Leur complicité fait plaisir à voir… Assises à la table de la salle à manger, devant la nappe blanche coquettement repassée, Monique, 75 ans, et Clotilde, 60 ans, papotent avec entrain en sirotant leur café. Dans la longue pièce carrelée de « leur » pavillon à étage, la télé ronronne au loin. Qu’importe : la conversation bat son plein, enrichie de celle de nombreux visiteurs au fil de la journée, enfants, petits-enfants, amis… « On a une vie de famille, nos petites habitudes pour le ménage, les courses et les vacances aussi. On s’est bien adoptées, ça va, on ne se dispute pas trop ! », sourit Monique Maillard, « famille d’accueil » depuis 2004. Voilà bientôt dix ans que Clotilde est arrivée chez elle, à Moreuil, au sud-est d’Amiens, région agricole aux champs infinis de betteraves. Depuis, elles ne se quittent plus. Atteinte d’une maladie respiratoire qui la handicape au quotidien, en couple avec un « ami » souffrant d’une maladie invalidante qui ne pouvait l’héberger chez lui, Clotilde voulait continuer à vivre dans un cocon familial, à mille lieues d’un univers de blouses blanches et de plateaux-repas qu’elle n’a que trop connu.
Le contact facile, pas timide pour deux sous, elle raconte : « Je ne me sentais pas capable de m’occuper de moi. Je n’osais pas. Ici, je me sens en sécurité. Madame Monique m’aide beaucoup, elle veille sur moi, vérifie de loin ma toilette… J’arrive beaucoup plus à me débrouiller. » Fruit de tout le travail d’accompagnement quotidien assuré auprès d’elle et du lien de confiance qui s’est tissé entre elles, la métamorphose s’avère plutôt spectaculaire. « C’est vrai qu’on l’a dégourdie un peu ! Aujourd’hui, Clotilde fait tellement de choses par elle-même qu’elle connaît presque plus de monde à Moreuil que moi », se réjouit l’accueillante familiale agréée par le conseil départemental.
Moins connu que dans le domaine de la protection de l’enfance – où Monique Maillard exerçait d’ailleurs jusqu’à sa retraite –, le dispositif de familles d’accueil existe en France, depuis 1989, également pour le grand âge et le handicap(1). Alternative chaleureuse et potentiellement moins onéreuse qu’une prise en charge en maison de retraite – jusqu’à deux fois moins cher grâce à un crédit d’impôt supplémentaire mis en place en janvier 2017(2) –, privilégiant aussi la proximité du lieu de vie initial des accueillis et la création d’emplois au local, elle séduit de plus en plus les collectivités territoriales, mais peine encore à se développer. « Alors qu’aujourd’hui 700 000 personnes sont hébergées en établissement, seules 18 000 places sont proposées au sein de 10 000 familles agréées », indique Estelle Camus, chargée d’études « autonomie » à l’Observatoire national de l’action sociale (ODAS).
C’est pour mieux outiller, valoriser et déployer ce mode d’accueil qu’a été créée en juin 2016 l’entreprise sociale et solidaire CetteFamille(3). « Il y a un réel problème d’accès au système, qui relève du parcours du combattant. Les départements ne communiquent pas ou peu sur l’accueil familial », constate Paul-Alexis Jourdren, cofondateur de l’entreprise, qui a voulu faire quelque chose après l’appel à l’aide d’un ami proche, obligé de « mettre son père sur un site populaire de petites annonces » pour réussir à trouver, après de long mois de recherche, la famille et le lieu d’accueil dont il rêvait…
« Résultat : on compte au moins 20 % de places d’accueil familial disponibles, alors que les demandes des personnes âgées dépendantes et de leurs familles en quête d’une solution plus souple, plus personnalisée, plus intergénérationnelle, ne cessent de croître, poursuit Paul-Alexis Jourdren. En améliorant la mise en lien entre les personnes, on peut augmenter le roulement. » Ce jeune économiste tout frais émoulu de l’université Paris-Dauphine s’est associé avec une spécialiste du design de service, diplômée de l’Ecole de management de Lyon, dont le vocabulaire et le modèle de service, aidé par le numérique et un centre d’appels, détonnent dans l’univers social.
Inspirée du succès des réseaux de gardes d’enfants qui essaiment sur la toile, la start-up (moyenne d’âge de 31 ans) intègre aussi dans sa proposition une aide à la gestion administrative. Depuis 2015 et la loi d’adaptation au vieillissement de la société (ASV), le statut d’accueillant familial est officiellement reconnu – une avancée décisive vers la démocratisation du dispositif – avec des critères d’agrément plus précis et la création d’un cadre juridique précisant le lien contractuel de gré à gré que l’accueilli, en tant qu’employeur, est censé gérer. Dans la réalité, devant la complexité de la réglementation, celui-ci passe par des cabinets comptables pas toujours au meilleur prix. Ou bien l’accueillant familial se charge lui-même de son bulletin de salaire, des déclarations Urssaf, des demandes d’aides… « Toutes ces tracasseries dissuadent les gens de venir dans le dispositif. D’où l’idée d’un accompagnement sur mesure de A à Z, du dépôt initial du dossier au versement du salaire, pour démonétariser la relation, simplifier tout ce qui peut l’être et se centrer sur l’humain », explique le cofondateur de l’entreprise, qui compte à ce jour 620 accueillis abonnés.
Pour inclure le plus grand nombre, la souscription aux services de base de la start-up (gestion administrative, déclarations sociales, support téléphonique de 9 heures à 19 heures) s’élève à 9,90 € mensuels – « moins cher qu’une heure de SMIC brut chargé » (à 11,70 € avec la réduction « Fillon ») et, surtout, finançable via l’aide sociale à l’hébergement. Elle passera prochainement à 15 € pour intégrer l’assurance responsabilité civile obligatoire. Deux autres abonnements sont proposés, incluant la mise en relation, un appel mensuel, la recherche de solutions pour les vacances ou d’une famille relais (49 € par mois), voire des « visites trimestrielles de courtoisie » (79 € par mois).
Pour les accueillants, le service est complètement gratuit. « Ils nous appellent pour connaître le niveau du SMIC, les montants des minima garantis qui composent leur salaire. On est souvent des conseils pour eux, parfois simplement une présence et une oreille attentive dans l’exercice d’un métier où ils se sentent très isolés », témoigne Bruna Polak, coordinatrice de CetteFamille, qui table aujourd’hui sur un maillage de 2 400 familles agréées proposant des hébergements pour 1 300 à 1 800 € mensuels (loyer, rémunération de la famille, charges). Conseillère en économie sociale et familiale (CESF) de formation, Bruna Polak a été chargée du suivi de l’accueil familial pour un département et licenciée il y a un an à la suite de la « réinternalisation » du service par la collectivité.
Un sujet à l’actualité pour le moins sensible… Devant le vieillissement de la population et la réduction drastique des moyens, la réorganisation du champ de la dépendance – et, en son sein, du dispositif – fait débat dans de nombreuses collectivités. Dans ce paysage en recomposition, marqué aussi par la suppression brutale des « tiers régulateurs » – associations subventionnées auxquelles les départements pouvaient déléguer l’accueil familial, au coût devenu insoutenable pour eux –, le créneau investi par CetteFamille, présent aujourd’hui dans plus de 85 d’entre eux, doit encore faire ses preuves. Concurrent direct ? Substitut marchand d’une action publique en souffrance ? « Le côté privé fait peur », reconnaît Paul-Alexis Jourdren.
Après avoir envisagé le statut associatif, les deux cocréateurs ont préféré celui d’entreprise solidaire et sociale pour garantir à leur projet une pérennité financière, une indépendance des revenus et une capacité d’action nationale qui dépasse les cloisonnements territoriaux et rende possible mutualisations et économies d’échelle. « Cela implique une gouvernance sociale avec toutes les parties prenantes de CetteFamille (accueillis, accueillants, collectivités, associations de tutelle), précise Vivian Schulze, chargé de la communication. Nous sommes tenus aussi de réinjecter la moitié des bénéfices directement dans l’entreprise, le reste se répartissant entre le développement (20 %) et le paiement des salaires (30 %). »
Sur le terrain, le travail d’explicitation reste à mener… « Avec la moitié des départements dans les services, ça se passe bien. Avec les autres, beaucoup moins… Ils ont peur qu’on leur prenne leur job, nous perçoivent comme un Uber de la “silver économie”. C’est pourtant tout le contraire : l’idée est de faire plus et mieux avec moins en proposant une nouvelle répartition des rôles », souligne le jeune entrepreneur, conscient du « choc des cultures » et d’une confiance à gagner « petit à petit ». Conquis, le département de l’Orne a été le premier à signer un partenariat avec lui (voir encadré ci-contre). En lien avec les dirigeants de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), ce nouvel acteur du social compte aussi partager sa vision dans le cadre de la prochaine concertation autour de l’évaluation de la loi « ASV ».
Dans ce modèle alternatif, les départements restent les « gardiens du temple », avec la délivrance de l’agrément, le suivi social et médico-social de l’accueillant et de l’accueilli. A CetteFamille revient la fonction support « par l’apport d’outils innovants, de processus optimisés et d’un lien humain supplémentaire ». Paul-Alexis Jourdren le résume : « Notre métier est celui d’un tiers de confiance qui permet d’améliorer l’efficacité et la visibilité du service à la personne fragile tout en réduisant les coûts, de professionnaliser l’image de l’accueil familial et d’y attirer de nouveaux profils d’accueillants pour renouveler la pyramide des âges. » Cette approche pragmatique dépoussière bien des canons du monde social… Elle ne choque pourtant en rien Alain Caussin, directeur de l’Association tutélaire de la Somme (ATS 80). « Quand on n’est pas riche, il faut être intelligent », explique ce responsable, éducateur spécialisé de formation, qui a dû composer l’an dernier avec la suppression soudaine du tiers régulateur dans le département, en exercice auprès de 300 familles d’accueil, et avec son remplacement par un service de quatre personnes au sein de la collectivité.
« Face à la charge de travail qui nous a été transférée de facto, le souci était d’alléger tout ce qui ne relève pas du rôle social et de la présence de nos professionnels auprès des majeurs protégés, la gestion administrative en tête », poursuit le directeur de l’association, dont tous les mandataires judiciaires sont travailleurs sociaux. De concert avec l’Union départementale des associations familiales (UDAF), l’autre structure tutélaire importante du département, la décision a été prise de faire appel à CetteFamille comme « prestataire », la souscription au service étant entièrement prise en charge par les structures au bénéfice de leurs 200 majeurs protégés.
Un autre impératif a également pesé, insiste Alain Caussin : « Il fallait à tout prix préserver un lien fort avec les familles d’accueil », et, si possible, sécuriser leur activité professionnelle… Ancienne auxiliaire de vie sociale et famille d’accueil depuis onze ans à Franvillers, au nord-est du département, Nathalie Desavoye raconte : « C’était l’angoisse… Pendant trois mois je me suis retrouvée sans fiche de paie et sans réel interlocuteur de proximité. Heureusement, les choses ont pu être régulées avec l’arrivée de CetteFamille. »
Une réalité qui échappe complètement à « ses » deux protégées, Pascale, 64 ans, et Bernadette, 50 ans, toutes deux atteintes d’un handicap mental, qui, ce matin, s’affairent joyeusement à ses côtés dans la cuisine. Pas question pour elles d’aller en Belgique (pays qui offre davantage de possibilités d’accueil), ni d’être placées dans un foyer de vie : « Nous, on est bien, au calme. On a notre chambre, nos affaires. C’est notre maison, ici. » Même soulagement chez les travailleurs sociaux. « Avec leur regard extérieur, les accueillants rationnalisent un système laissé à un état très artisanal, posent un cadre qui rassure et permet d’éviter les dérives », considère Christelle Mantaux, tutrice de Bernadette, déléguée à la protection des majeurs au sein de l’ATS 80 et éducatrice spécialisée de formation. Quid de leur présence principalement virtuelle ? « Honnêtement, ils sont très réactifs, et cela oblige à aborder le dispositif autrement, en faisant davantage le lien entre tous les acteurs, en remontant systématiquement les infos pour qu’il y ait une véritable chaîne de suivi autour des personnes accueillies », ajoute sa collègue Hélène Watin, CESF de formation.
Fondé sur les nouvelles technologies, le modèle n’en reste pas moins à parfaire. Quelle réalité du lien humain dans cette affaire ? « On a découvert un gap générationnel que l’on n’imaginait pas », confie le jeune fondateur de CetteFamille. Et Bruna Polak d’ajouter : « On s’est aperçus que 50 % des accueillants n’étaient pas sur la plateforme faute d’équipement ou d’habitude, même si elle leur sert de vitrine, alors que les accueillis et leurs familles y recourent beaucoup plus facilement. D’où la mise en place d’un service d’appels et de visites quand c’est possible. Aujourd’hui, tout ou presque passe par téléphone. »
La coordinatrice ne manque pas d’idées de développement pour l’avenir. Entre autres, elle aimerait développer avec l’équipe un réseau de familles d’accueil « relais » qui permettrait aux familles de « souffler » pour quelques heures ou quelques jours ; ou créer une « mutualisation » pour la retraite des familles d’accueil ; ou encore mettre en œuvre un service de conseils sur l’aménagement d’une maison pour optimiser l’accueil des personnes à mobilité réduite – un guichet familial unique, en somme… Pour cela, un équilibre économique doit être trouvé par l’entreprise de 12 salariés, dont le lancement a été rendu possible grâce au soutien de la région Normandie (300 000 € investis), à l’obtention de prix sociaux de l’innovation et à un appel d’offres gagné avec la CNAV (4). Au-delà de la croissance du nombre de « bénéficiaires » (l’objectif est d’en compter 1 500 d’ici à la fin de l’année), CetteFamille mise sur la formation pour les accueillants dans les territoires, rendue obligatoire depuis avril 2017, avec la conception d’un dispositif d’e-learning (ou formation en ligne) accessible 24 heures sur 24. L’enjeu est de développer un maximum de partenariats avec les départements. « L’accueil familial n’est pas “la” mais “une” des solutions à réaffirmer aujourd’hui dans la nécessaire adaptation de l’offre de services et d’hébergement aux besoins de la population âgée et en situation de handicap, estime Alain Lambert, premier vice-président du conseil départemental de l’Orne. L’arrivée de nouveaux acteurs a le mérite, au surplus, de ne pas nous évaluer nous-mêmes et de stimuler l’innovation dans le travail social et humain. »
Depuis le 23 janvier dernier, CetteFamille s’occupe officiellement pour le conseil départemental de l’Orne de la mise en lien des familles d’accueil avec les personnes âgées ou handicapées en quête d’une place en accueil familial. Une première pour la jeune start-up de l’économie sociale et solidaire, qui souhaite inaugurer un nouveau modèle – le « tiers de confiance » –, après celui de « tiers régulateur » aujourd’hui en voie de suppression dans nombre de départements. A charge, pour elle, de qualifier les dossiers, de diagnostiquer les projets de vie, de proposer une famille d’accueil au futur accueilli que le conseil départemental valide en fonction de l’adéquation de l’accueil, de la réalité du nombre de places et de l’existence d’un agrément actif. Objectif affiché : développer le dispositif, mieux identifier les besoins et amorcer une campagne de communication afin de recruter 30 nouveaux accueillants, dans un département très rural et vieillissant qui en compte déjà près de 90, en quête d’alternatives humaines innovantes aux établissements spécialisés.
(1) Loi n° 89-475 du 10-07-89 relative à l’accueil par des particuliers, à leur domicile, à titre onéreux, de personnes âgées ou handicapées adultes.
(2) En moyenne, le reste à charge de l’accueilli est de 700 € par mois, contre 1 500 € en EHPAD.
(3) CetteFamille : du lundi au vendredi, de 9 h à 19 h – Tél. 01 76 44 04 37 –
(4) « Pour bien veillir, en relation avec son entourage et en vivant au sein de son logement sûr et confortable ».