans les grandes villes. A Paris, la proportion des cadres et des professions intellectuelles a quasiment doublé en trois décennies, passant de 24,7 % de la population active parisienne en 1982 à 46,4 % en 2013, alors que la proportion des ouvriers a presque été divisée par deux. Ce phénomène s’explique notamment par la hausse des prix de l’immobilier dans les métropoles, par la tertiarisation du tissu économique et par la gentrification des anciens quartiers ouvriers, qui ont permis aux classes favorisées de se construire un territoire. Selon Jérôme Fourquet, « les CSP+ vivent de plus en plus en autarcie, disposant à la fois de logements, de commerces, d’espaces culturels et de loisirs, et de lieux de travail ». Cette évolution sociologique et démographique n’est pas l’apanage de la capitale. Elle concerne aussi les métropoles régionales telles que Lyon, Toulouse, Strasbourg ou Nantes ; cela est certes moins marqué, mais un phénomène d’accélération est observé depuis le début des années 2000.
Cette ségrégation sociale se retrouve également à l’école de la République. Le brassage social que les plus anciens ont pu connaître ne semble plus si probant, selon l’auteur de cette note. « La composition de la population fréquentant l’enseignement privé s’est modifiée depuis une trentaine d’années. Du fait du déclin de la pratique religieuse, […] l’enseignement privé recrute de moins en moins sur une base confessionnelle. Alors que la compétition scolaire s’amplifie et que la baisse du niveau dans le public est régulièrement dénoncée, un nombre croissant de familles se tourne vers le privé, davantage capable, à leurs yeux, d’offrir un cadre d’apprentissage exigeant et performant. Dans les grandes villes, choisir le privé pour ses enfants peut également s’inscrire dans une stratégie de contournement de la carte scolaire pour éviter de les envoyer dans un établissement qu’ils considèrent comme un ghetto. » Ainsi, la proportion des enfants de familles favorisées a augmenté très significativement dans le privé, passant de 26 % en 1984 à 36 % en 2012, alors qu’elle n’est que de 19 % dans le public.
Un constat qui ne se dément pas dans les grandes écoles qui forment l’élite de la nation. L’Ecole polytechnique, l’ENA, HEC et l’ENS accueillaient 29 % d’élèves d’origine modeste en 1950 ; ils n’étaient plus que 9 % au milieu des années 1990. Ces chiffres montrent que le public de ces établissements est devenu homogène. Et cette homogénéisation se retrouve en politique. Au Parti socialiste, la proportion des cadres supérieurs a doublé entre 1985 et 2011, passant de 19 % à 38 %, alors que celle des classes moyennes a chuté de 10 % à 3 %. « Fatalement les sujets de préoccupation et les priorités retenues par l’appareil militant s’en trouvent progressivement modifiés, commente Jérôme Fourquet. Les thématiques sociales, portées traditionnellement par la gauche, sont délaissées au profit de sujets sociétaux parlant davantage aux CSP+. »
Jérôme Fourquet alerte également dans cette étude sur l’érosion de la solidarité nationale. Il est important de noter que le nombre de Français dits « de l’étranger » recensé sur les listes électorales est passé de 385 000 en 2002 à 1 264 000 en 2017, soit une progression de 228 %. Ces départs, certes motivés par des préoccupations fiscales et économiques, traduisent également un recul du sentiment d’appartenance de ces classes favorisées à une communauté nationale et de celui de leurs responsabilités sociales. A terme, le principe de solidarité, sur lequel s’appuie l’Etat français pour financer les services publics et la sécurité sociale, peut-il être remis en cause ? La vigilance semble de rigueur, à en croire cette étude.