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Non à la marchandisation du social !

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Lancés au Royaume-Uni en 2010, les contrats à impact social arrivent en France, sous l’impulsion de la secrétaire d’Etat chargée de l’économie sociale et solidaire. Pour Sylvie Miaut-Kowalczuk, assistante sociale, ces contrats, parce qu’ils rendent l’usager responsable de sa situation et induisent une obligation de résultat, désengagent l’Etat de ses missions régaliennes, au profit d’une logique privée.

« Alors que nous sommes entrés dans une société où l’entreprenariat est glorifié, le social paraît représenter la part honteuse de cette société qui se veut jeune, dynamique et innovante. Cette idée de faire entrer l’économie dans le champ du social, avec tous les enjeux qui le sous-tendent, a-t-elle pour objectif de lui redonner une image valorisante au regard des contribuables, électeurs et bien-pensants ? Le social ne rapporte pas d’argent ; au contraire, il en coûte. Il s’agit de la notion de solidarité.

Le sociologue Serge Paugam explique que “les hommes sont porteurs d’une dette les uns envers les autres”(1). Mais ce sentiment de dette s’est peu à peu mué en déni du processus de disqualification sociale, et l’injustice ressentie il y a quelques décennies pour les plus précaires est devenue une accusation de paresse. Cela explique probablement pourquoi les procédures mises en place aujourd’hui ont presque exclusivement le but de rendre compte. Nous ne pensons plus que l’individu en difficulté l’est de façon structurelle, mais plutôt qu’il fait partie prenante de sa situation et donc que la résolution de son problème ne dépend que de sa part active dans le processus. Si les programmes financés par le Fonds social européen ont permis des économies significatives aux collectivités territoriales, ils ont aussi imposé des exigences de temps, de délais, d’assiduité des usagers. Ces exigences paraissent évidentes pour les financeurs – souvent éloignés du terrain –, mais discutables pour les professionnels de terrain, imprégnés de la dimension humaine d’un accompagnement social. “Social” et “entreprenariat” : ces deux notions me paraissent assez éloignées l’une de l’autre. La première inspire la sollicitude et le besoin de sécurité ; la seconde, la prise de risque et la rentabilité… On se demande comment faire cohabiter étroitement ces deux espaces sans porter atteinte aux plus fragiles.

De l’obligation de moyens à la logique du résultat

Lancés au Royaume-Uni en 2010, les contrats à impact social (CIS) arrivent en France, sous l’impulsion de la secrétaire d’Etat chargée de l’économie sociale et solidaire, Martine Pinville(2). Le contrat à impact social consiste à faire financer par des entrepreneurs privés des programmes sociaux. Ceux-ci, s’ils présentent des résultats positifs, sont remboursés par l’Etat français. Nous voilà passés de l’obligation de moyens à la logique du résultat ; de la subvention à l’investissement. Cela pose trois grandes questions : quelle signification peut-on donner à l’attitude de l’Etat qui renonce explicitement à sa part dans la solidarité nationale ? Quel impact sur les usagers ? Quel impact sur les professions du social ?

La solidarité nationale par la protection sociale universelle est, traditionnellement, une mission régalienne. A ce titre, elle est considérée comme source de cohésion sociale. En déléguant aux entrepreneurs les missions d’action sociale, on peut penser que l’Etat abandonne ses missions de lutte contre l’exclusion, qu’il abandonne ses citoyens les plus précaires.

En ce qui concerne l’emploi, par exemple, comment garantir sur un temps délimité une insertion professionnelle en direction d’une population fragile dans des bassins d’emploi désertés ? Le programme ne sélectionnera-t-il que les personnes à fort potentiel de réussite ? Mais alors quid des plus précaires ? Puisque le remboursement de l’Etat n’interviendra qu’en fonction des résultats, il y a fort à parier que le programme saura ajuster ses objectifs et sélectionner ses participants. En ce qui concerne la protection de l’enfance, comment accepter de faire entrer toutes ces histoires de vie bouleversantes dans des cases objectivables à haut potentiel de rentabilité ? Il y a là deux notions antinomiques. Pour ce qui est des usagers, quelle marge de manœuvre, quelle marge d’erreur ? Le CIS peut-il prendre en compte le fait que l’humain n’est pas infaillible ? Qu’il peut avancer, puis régresser, avoir des états d’âme, des incidents ? Quelle dimension humaine est prise en compte dans ce nouveau modèle ? Le temps de l’entreprise n’est pas le temps de l’humain. Comment l’usager est-il pris en compte lorsque le programme limité dans le temps est terminé ? Peut-il ne pas être reconduit, car non efficace ? Quelle pression, quel discours pour ces usagers en difficulté ? Quelle suite après le programme ? Et comment le travailleur social amené à agir dans ce contexte peut-il mener son action avec éthique, sérénité et distanciation, s’il risque son poste à la fin du programme en cas d’échec ? Ce fameux programme encadre strictement ses tâches, fait de lui un simple opérateur et de l’usager un simple objet utilisé pour atteindre l’objectif fixé par l’entrepreneur. Quelle posture professionnelle, quel positionnement, quelle marge de manœuvre, quel secret professionnel ?

Cette nouvelle donne vient bousculer les fondements et l’essence même de nos professions animées par des valeurs humanistes. Le CIS vient allègrement percuter l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948(3). Le code de déontologie de l’assistant de service social est lui aussi bousculé dans ses articles 7 et 14(4).

La misère n’est pas un business

Mais qu’à cela ne tienne ! Si le travailleur social, formé et pétri de valeurs humanistes, s’arc-boute devant ce modèle qui n’a plus de social que le nom, d’autres prendront place, peut-être des individus lambda, non formés à la relation d’aide, sans code de déontologie et avec une éthique professionnelle minimale. On a renversé le puzzle et celui-ci est retombé n’importe comment, fabriquant une société au rabais. Les agents hospitaliers font les tâches des aides-soignantes, qui font les tâches des infirmières. Les agents communaux affectés à l’entretien des locaux prennent en charge les temps d’accueil périscolaires. Les pharmaciens administrent les vaccins en lieu et place des médecins… Plus personne ne fait le métier pour lequel il a été formé. La reconnaissance des compétences est niée. Les travailleurs sociaux se retrouvent eux aussi à effectuer des tâches pour lesquelles ils n’ont pas été embauchés ni formés. Ils croulent sous les tâches administratives, ce qui les éloigne de plus en plus des usagers ; ils sont positionnés comme des exécutants, ce qui rejette leurs capacités de discernement, de réflexion et d’initiative, lesquelles sont un gage d’innovation. Mais on va chercher l’innovation dans l’entreprenariat, comme si celui-ci était la seule source d’innovation dans notre société.

Plusieurs CIS ont déjà été signés en France, ou sont en passe de l’être. Chaque contrat signé par l’Etat est un renoncement de celui-ci à garantir la solidarité nationale, ciment de la cohésion sociale. Lorsque l’on sait que la solidarité est aussi “un devoir moral qui incite les hommes à s’unir, à se porter entraide et assistance réciproque”(5), on peut percevoir comment cette notion renvoie à celle de fraternité, qui orne les frontons de nos mairies, mais aussi comment elle s’efface peu à peu de nos esprits.

Le social n’est pas une matière commercialisable, parce qu’il ne peut être sujet à spéculation. Il y a une question de moralité, de devoir humain, de préservation de l’humanité. La vulnérabilité et la souffrance des personnes ne doivent pas donner lieu à une prise de risque pour le financeur dans le seul but d’en retirer un bénéfice. Quel que soit le discours bien emballé de ces financeurs, l’objectif de ces investissements est d’abord et avant tout son propre bénéfice. “La misère n’est pas un business”(6).

Le travailleur social est un praticien qui a la compétence de sans cesse se renouveler pour peu qu’on lui laisse la marge nécessaire pour ajuster son intervention à une réalité toujours en mouvement. Le psychosociologue québécois Yann Le Bossé l’explique avec justesse dans son ouvrage Soutenir sans prescrire(7), où il remet la personne au centre de l’accompagnement et où il redonne au travailleur social une autonomie réelle. C’est cela que nous devons défendre ! Il est inquiétant de voir combien ces réalités semblent bien éloignées des considérations issues des CIS. Non seulement la protection sociale et la solidarité doivent rester des missions régaliennes et une priorité nationale, mais les travailleurs sociaux doivent aussi mettre en avant leur rôle essentiel dans cet espace. Avec toutes les valeurs qui les portent, afin que la dignité des plus faibles soit respectée. »

Repères

Assistante sociale diplômée de l’école de la Croix-Rouge de Limoges en 1994, formée en Gestalt cycle 1, Sylvie Miaut-Kowalczuk occupe un poste en polyvalence de secteur en milieu rural.

Notes

(1) « Pauvreté et solidarité : entretien avec Serge Paugam », par Nicolas Delalande, dans La Vie des idées, 30 mai 2008. frama.link/Paugam.

(2) « Les contrats à impact social : une menace pour la solidarité ? « , par Jean-Sébastien Alix, Michel Autès, Nathalie Coutinet et Gabrielle Garrigue, dans La Vie des idées, 16 janvier 2018. frama.link/CISmenace.

(3) Texte disponible via frama.link/declaration1948.

(4) Texte disponible via frama.link/code-deonto.

(5) Définition disponible ici : frama.link/defsolidarite.

(6) Voir note 2.

(7) Yann Le Bossé, Soutenir sans prescrire, Ed. Ardis, 2016.

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