C’est une réaction agacée, en fait. Cela fait longtemps que le chiffre de « deux enfants tués par jour » sous les coups de leurs parents circule. Avec quelques autres, j’ai déjà interrogé publiquement sa fiabilité, sans grand succès puisqu’il continue à être diffusé. La goutte d’eau qui m’a fait réagir a été de le voir repris, une fois de plus, dans une revue de la presse sociale, donc spécialisée, pour annoncer un documentaire sur le sujet à la télé. Le quotidien des rédactions étant ce qu’il est, je me suis dit que le mieux était que je fasse moi-même un travail pour vérifier cette affirmation. Naïvement, je pensais que ce chiffre était tellement choquant qu’il devrait questionner d’autant plus. Eh bien, non. Pourtant, il est censé nous dire l’état de la protection ou, plutôt, de l’« inprotection » de l’enfance. Il convoque la société sur ce qui serait le signe de son incapacité à voir ou, pire encore, le déni d’une supposée réalité aussi objective qu’une donnée chiffrée peut l’être. Mon étude est un appel à y regarder à deux fois aussi bien pour les professionnels que pour les journalistes, les législateurs et les décideurs.
Il apparaît en 1981, essentiellement porté par des associations militantes pour la cause des enfants. Remis en cause une première fois en 1990 par un pédiatre à l’origine de l’Afirem [Association française d’information et de recherche sur l’enfance maltraitée] et considéré avec une certaine distance par les professionnels, il s’est malgré tout répandu, lentement mais sûrement. Mais c’est une étude épidémiologique de l’Inserm [Institut national de la santé et de la recherche médicale], publiée en 2008, qui va définitivement le propulser, jusqu’à ce qu’il devienne une référence officielle dans un colloque qui s’est tenu au Sénat en 2013. Ce chiffre est cité par des rapports parlementaires, des associations de défense des enfants ou des travailleurs sociaux, par le milieu médical, les personnalités politiques, les médias… Bien que jamais démontré, il fait « autorité ». Comme s’il avait été jugé suffisamment vraisemblable pour être considéré comme vrai.
J’ai cherché à voir ce qui l’étayait et j’ai constaté qu’il n’y avait pas de données générales. Un travail de recensement des infanticides sur les moins de 15 ans, issu des statistiques de la police et de la gendarmerie, a commencé, mais il n’y a pas vraiment de recherches sur ce sujet en France. Ce chiffre s’appuie donc principalement sur l’étude menée par l’Inserm à partir d’informations provenant des tribunaux et des hôpitaux dans trois régions françaises. Le problème est que celle-ci s’intéresse, au départ, uniquement à la mort des enfants de 0 à 1 an. Elle a eu le mérite de mettre en évidence la sous-estimation du nombre d’homicides de nourrissons par le CépiDc [Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès]. Mais son auteur a ensuite extrapolé les résultats en minorant ou ignorant des éléments et en en survalorisant d’autres pour proposer une estimation du nombre total d’infanticides. En admettant que rien n’ait changé depuis la publication de cette étude, le nombre de « deux enfants tués par jour » ne devrait donc s’appliquer en réalité qu’aux nourrissons. Le reste relève d’une construction et d’une tromperie, ce chiffre confondant, dans une même catégorie, des situations où la probabilité est quasi nulle d’arriver à un homicide et celles où il y a des risques avérés de passage à l’acte violent.
En stratégie de communication, c’est effectivement un chiffre choc. Mais, outre qu’il contribue à rajouter de l’horreur à l’horreur, il y a une éthique de responsabilité. En effet, ce chiffre a des conséquences probablement plus négatives que positives. On peut défendre une bonne cause sans avoir besoin de faire de la désinformation. Si cinq enfants meurent de la violence de leurs parents chaque année, c’est déjà beaucoup, et cela suffit à mobiliser des moyens pour éviter ces drames. Il faut savoir, par ailleurs, que la tendance est à la baisse. Il y a moins d’homicides sur mineurs qu’avant. C’est un fait. Pourquoi ne jamais le mentionner ? Les différentes évolutions du dispositif législatif depuis la fin des années 1980 sur l’évaluation de la maltraitance infantile ont eu un impact significatif. Continuer à diffuser ce faux chiffre dénie cette réalité et empêche de voir tout le travail accompli par les professionnels du secteur depuis des années. Cela renvoie l’image qu’ils sont inefficaces et renforce les logiques de défiance de la population à leur égard. Il pourrait d’ailleurs produire des effets de réserve dans l’alerte qu’un citoyen peut faire lorsqu’il constate une situation de maltraitance. Il peut se dire : « A quoi bon signaler aux services sociaux, ils ne feront rien… » C’est complètement contre-productif.
Il est difficile d’avoir un chiffre fiable, en raison des marges d’erreur inhérentes à la sous-détection des maltraitances qui conduisent à la mort, notamment chez les nourrissons. Chez les enfants socialisés et solides physiquement, elles sont un peu plus difficiles à masquer. On ne provoque pas un hématome sous-dural chez un préadolescent comme chez un nourrisson de deux mois. De même, on cache moins aisément un homicide sur un enfant scolarisé que sur un bébé pour lequel, sans trace apparente, la mort subite du nourrisson peut être imaginée… Si l’on en vient à davantage de rationalité, le nombre pourrait tourner autour de 100 à 150 enfants tués par an, dont 43 à 50, en moyenne, dans un cadre intrafamilial. A titre indicatif, la fondation La Voix de l’enfant, qui regroupe de nombreuses associations de protection de l’enfance, évoque un à deux enfants tués par semaine, soit 7 à 14 fois moins que le chiffre diffusé partout. Pour le bien des enfants, il est temps d’avoir des repères statistiques crédibles. C’est d’ailleurs l’un des objectifs du plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants pour 2017-2019.
Ce seuil d’alerte peut pousser les professionnels à considérer que le chiffre est tellement invraisemblable qu’ils vont sous-réagir ou, au contraire, qu’il est tellement alarmant qu’ils vont surréagir. Cela peut entraîner une augmentation des rapports de force avec les familles et des placements plus rapides pour protéger l’institution « au cas où ». Protéger les enfants est une priorité absolue, mais mieux vaut faire les choses de façon appropriée, car les éloignements inadaptés créent des bouleversements familiaux qui ne sont pas neutres. Ils peuvent projeter l’enfant dans des temps de séparation loin d’être toujours bien-traitants pour lui, dans certains cas. Il y a des accueils d’urgence, par exemple, dans lesquels un adolescent peut se retrouver maltraité par d’autres adolescents qui ont vécu des situations extrêmes. C’est parfois plus violent que le milieu familial. D’où l’importance de ne pas faire n’importe quoi. De plus, ce chiffre réduit les situations de protection de l’enfance aux cas les plus tragiques. Il ne dit rien des enfants qui bénéficient de mesures de prévention ou de protection, ni des réponses institutionnelles ou environnementales parfois déconnectées de leurs besoins… En clair, il cache la forêt des situations qui évoluent loin du drame.
Si l’on disait à un journaliste qu’il y a trois fois plus de chômeurs que ce qui est annoncé, il remonterait tout de suite à la source de l’information pour la vérifier. Mais se poser en défenseur des enfants anesthésie l’esprit critique. Réinterroger ceux qui défendent l’idée qu’ils ont un juste combat est moralement difficile, puisque cela donne l’impression d’invalider leur engagement. Dans la protection de l’enfance, l’émotion est un levier puissant, et on est vite accusé d’être dans le camp des méchants lorsque l’on remet quelque chose en cause. C’est une constante. Mon étude a été bien accueillie – beaucoup de professionnels, du reste, n’ont jamais cru à ce chiffre –, mais ceux qui me critiquent disent que je vais donner un sentiment d’impunité aux familles maltraitantes. Dans notre société, la victime est sacralisée, d’autant plus quand c’est un enfant. Pourtant, aussi noble soit la cause des enfants, elle exige la même rigueur que n’importe quel autre sujet.
Laurent Puech est assistant social, ancien président de l’ANAS (Association nationale des assistants de service social) et fondateur-animateur du site Secret professionnel et travail social (