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« Les personnels pris entre l’éthique et la maltraitance »

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Psychologue depuis près de vingt ans dans un service hospitalier de cancérologie, Valérie Sugg traque les dysfonctionnements de notre système de soins condamné à la rentabilité. Dans son livre « L’Hôpital : sans tabou ni trompette », elle décrit les souffrances que cette situation génère, tant chez les soignants que chez les soignés. Un bilan de santé alarmant.
Parmi tous les dysfonctionnements que vous pointez dans votre livre, et ils sont nombreux, qu’est-ce qui vous choque le plus ?

Que ce soit dans les hôpitaux, les maisons de retraite, les EHPAD [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], le plus violent, selon moi, c’est qu’un management par la dévalorisation s’est instauré. Tout le monde est dénigré, à tous les étages, tant le cahier des charges à remplir n’est pas réaliste. Que l’on veuille que notre système de soins soit performant est on ne peut plus noble, mais on ne peut pas traiter les structures de soins comme des industries ou des entreprises. On est dans l’humain, il faut le prendre en compte. On ne peut pas faire de la rentabilité à tout prix au risque de mettre tout le monde sous pression, des directeurs d’établissements aux soignants, en passant par les cadres de service. Depuis la tarification à l’activité – la fameuse T2A –, c’est pourtant la tendance : on a le sentiment que ce n’est jamais assez, jamais assez bien, qu’il faut toujours plus. En France, on a toujours cette image d’un système de soins high tech, très efficace et innovant – ce qu’il est. Mais parallèlement, on oublie de parler des bâtiments qui se délabrent, des chambres qui s’abîment, des draps troués, du matériel obsolète qui n’est pas remplacé, des compresses achetées moins cher mais qui se déchirent parce qu’elles sont trop fines et qui contraignent à refaire les pansements, des parkings payants à l’hôpital… Autant de sujets tabous qui engendrent une maltraitance institutionnelle et beaucoup d’effets pervers.

Lesquels ?

L’ultime effet est que les personnes soignées finissent par être maltraitées. Quand on exige d’une aide-soignante qu’elle effectue 12 toilettes en une heure, il est impossible qu’elle le fasse bien. Elle va être contrainte de faire des gestes rapides et d’obliger le patient ou le résident à aller plus vite que son rythme normal. Tous les éléments sont réunis pour qu’il stresse, se raidisse et, s’il est sous la douche, par exemple, qu’il fasse une chute. Il ne faut pas oublier également que, normalement, le travail du soignant est d’accompagner le soin afin que la personne garde le plus possible d’autonomie. Il est essentiel que les patients ou les résidents sentent qu’ils ont encore des capacités et qu’ils sont toujours acteurs de leur vie. Or il se passe exactement l’inverse, notamment dans les établissements pour personnes âgées, puisque pour aller plus vite l’aide-soignante va réaliser elle-même la toilette, alors que, souvent, le résident aurait pu se laver au moins le visage tout seul tranquillement. Je cite dans mon livre une dame de 81 ans qui raconte qu’avant elle aimait bien prendre sa douche tous les jours avec l’aide d’une jeune femme du service qui, ensuite, la frictionnait à l’eau de Cologne, et que, depuis deux ans, elle a droit à sa toilette au lit, vite fait. C’est regrettable car, quand le corps vieillit et « fait mal », pour reprendre ses termes, « se laver, sentir bon, c’est important ». Dans les maisons de convalescence et de retraite, on sort de moins en moins les résidents aux beaux jours, faute de temps.

Vous parlez de « pandémie du désespoir » à propos des soignants. Le récent mouvement de grève dans les EHPAD en est-il une illustration ?

Nous n’avons pas fini d’avoir des manifestations de soignants si le ministère des Solidarités et de la Santé n’entend pas à quel point le système est proche d’un point de rupture. C’est une bombe à retardement. Les professionnels du soin sont pris entre l’éthique de leur métier et la maltraitance dont ils sont victimes. Ils n’arrivent plus à travailler comme il faut et culpabilisent. Ils sont, effectivement, dans un vrai désespoir. Si les gens veulent devenir soignants, ce n’est pas seulement pour effectuer des gestes techniques, c’est pour soigner des corps de chair et d’esprit et accompagner des êtres humains dans toute leur complexité. La relation à l’autre est fondamentale pour comprendre et mieux gérer les angoisses, les douleurs, les difficultés… Il arrive souvent qu’un patient bouge lors d’une IRM [imagerie par résonance magnétique] parce qu’il est stressé par cet examen dont il redoute le diagnostic et que le manipulateur n’a pas eu le temps de lui expliquer que l’appareil allait avancer à un moment donné, que cela allait faire du bruit… On est tous pareils. Il suffit souvent d’une écoute, d’un regard, d’un sourire, d’une main posée sur une épaule, d’une parole, d’un mouchoir tendu… pour que tout se passe mieux. Encore faut-il pouvoir le faire, ne pas être malmené soi-même, épuisé. Des soignants aux soignés, on est dans un irrespect généralisé ! Tout le monde a un peu honte de la situation. Les patients n’osent pas se plaindre, c’est à peine s’ils se risquent à dire qu’ils ont mal, car ils voient que les aides-soignantes et les infirmières courent tout le temps. Du côté des soignants, la souffrance est profonde. Ils essaient de faire le mieux possible, mais quand ils rentrent chez eux le soir, ils ne sont pas très fiers d’eux, car ils savent qu’ils ont sûrement fait mal à tel patient en lui faisant sa prise de sang trop rapidement. Des soignants se suicident sur leur lieu de travail, ça a un sens.

Pourtant, la bienveillance est actuellement à la mode dans la société…

C’est un mot creux, car il est vide de sens. Les lieux de soins ont besoin de décisions globales, pas de bonne conscience. Il n’y a jamais eu autant de formations sur ce thème à l’hôpital, faites par des intervenants extérieurs. De qui se moque-t-on ? Les soignants n’arrêtent pas de tirer la sonnette d’alarme pour signaler qu’ils n’arrivent plus à être bien-traitants avec les personnes dont ils ont la charge. Par ailleurs, comment peuvent-ils mettre en application ce qu’ils ont appris alors que les sous-effectifs sont criants ? L’année dernière, il a été proposé d’ajouter une heure de méditation par mois à la formation des internes en médecine. Très bien, mais commençons déjà à ne plus les pressurer en les utilisant comme des bouche-trous à l’hôpital alors qu’ils sont encore en formation. La bienveillance, cela pourrait consister également à remercier les équipes soignantes pour ce qu’elles font. Les patients savent très bien le faire, mais pas la hiérarchie. Cela fait du bien de dire aux gens qu’ils sont bien.

Tout n’est pas négatif, vous racontez aussi des expériences intéressantes…

Il y a des professionnels merveilleux et des établissements qui cherchent des solutions pour améliorer le quotidien. Je pense, par exemple, à un EHPAD où les résidents ne sont pas obligés de dîner à 18 heures et de dormir à 20 heures. Ils peuvent se coucher à minuit s’ils le souhaitent. On peut leur servir à manger à 22 heures s’ils en ont envie. De même, il y en a qui autorisent les animaux de compagnie. Faire entrer un chat ou un chien dans une maison de retraite, c’est un souffle de vie pour les personnes âgées. Il y a aussi des établissements dans lesquels le personnel peut déjeuner avec les résidents. Pourquoi pas ? On devrait aussi permettre plus souvent aux résidents de partager leur repas avec leur conjoint ou leurs enfants. Il est plus facile de retrouver son appétit face à un proche aimant que seul au milieu de la salle commune, où chacun se débrouille comme il peut. Pourtant, de nombreux établissements refusent cette possibilité. Comme s’ils craignaient d’être surveillés ou jugés, alors que les familles demandent seulement à passer un moment ensemble. Il est temps que l’on regarde ailleurs. Depuis les années 1980, la Norvège ne construit plus de maisons de retraite. Les personnes âgées sont intégrées au centre de la ville et vivent dans des appartements adaptés. Ils ont un petit commerce, un coiffeur, au bas de leur immeuble, et des soignants qui passent dans la journée et la nuit. Les lieux de soins ne doivent pas être des mondes à part, ils ont tout intérêt à s’ouvrir.

Comme au centre Gustave-Roussy, à Villejuif, au sud de Paris ?

L’alimentation fait partie des sujets tabous à l’hôpital. Dans ce centre anticancer, un partenariat a été mis en place avec deux chefs dans l’objectif de redonner le goût de se nourrir aux patients. Les plats industriels ont été remplacés par des recettes simples et bonnes, les barquettes en plastique par de vraies assiettes… Ils ont compris que la nourriture est un temps de pause dans la maladie et les traitements. Il a fallu revoir les techniques de cuisson, former le personnel… Mais cela fonctionne et tout le monde est fier d’y avoir participé. Et les patients sont contents que l’on prenne à ce point soin d’eux. Lorsqu’on réside à vie dans une structure et que l’on vous répète : « Il faut manger pour retrouver des forces », on a envie de répondre : « Donnez-moi quelque chose de bon, et je mangerai. » Il est grand temps de faire évoluer les mentalités.

Repères

Psycho-oncologue dans un service de cancérologie hospitalier lyonnais depuis près de vingt ans, Valérie Sugg a lancé, en 1999, le premier espace réservé aux maladies du cancer. Après un premier livre, Cancer : sans tabou ni trompette (éd. Kawa, 2016), le second, L’Hôpital : sans tabou ni trompette, vient de paraître chez le même éditeur.

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