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Non à la fatalité du naufrage

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Piloté par un service public, un dispositif social, à Nantes, aide les personnes en situation de précarité de plus de 58 ans à briser le cercle vicieux de la marginalisation que le cumul de difficultés – pauvreté, chômage, maladie – peut entraîner, en créant le lien entre les structures d’urgence, celles d’insertion sociale et les établissements pour personnes âgées. Focus sur une initiative unique en France.

En cette matinée glaciale de janvier, Caroline Tendron, responsable du dispositif Interface, prend la route pour Clisson, en banlieue de Nantes. Trente minutes plus tard, elle arrive à l’hôpital où Fernand, 67 ans, est hospitalisé en soins de suite depuis sept mois. Si le rendez-vous a été convenu à l’avance, le sexagénaire semble surpris de cette visite matinale. Torse nu, il bafouille un « bonjour », avant de laisser entrer Caroline Tendron. « Il fait chaud ici », se plaint-il pour excuser sa dégaine. Rodée, l’intervenante sociale ne relève pas. « Au Bois Hercé [EHPAD de Nantes], une infirmière externe viendra faire vos soins », poursuit-elle en désignant sa blessure au pied. Méfiant, le vieil homme bougonne dans sa barbe. « Quand on me l’a adressé, il était dans le déni total de son état, explique-t-elle. Lorsqu’il a été retrouvé chez lui par les services sociaux, il ne s’alimentait plus et se négligeait totalement. S’il a fallu du temps pour lui faire accepter l’idée qu’il ne pouvait plus vivre seul, il semble désormais serein à l’idée de s’installer en maison de retraite. » La coordinatrice du dispositif Interface a rapporté quelques pantalons, récupérés à La Ressourcerie de l’île, l’une des associations d’insertion auprès desquelles elle a l’habitude de piocher pour équiper ses bénéficiaires. Mission du jour : faire nettoyer les vêtements et les étiqueter. Manteaux, sous-vêtements, pulls, chemises, nécessaire de toilette… elle s’est occupée de lui constituer un trousseau. Elle s’est également chargée de faire une demande de mandataire en urgence en juin, a fait toutes les démarches administratives pour récupérer des droits abandonnés depuis des années et a organisé trois visites d’établissements, au plus près des souhaits de son « protégé ».

Vieillir dignement

La mission Interface existe depuis 2008. Son objectif ? Permettre aux personnes sans abri vieillissantes d’être accueillies dans un établissement de droit commun. En effet, depuis quelques années, grâce aux prises en charge sanitaires, leur espérance de vie ne cesse de s’allonger. Un groupe de travail « SDF vieillissants » impulsé par le centre communal d’action sociale de Nantes s’est emparé de cette question et a décidé de créer un service de médiation entre les partenaires compétents pour préparer et accompagner l’accueil dans une structure pour seniors de personnes âgées issues de la rue. Caroline Tendron est alors recrutée pour se charger de la mission. A l’époque, l’expérimentation est portée par la maison de la veille sociale (MVS). Puis, en 2011, l’Etat a donné son accord pour pérenniser la démarche, avec un financement intégré à celui du SIAO 44 (service intégré d’accueil et d’orientation de Loire-Atlantique). Caroline Tendron devient alors l’interlocutrice privilégiée du public de rue vieillissant auprès de tous les partenaires de l’insertion du département. Référentes sociales, bénévoles d’accueil de jour, éducatrices travaillant dans des hébergements d’urgence, professionnels du SAMU social ou du 115, mandataires judiciaires… dès qu’un repérage est constaté, une demande de prise en charge est adressée à Interface. « L’objectif est d’intégrer au moins une personne par mois dans une structure de droit commun, sachant que nos interventions ne s’adressent qu’à un public de plus de 58 ans. En outre, depuis quelques années, nous sommes de plus en plus sollicités pour des populations sans parcours d’errance mais clochardisées dans leur logement et menacées d’expulsion. L’idée est de faire de la prévention et de ne pas les retrouver dans le circuit de l’urgence », développe Sébastien Perrinel, directeur du SIAO 44.

Faciliter l’intégration

La mission de Caroline Tendron prend effet à partir d’un signalement ou d’une hospitalisation et s’achève au terme de la période probatoire (trois, voire six mois après l’intégration dans un établissement), et ce, si et seulement si celle-ci est réussie. En cas d’échec, le dispositif prévoit de réintégrer la personne pour lui proposer une autre solution. Un long travail de patience que la chargée de mission est prête à endosser. « J’ai une constante : je ne travaille jamais dans l’urgence, défend-elle. Il faut du temps pour instaurer une bonne relation de confiance. Un cheminement nécessaire pour convaincre la personne d’adhérer à son nouveau mode de vie, loin des circuits de l’urgence. » La professionnelle en est convaincue : la clé de la réussite de son accompagnement est l’adhésion du bénéficiaire. Sans cela, l’intégration en collectif est vouée à l’échec. Si l’entrée en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) n’est jamais accueillie avec enthousiasme, la force de Caroline Tendron est d’amener progressivement son bénéficiaire à prendre conscience de l’intérêt d’intégrer une structure pérenne et de rompre avec le cercle vicieux de la précarité. Perte d’autonomie, présence du collectif, décalage de générations par rapport aux autres résidents… La transition est d’autant moins violente psychologiquement que la préparation a été soignée.

Après Clisson, le marathon de Caroline Tendron continue. Direction Nantes, pour retrouver Maurice, 63 ans, hébergé par l’association Saint-Benoît-Labre, où l’intéressé l’attend de pied ferme dans la salle commune du centre d’hébergement d’urgence. « Alors, vous m’avez trouvé une place ? », la presse-t-il en lui laissant à peine le temps de franchir le seuil de la pièce. Maurice est un cas à part dans le dispositif. A sa sortie de prison, en 2015, il est placé temporairement dans ce centre d’hébergement d’urgence en attendant qu’une place en maison de retraite se libère. Contactée par sa conseillère SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation), Caroline Tendron entame des recherches qui, pour l’instant, sont restées vaines. « Je soupçonne les directeurs de ne pas jouer le jeu, regrette-t-elle. En théorie, lorsque le personnel d’un établissement signe notre convention, il s’engage à donner la priorité à nos demandes de placement. En réalité, certains acceptent le dossier, mais ne donnent pas suite. » La coordinatrice a toutefois bon espoir que la situation se débloque rapidement grâce à son réseau étendu de partenaires. A ce jour, 92 établissements du département se sont engagés dans le dispositif. Au-delà des EHPAD, Interface propose un accueil de trois types en fonction du degré d’autonomie : en domicile service – une sorte de CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) pour personnes âgées –, en résidence autonomie (ex-foyer logement) et en domicile collectif pour les populations plus dépendantes. Sans compter les centres d’hébergement temporaire, qui permettent d’instaurer un sas entre la rue et un établissement pérenne.

Une connaissance aiguë du secteur

Age, état sanitaire, degré de dépendance, ressources sont des indicateurs sur lesquels la CESF (conseillère en économie sociale et familiale) de formation s’appuie pour déterminer la solution d’hébergement la plus adéquate. Si cette ancienne de la plateforme téléphonique du 115 et des maraudes du SAMU social maîtrise le secteur de l’urgence, il lui a fallu quelques années pour se familiariser avec la spécificité du secteur des personnes âgées. Elle peut toutefois compter sur le soutien des travailleurs sociaux ou des bénévoles du réseau social avec qui elle collabore quotidiennement. Après une première évaluation du potentiel du bénéficiaire, et avec son accord, elle procède à une remise à plat de sa situation administrative (référent social, assurance maladie, mutuelle, minimum vieillesse, mesure de protection…) et médicale, avec une infirmière ou un médecin, pour établir le calcul du groupe iso-ressources (GIR). Puis, aux entretiens réguliers s’ajoutent les visites dans les établissements et la constitution du dossier d’inscription. Une étape cruciale à laquelle la coordinatrice consacre beaucoup de temps, ne serait-ce que pour faire coïncider les souhaits de son bénéficiaire avec les contraintes des établissements. Des contraintes qui ne cessent d’ailleurs de s’alourdir. « Plus le temps passe et plus l’âge de l’entrée en EHPAD est repoussé, et le degré de dépendance exigé important. Je dois régulièrement faire une demande de dérogation au médecin-conseil départemental pour prouver que la personne que j’accompagne n’est plus capable de vivre seule, même si elle n’a pas 60 ans, précise l’unique intervenante du dispositif. Désormais, je joins systématiquement un rapport dans lequel j’indique les raisons qui m’ont poussée à orienter mon bénéficiaire en maison de retraite. En clair, mon rôle consiste à garantir des dossiers carrés où il ne manque rien. »

Retrouver une utilité

Malgré ces précautions, certaines structures rechignent à accueillir des personnes issues de la rue. Au grand dam d’Anthony Latouche, directeur adjoint de l’EHPAD Les Eglantines, à Frossay (Loire-Atlantique) : « La maison de retraite doit être le reflet de notre société. C’est notre rôle d’accueillir tout le monde. L’accueil peut, certes, être difficile, mais cela vaut vraiment le coup. » Situé sur la route de Pornic, l’établissement fait partie des pionniers du dispositif. Actuellement, deux ex-SDF y résident. Le directeur Antoine Humeau ne tarit pas d’éloges au sujet d’Interface : « J’ai tout de suite compris les bénéfices de cette passerelle. Je suis convaincu que nous avons tous besoin d’une utilité, et ce public ne fait pas exception. C’est un peu leur dernière chance de se réinsérer, et cela fonctionne », certifie-t-il en se retournant pour saluer un pensionnaire. Le sexagénaire lui adresse en retour un grand sourire, avant d’aller s’asseoir dans le hall au côté de quelques autres résidents. « On revient de loin, avec lui, poursuit-il. A son arrivée, il y a six ans, il refusait de se laver et traînait dehors toute la journée. Avec le temps, il a su se faire accepter des autres et a même été récemment élu président du CSV [conseil de la vie sociale]. » De son côté, Dominique, 59 ans, le second bénéficiaire du dispositif, s’est métamorphosé depuis son arrivée à Frossay. Alors qu’il était connu pour sa dépendance à l’alcool, depuis qu’il réside dans l’établissement, c’est un nouvel homme. Une transformation qu’il avait toutefois entamée durant sa préparation avec Caroline Tendron. Laquelle prévient : « On ne passe pas de la rue à une structure d’accueil. Un sas est nécessaire pour que les gens se stabilisent. »

Au-delà de la vieillesse et de la maladie, les bénéficiaires du dispositif traînent pourtant derrière eux dix, vingt, trente, voire quarante années d’errance. Un parcours de vie chaotique qui laisse des traces. D’autant que les problèmes d’addictions et les fragilités psychologiques ne sont pas rares (57 % du public d’Interface). Problème : le personnel des structures n’est pas armé pour faire face à ces difficultés. « La préparation a beau être impeccable, les démarrages ne sont jamais simples, résume Antoine Humeau. Entre ceux qui sortent s’alcooliser et ceux qui refusent de se laver ou continuent de faire la manche, la prise en charge est complexe. »

Certaines structures réticentes

Si le gérant de l’EHPAD Les Eglantines a tout de suite perçu la valeur ajoutée du dispositif Interface, il reconnaît que la réticence de certains établissements est légitime. Un avis que partage Sylvie Darc, assistante sociale dans la résidence autonomie Malville, qui héberge actuellement un bénéficiaire du dispositif Interface. « C’est un public en décalage à qui il faut tout réapprendre. Lorsque Monsieur M. est arrivé dans un de nos studios, il dormait sur des cartons. Il a fallu batailler pour qu’il utilise un matelas. Et le combat n’est pas fini puisqu’il refuse encore de manger sur une table », avoue-t-elle. Certains mécanismes développés dans la rue sont bien ancrés. Se laver, rester sobre, respecter des horaires… il faut du temps pour qu’un ex-SDF se réhabitue à la vie en communauté. Du temps dont le personnel des EHPAD ne dispose pas toujours. « Une grosse partie de mon travail consiste à rassurer les équipes et à déconstruire les préjugés. Je suis très présente au début, explique Caroline Tendron. Il m’arrive de me déplacer plusieurs fois par semaine s’il le faut. Puis, au bout de quelques mois, mes visites s’espacent car l’idée est que, à la fin, je m’efface lorsque la situation est stabilisée. »

Évoluer pour une meilleure prise en compte

Sur une centaine de personnes orientées depuis la création du dispositif, la chargée de mission déplore tout de même quelques cas d’échec (3 %), dus notamment à la consommation illicite d’alcool. Si la capacité d’adaptation des SDF en établissement est souvent remarquable, l’addiction peut poser souci. Et ce, malgré la tolérance relative de certains établissements. « On peut s’arranger avec le personnel qui, pour faire illusion, va proposer un verre de jus de raisin à table plutôt que du vin, mais ça ne fonctionne pas à tous les coups. Parfois, j’ai beau m’évertuer, c’est peine perdue », admet-elle. Dans ce cas, la seule solution possible est le retour dans le circuit de l’urgence. De son côté, Thierry Pastou, chef de service du CHRS Améthis, milite pour l’ouverture de structures dédiées, seul recours, selon lui, pour ces cas récalcitrants. « Passé cinq à dix ans dans la rue, certaines personnes ont du mal à se relever, déclare-t-il. Elles cumulent plusieurs handicaps et il faut du personnel formé pour répondre correctement à leurs besoins. » Une idée que réfute catégoriquement Caroline Tendron, qui prône la mixité envers et contre tout : « Ce dispositif représente pour cette population une dernière chance de se réinsérer dans la société. Pas question de les ghettoïser à nouveau. L’idée est de faire avec ce qui existe déjà. »

La journée marathon de la coordinatrice touche à sa fin. Entre les gens à qui elle rend visite dans les structures, ceux qu’elle accompagne avant leur entrée, ceux pour qui elle réalise une évaluation, les synthèses à organiser et les invitations aux concertations, la chargée de mission se donne à 100 % pour sa mission sociale, même si le temps lui manque. « J’aimerais pouvoir entretenir les partenariats actuels et relancer les démarches de prospection auprès de nouveaux établissements pour augmenter le nombre de places », confesse-t-elle. Autre cheval de bataille : la mise en place d’un accord avec un des médecins assermentés pour une prise en compte particulière de ce public dans l’évaluation de son degré de dépendance via le calcul du GIR. Une réflexion que le SIAO 44 aimerait entamer avec l’agence régionale de santé. Reste la question de l’emploi d’un deuxième professionnel compétent au sein du dispositif, pour répondre à l’augmentation du nombre de sollicitations de la passerelle. « La question d’une deuxième personne aux côtés de Caroline se pose complètement. Il faut vraiment qu’on ait des services de l’Etat réactifs pour permettre une meilleure réponse aux besoins », confirme Sébastien Perrinel. Selon des statistiques récentes, une centaine de personnes par an pourraient bénéficier d’un accompagnement par le biais d’Interface ; ce qui laisse autant de possibilités au dispositif de devenir incontournable dans le paysage médicosocial ligérien.

En chiffres

• Une centaine de personnes ont été orientées depuis 2008.

• Une entrée en 2008 ; 17 en 2016 ; 13 en 2017 ; et 20 dossiers en attente.

• Financement : 50 000 € par an pour l’ETP (équivalent temps plein) de la chargée de mission et pour le fonctionnement du dispositif, sur 1,2 million d’euros de budget du SIAO 44, provenant de l’Etat via la DRDJSCS (direction régionale et départementale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale), la ville de Nantes, le département, l’agence régionale de santé et la SNCF.

Age moyen : 68,76 ans.

Notes

(1) Interface : 22 bis, rue Paul-Ramadier – 44200 Nantes.

Reportage

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