Recevoir la newsletter

La maltraitance dans tous ses états

Article réservé aux abonnés

Image

La maltraitance dans tous ses états

Crédit photo Brigitte Lescuyer
Ce dossier traitera, en deux parties, de la maltraitance à l’égard de toute personne en situation de faiblesse. Cette première partie s’attache à définir la maltraitance et à exposer ses principales formes. Dans notre prochain numéro, les moyens de prévenir la maltraitance et les conséquences juridiques pour les auteurs de maltraitance seront abordés.
I. Définitions et constats

On voit apparaître le mot maltraitance dans des travaux sur les violences envers les enfants à la fin des années 1980. Au premier abord, l’utilisation de ce mot suscite toujours un malaise, comme s’il n’était pas « politiquement correct ». Les gens y associent très souvent une connotation insidieuse et mystérieuse. J’ai pu constater cependant qu’après avoir dispensé une formation, les professionnels n’hésitaient plus non seulement à l’aborder avec leurs collègues et leur hiérarchie, mais qu’également cela les aidait à prendre position dans leur vie professionnelle et leur sphère privée.

La notion de maltraitance reste souvent ambivalente, même chez les professionnels des domaines de la santé et du social. Le consensus est difficile à établir sur ce que recouvre une situation de maltraitance tant cela fait référence à des sujets imbriqués suivant le ressenti de chacun.

Dans sa complexité, la maltraitance ne peut être réductible à la seule notion de « violence à l’encontre d’une personne vulnérable ». Elle sous-entend en effet une organisation relationnelle et une stratégie (consciente ou inconsciente) se développant sur le long terme.

Voici quelques-unes des définitions les plus utilisées :

→ ONU (Organisation des Nations unies) : « La violence fait référence à tout acte violent de nature à entraîner, ou risquer d’entraîner, un préjudice physique, sexuel ou psychologique ; il peut s’agir de menaces, de négligence, d’exploitation, de contrainte, de privation arbitraire de liberté, tant au sein de la vie publique que privée. »

→ Conseil de l’Europe(1) : « La violence se caractérise par tout acte ou omission commis par une personne s’il porte atteinte : à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique ou à la liberté d’une autre personne ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière. »

→ OMS (Organisation mondiale de la santé) en 2002 : « La maltraitance est un acte commis ou omis, auquel cas on parle habituellement de “négligence”, qu’elle soit intentionnelle ou involontaire. La maltraitance peut être physique ou psychologique, avec des agressions verbales notamment. Elle peut aussi passer par des mauvais traitements sur le plan financier et matériel. Quel qu’en soit le type, la maltraitance entraînera certainement des souffrances et des douleurs inutiles, la perte ou la violation des droits de l’Homme et une dégradation de la qualité de vie de la personne âgée. » Et en octobre 2015 : « La maltraitance des personnes âgées consiste en un acte unique ou répété, ou en l’absence d’intervention appropriée, dans le cadre d’une relation censée être une relation de confiance, qui entraîne des blessures ou une détresse morale pour la personne âgée qui en est victime. Ce type de violence constitue une violation des droits de l’Homme et recouvre les violences physiques, sexuelles, psychologiques ou morales ; les violences matérielles et financières ; l’abandon ; la négligence ; l’atteinte grave à la dignité ainsi que le manque de respect. »

→ Alter Ego (Association pour la prévention de la maltraitance envers les personnes âgées)(2) : « Volontaire ou involontaire, réaction à un comportement pénible ou poursuite d’une histoire familiale conflictuelle, la maltraitance est une relation dysfonctionnelle entre des personnes […]. La maltraitance est un ensemble d’actes – comportements et attitudes – commis ou omis, envers une personne au détriment de son intégrité physique ou sexuelle, morale ou psychique, matérielle ou financière. La maltraitance engendre un tort ou une blessure. Elle constitue une atteinte aux droits fondamentaux et à la dignité de la personne. »

→ Marie-Thérèse Boisseau, secrétaire d’Etat aux personnes handicapées du 17 juin 2002 au 31 mars 2004, a donné une définition extrêmement large de la maltraitance et a souligné son omniprésence(3) : « Pour ma part, je considère comme maltraitance toute négligence, petite ou grande, toute absence de considération, qui peut aller jusqu’à des violences graves. Cette maltraitance est partout. » La définition donnée par la secrétaire d’Etat de la maltraitance envers les personnes handicapées, et illustrée par de nombreux exemples dans le rapport, montre toute la difficulté à définir avec précision un concept multiforme. La recherche de l’exhaustivité est dès lors un exercice non seulement difficile mais quasiment vain.

II. Problématique de la maltraitance

Les politiques sociales ont contribué à apporter un cadre de référence et un cadre légal aux fonctionnements des professionnels du soin et de l’accompagnement ainsi qu’une structuration rigoureuse de leurs institutions. Elles ont révolutionné, et ce en quelques décennies, le fonctionnement des professionnels, notamment avec la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 qui a pour principaux objectifs d’articuler l’innovation sociale et médico-sociale, en adaptant les structures et services aux besoins et à la promotion du droit des usagers. Le législateur veut s’assurer avant toute chose que les droits des usagers soient bien au centre des préoccupations des professionnels. Cette loi est indéniablement un moyen pour lutter contre la maltraitance, grâce aux outils qu’elle propose, en particulier le projet personnalisé et le conseil de la vie sociale.

Ce cadre juridique est-il suffisant ?

1. Malgré les nouvelles dynamiques insufflées par l’ensemble des politiques sociales, il n’en reste pas moins que les violences et la maltraitance résultent d’un fonctionnement humain dû à des carences émotionnelles, à l’expression d’une non-existence, d’un mal à vivre, d’un mal à dire, d’intolérances multiples, tout autant que de mauvaises organisations.

2. Nous savons que le phénomène est particulièrement sous-évalué :

→ du fait du silence des victimes. Ces dernières craignent des représailles, que les problèmes s’accentuent en divulguant leur quotidien difficile. Elles redoutent l’idée d’un possible abandon : choisir la solitude est une chose, la subir en est une autre. Elles investissent une culpabilité importante : d’être un poids pour leur entourage au niveau économique, d’être chronophages pour leurs familles et les professionnels, etc. Elles regrettent même pour certaines de vivre encore. Elles ignorent parfois les recours mais, lorsqu’elles les connaissent, ne vont surtout pas les solliciter car elles pensent mériter ce qui leur arrive. Les victimes se sentent impuissantes et l’isolement contribue à les fragiliser davantage.

→ compte tenu des fonctionnements de l’entourage professionnel ou familial qui occulte parfois les faits de violence et la souffrance de la victime. L’entourage est alors dans le déni (« en ne voyant pas ce qui se passe, je n’aurai pas à me mobiliser, je n’aurai pas à agir »). Etre dans le déni du problème est un mécanisme de défense le plus souvent inconscient qui exonère l’individu d’entrer dans l’action. Il en est de même lorsque les professionnels minimisent la situation ou banalisent les événements. En réduisant l’intensité de la situation, je me protège : « Ce n’est pas possible que cette situation existe, je ne peux pas envisager d’être concerné, je ne peux pas envisager d’être en lien avec une situation de violence, c’est impossible qu’une personne dont je m’occupe, dont j’ai la responsabilité, puisse vivre cela. »

3. Les difficultés des professionnels missionnés sur le traitement des situations de maltraitance sont réelles. Il est indispensable de travailler les conditions de travail des professionnels et les conditions de l’encadrement.

Les approches interdisciplinaires et pluridisciplinaires ne sont pas encore habituelles. Les professionnels sont encore trop seuls pour gérer des situations où les engagements et les responsabilités sont importants.

Je suis souvent sollicitée en tant qu’expert sur des situations de maltraitance alors que de nombreux professionnels sont déjà impliqués : médecin, responsable de service à domicile ou responsable d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, assistant social de centre communal d’action sociale et/ou de conseil départemental, infirmier, service à domicile, maire de commune, police, etc. L’intervention d’un regard extérieur permet une nouvelle lisibilité d’une problématique qui semble bloquée. Elle apporte une autre interprétation des faits et une analyse des fonctionnements institutionnels mis en place.

De nombreux professionnels témoins appréhendent encore de parler : ils craignent les conflits, les représailles quant à leur emploi, et ne se sentent pas protégés malgré le dispositif national mis en place.

(Cas pratique) Des assistantes sociales dans un conseil départemental me présentent une situation pour laquelle elles sont en difficulté.

Deux adultes handicapés âgés d’environ 40 ans vivent dans une famille d’accueil. Ils vont par ailleurs régulièrement dans un foyer occupationnel pour l’un et dans un ESAT (établissement et service d’aide par le travail) pour l’autre. Auprès des éducateurs de ces deux structures, ils racontent de manière récurrente leur quotidien dans leur famille d’accueil, chargé de règles et de nombreux interdits. Ainsi, ils n’ont pas le droit de sortir de leur chambre lorsque leurs hôtes reçoivent du monde à la maison, il leur est interdit de s’asseoir sur le canapé du salon, l’argent qu’ils gagnent est systématiquement confisqué, et lorsqu’ils doivent faire des achats, le moindre centime leur est compté. Les repas sont également source de préoccupations tant sur la quantité que sur la qualité, ils ne mangent jamais à table avec les membres de la famille d’accueil.

Incontestablement, le compte-rendu des assistantes sociales mettait en exergue un manque de soin et d’attention évident et un encadrement abusif. Le rôle d’accompagnement et de construction vers l’autonomie était également remis en cause. Les assistantes sociales ont regroupé un ensemble d’informations accablantes envers la famille d’accueil et notamment sur la personnalité de la mère. La situation était dite « préoccupante ».

D’autres professionnels se disent également inquiets : les éducateurs du foyer occupationnel et ceux de l’ESAT, leurs remplaçants respectifs, les deux tuteurs de l’UDAF (union départementale des associations familiales) et les professionnels du conseil départemental.

La commission consultative de retrait d’agrément est donc sollicitée, et l’agrément retiré contre l’avis de la famille d’accueil. La mère de famille, qui était par ailleurs « responsable des familles » au sein de la commission, fait appel de cette décision en sollicitant le tribunal administratif. Ce dernier lui donne raison, à la grande surprise des professionnels impliqués, sans tenir compte du contexte de vie évoqué par les assistantes sociales et de tout le travail effectué en amont durant des mois.

Le groupe d’assistantes sociales n’avait pas été soutenu et leur professionnalisme avait été discrédité. Notre rencontre intervient à ce moment précis. Nous avons repris les éléments clés de cette situation point par point, les actions ou l’absence d’action de tous les protagonistes professionnels. J’ai ciblé les maltraitances avérées et les responsabilités de chacun. Dans leurs propos, le mot « maltraitance » n’était jamais prononcé. Nous avons travaillé tout ce qui a dysfonctionné en amont pour ensuite lister les actions nécessaires pour protéger les deux personnes vulnérables au regard de la loi, notamment une saisine au niveau du procureur.

Je rencontre des professionnels épatants, investis et soucieux de conduire un travail rigoureux. Souvent trop de contraintes administratives et budgétaires les limitent dans la conduite du travail de proximité pour lequel ils sont missionnés. Les choix qu’ils sont obligés de faire dans ce contexte les mettent parfois dans des situations humainement délicates. Nous pouvons déjà parler de maltraitance institutionnelle dont sont parfois victimes les professionnels de l’accompagnement.

Il arrive également que les dysfonctionnements qu’ils ont à gérer ne relèvent pas forcément de contraintes financières mais de personnes qui ont développé des syndromes de pouvoir.

(Cas pratique) Une assistante sociale travaillant dans un conseil départemental vivait un calvaire. Elle faisait des évaluations à domicile et rédigeait ensuite les rapports circonstanciés qu’elle devait transmettre en réunion hebdomadaire à son chef de service médecin. Devant tous les autres collègues de ce conseil départemental, il en faisait lecture et si elle utilisait un terme médical, le nom d’une pathologie ou d’un symptôme, il déchirait la copie et la lui lançait au visage.

D’autres rencontrent des difficultés à mener leur mission du fait des barrières entre institutions. Il apparaît nécessaire de construire davantage de liens dans chaque département entre organisations sociales territoriales et structures judiciaires.

(Cas pratique) Des assistantes sociales d’un conseil départemental ont demandé une mesure de protection judiciaire en urgence à l’intention d’un usager victime de faits de violence récurrents. A leur surprise, le juge des tutelles du tribunal d’instance nomme comme tuteur la personne à l’origine de ces faits, et ce malgré la rédaction d’un rapport circonstancié du service social du centre hospitalier régional. Leur seule alternative fut d’écrire au procureur de la République. En attendant, la victime continue de subir des violences au su des professionnelles.

D’autres sont encore anormalement seuls pour visiter et évaluer des familles où les contextes de vie sont particulièrement complexes et violents.

Nous ne connaîtrons jamais le nombre exact de situations de violence et de maltraitance, les faits sont loin d’être tous mis en évidence. Les études épidémiologiques parlent seulement de dossiers connus, évalués et traités. Des sociologues tentent des perspectives chiffrées mais nous sommes nombreux à considérer que le nombre de situations de violence et d’organisations de maltraitance est notoirement sous-évalué dans nos sociétés.

 

A. Dissocier violence et maltraitance

Il importe de dissocier violence et maltraitance, dont les approches sont distinctes.

Nous sommes habitués à concevoir qu’un coup porté à un individu est un acte violent. Il n’est pas encore usuel de considérer que l’oubli de médicaments envers une personne vulnérable ou la forcer à les prendre(4) alors qu’elle manifeste un refus évident sont des actes violents, a fortiori pour les professionnels du soin et de l’accompagnement.

Un acte violent est un acte isolé. Il est souvent la suite et la conjugaison de désagréments, d’exaspération, de contrariété, de fatigue, de non-maîtrise. L’intensité de cet acte n’est pas toujours en relation avec l’événement qui semble l’avoir déclenché, mais plutôt avec le contexte de vie vécu auparavant. Parfois, ce comportement violent ou cet accès de violence nous interpelle lorsque nous en sommes les initiateurs mais pas nécessairement. On ne se rend pas toujours compte de ce que l’on dit, fait, tait ou omet. Les professionnels du soin et de l’accompagnement travaillent de plus en plus dans l’urgence et sont cernés et contraints par une charge administrative qui compromet parfois ce pourquoi ils sont missionnés : un travail de proximité et une approche technique ciblée. Le stress(5) est un facteur de risque de comportements violents.

On peut donc ne pas avoir conscience de sa propre violence. Il faut s’en rappeler.

A l’inverse, la maltraitance va mettre en évidence une organisation. « Une organisation consciente ou inconsciente mais qui va se répéter dans le temps », comme le souligne le psychanalyste Bruno Bettelheim.

Le professeur Robert Hugonot(6) disait que lorsque la violence est en « cascade », elle aboutissait à une pratique maltraitante. Ainsi, à domicile ou en institution, les faits de violence psychologique, financière, civique, physique, médicamenteuse, les négligences doivent s’additionner et/ou se conjuguer pour développer des situations de maltraitance. Il faut qu’il y ait répétition d’actes violents pour parler de maltraitance.

(Cas pratique) Une visiteuse bénévole avait sollicité ALMA Loiret(7) car elle avait vu une aide-soignante frapper un patient. D’emblée, le mot maltraitance avait été utilisé par le responsable du service d’aide à domicile. A la suite du travail conduit sur cette situation, il s’est avéré que cette professionnelle, considérée comme très rigoureuse par sa hiérarchie et ses collègues, connaissait des difficultés familiales exceptionnelles et n’était pas toujours en phase dans son poste. Il s’agit là d’un acte violent isolé, nécessitant bien sûr des actions à l’intention de la personne victime, de la personne à l’origine de l’acte violent et au niveau de l’ensemble de l’équipe, mais pas d’une situation de maltraitance à proprement parler.

(Cas pratique) Dans une équipe, un agent avait été accusé de « maltraitance » car il tutoyait une résidente et la nommait par un surnom. L’agent s’est senti humilié et a été arrêté pour raisons médicales. Lorsqu’il a été demandé à la résidente comment elle vivait l’événement, elle a été surprise et a évoqué son souhait d’être tutoyée et d’être appelée par ce nom qui lui rappelait des souvenirs agréables. C’est elle qui lui avait demandé de l’appeler ainsi. Elle ne souhaitait causer de tort à quiconque. Depuis son entrée en institution, l’entourage professionnel ne l’appelait plus que madame et elle ne se reconnaissait pas dans cette appellation impersonnelle.

(Cas pratique) Une dame de 85 ans s’installe dans un EHPAD. De par sa gentillesse, elle suscite d’emblée l’attachement de toute l’équipe qui lui propose une télévision pour suivre son émission favorite. La dame est enchantée mais ses enfants (ils sont sept) se manifestent pour refuser toute participation financière. Les enfants vont également s’opposer vigoureusement à l’installation d’une ligne téléphonique car financièrement ils devront y souscrire pour une somme modique. Plus tard, le coiffeur de l’établissement vient proposer ses services à cette dame qui accepte aussitôt, à la colère des enfants. Les enfants manifestaient entre eux, contre les membres de l’équipe et leur mère un fonctionnement violent récurrent : des violences verbales, un ton peu enclin vers un échange partagé, des pressions, un climat de règlement de comptes constant. Quelques semaines après, un agent de l’équipe se rend dans la chambre de la vieille dame après la visite de l’une de ses filles et découvre notamment qu’elle lui a rasé la tête. Ici, nous sommes bien dans une organisation de maltraitance : des faits qui se surajoutent. La directrice bouleversée nous a contactés (un membre de sa famille avait vécu un tel outrage après la guerre) pour demander notre soutien et l’aider à gérer cette situation.

Il est important de souligner que, bien souvent, les professionnels, les aidants familiaux ou même certains usagers n’ont pas forcément conscience qu’ils peuvent être à l’origine d’organisation de maltraitance.

Dans le traitement des situations de maltraitance, à la différence de celui des faits de violence, il ne faut surtout pas gérer le problème dans l’urgence tant les rôles des protagonistes et des histoires sont imbriqués. De telles organisations délétères peuvent perdurer des décennies dans les familles. Des médecins me disent parfois : « Il y a de la maltraitance dans cette famille comme il en existe dans toutes les familles. » On n’arrive plus à définir qui maltraite qui tant la maltraitance est devenue un mode ultime de communication. L’entourage familial peut donc être également vulnérable.

Dans ces familles fragilisées, et nous sommes nombreux à le déplorer, sont parfois missionnés des professionnels du domicile vulnérables, car aux prises avec des problèmes psychologiques et/ou des manques éducatifs. Leur violence, leur négligence deviennent alors l’expression de leur impuissance et de leur ignorance.

Bruno Bettelheim disait : « Il faut comprendre la fonction défensive de la haine. » Les amours propres blessés, les frustrations, les vexations, les déceptions, deviennent parfois les moteurs des fonctionnements maltraitants. Robert Hugonot soulignait la complexité du phénomène de la maltraitance.

Il semble donc capital pour déterminer si nous sommes face à une situation de maltraitance de ne surtout jamais se fier à son seul jugement, mais d’en parler rapidement à ses responsables. L’objectif étant qu’une équipe pluri et interdisciplinaire puisse s’interroger sur la notion de danger et de péril que pourraient vivre les protagonistes de la situation jugée préoccupante. Existe-t-il une urgence à intervenir ? Une personne est-elle en danger et/ou péril ? Met-elle en danger d’autres individus ? La famille a-t-elle conscience des risques encourus ?

(Cas pratique) Dans une formation que j’animais auprès de 40 médecins, je leur ai présenté une situation de maltraitance en leur demandant leur évaluation : la moitié d’entre eux a validé la maltraitance, l’autre moitié n’a pas considéré être en présence de maltraitance. Cet exemple illustre la nécessité d’un regard interdisciplinaire sur le phénomène complexe d’organisation de maltraitance.

 

 

B. Les spécificités de la maltraitance

La maltraitance ne peut avoir de périmètre défini car elle touche à la complexité de la nature humaine et à sa pluralité. Voici quelques caractéristiques qui pourraient vous alerter sur l’existence d’organisation de maltraitance.

→ Des faits qui font référence à toute la classification des violences ou à une catégorie de violence et qui s’organisent à répétition.

→ Des faits de violence qui se déroulent dans la durée et qui se matérialisent par une organisation qui tend à nier, voire à réduire ou à détruire (même symboliquement), consciemment ou inconsciemment, la personne qui en serait victime.

→ Des procédés de disqualification, d’humiliation, de persécution, de déni d’intégrité et de dignité visant à dévaloriser la personne consciemment ou inconsciemment.

 

 

C. Le couple victime-agresseur

Robert Hugonot rappelait qu’il peut exister une relation interchangeable entre une « victime » et un « bourreau ». Il évoquait « le syndrome du patriarche déchu » : on a tous connaissance autour de soi d’une famille où un parent manifeste une autorité ravageuse. Ce parent vieillit comme tout un chacun et il se peut que les enfants deviennent violents à leur tour à son encontre.

Cependant, il n’y a pas de systématisation à faire vivre ce qui a été vécu, même si les antériorités familiales de chacun font écho à des violences intrafamiliales. Ce n’est pas parce que vous auriez subi des faits de violence qu’à votre tour vous les feriez vivre.

Il n’y a pas d’individu modèle, pas de professionnel modèle, pas de famille ni même de société modèle. Nous nous construisons chacun avec nos fragilités, nos forces et nos contextes de vie qui fluctuent.

Certains, d’un tempérament enthousiaste et volontaire, et/ou plus chanceux, sauront très vite interagir et prendre position face à l’agresseur-abuseur-bourreau. D’autres seront « sidérés » et se laisseront envahir par des individualités en quête d’ascendant.

Chaque personne devrait être actrice de ses choix de vie et de son devenir.

Encore faut-il se l’autoriser et savoir se dégager des fonctionnements et des conditionnements dans lesquels on risque de s’engluer au fil du temps en en devenant partie prenante.

Nombre d’individus connaissent des antériorités familiales fragilisées où se jouent des jeux de pouvoir, des clivages douloureux. Beaucoup ont connu et subi des drames familiaux mais tous ne basculent pas vers des fonctionnements violents.

Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik(8) définit « la résilience[9] comme la faculté à “rebondir”, à vaincre des situations traumatiques. La résilience est la capacité pour un individu à faire face à une situation difficile ou génératrice de stress ». Il l’imagine comme « l’art de naviguer entre les torrents ». « Cette faculté n’est pas innée, mais elle trouve ses racines dans l’enfance, et dans la relation que les parents entretiennent avec leur enfant. Une relation sécurisante aidera les enfants à trouver la force de s’en sortir. Viennent ensuite les relations évitantes, et ambivalentes ou désorganisées. La résilience entraîne : la défense-protection, l’équilibre face aux tensions, l’engagement-défi, la relance, l’évaluation, la signification-valuation, la positivité de soi, et la création. La résilience est rendue possible grâce à une thérapie, ou une analyse. »

Le mot « résilience » est physique, nous dit Catherine Marchi, psychologue clinicienne. « Il désigne l’aptitude d’un corps à résister à un choc. Appliqué aux sciences sociales, il a signifié la capacité à réussir à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une issue négative. Le succès de cette notion de résilience tient à son message d’espoir. Selon Boris Cyrulnik, le malheur n’est pas une destinée, rien n’est irrémédiablement inscrit, on peut toujours s’en sortir. »

Michel Delage, professeur de psychiatrie, et Antoine Lejeune, neurologue, dans leur ouvrage collectif(10) la définissent : « Comme la capacité à reprendre un type de développement après un traumatisme et dans des circonstances adverses. » Les auteurs montrent comment la résilience de la personne âgée est un concept novateur pour prendre en soin la dépendance et la maladie d’Alzheimer.

Dans une même journée, nous pouvons être victime et agresseur, et basculer d’un état à l’autre.

La « victime », dans nos imaginaires collectifs, est souvent ressentie comme la « victime entièrement innocente » expression que l’on retrouve dans la typologie proposée en 1956 par Benjamin Mendelsohn (avocat pénaliste roumain et précurseur de la victimologie). Dans ce cas précis, qui est loin de concerner toutes les situations étudiées, la victime n’aurait aucun rôle dans la provocation du délit et ne serait pas responsable de sa victimisation (terrorisme, crime sexuel…).

Eric Dupond-Moretti(11) souligne « qu’une victime n’est pas plus objective qu’un coupable ».

Il faut rappeler que la « victime » – et c’est difficile à entendre – peut être actrice bien plus que nous l’imaginons de nombreuses stratégies et manœuvres.

Dans les études de victimologie, on apprend ainsi que la victime peut être complaisante, provocatrice, consentante, etc. La liste est longue. Dans certaines situations, la « victime » pourrait consciemment ou inconsciemment avoir des bénéfices secondaires à être ambiguë et ambivalente jusqu’à confirmer l’autre vers l’effraction. Est-il possible que nous puissions être autant dans la manipulation ?

Le rôle de « l’agresseur » semble facile à stigmatiser. Et pourtant il n’est pas forcément belliqueux, provocateur, il ne cherche pas forcément à attirer l’attention. Rappelez-vous, il est souvent à l’origine de faits de violence car lui-même se sent agressé ou en difficulté.

Notons également qu’il existe une nette différence entre la pugnacité d’un individu combatif cherchant à vivre pleinement en prenant sa place, et le fonctionnement violent qui heurte et agresse pour déstabiliser l’autre, où l’agresseur génère un arsenal de fonctionnements violents.

Nous sommes tous des maltraitants en puissance dans nos sphères privée et professionnelle. Nous ne maîtrisons jamais totalement la portée de nos dires, de nos silences, de nos actes, de nos non-actes et de nos omissions.

Il arrive parfois également qu’en voulant bien faire, nous soyons violents, qu’en voulant intervenir absolument, nous le fassions à mauvais escient ; que dans la précipitation, nous accentuions des situations de crise, voire en générions de nouvelles. Le « vouloir bien faire » n’est pas garant d’efficacité et de bientraitance.

Selon le sexologue Erick Dietrich, le couple victime/bourreau peut être décrit ainsi : « le bourreau choisit sa victime selon des caractéristiques physiques et psychologiques bien précises. Il utilise sa proie comme un objet. Il sait catalyser les sentiments d’autodépréciation, d’autodestruction et de culpabilité de sa victime qui n’est parfois pas si fragile qu’on l’imagine. Le bourreau met en place une stratégie, un scénario et des acteurs pour se déresponsabiliser. Il sait que la victime a besoin de lui pour exister. Il peut prendre de la distance et jouer face aux différents acteurs. Il n’est pas en danger immédiat puisqu’il n’a pas mis son existence dans le pouvoir de la victime. »

Selon le psychiatre, psychanlyste Robert Stoller, la victime pourrait être présentée ainsi : « Elle choisit son bourreau et c’est le bourreau qui devient dépendant du scénario que la victime met en place. » La réflexion paraît intéressante, car sinon comment les sadiques, bourreaux ou harceleurs pourraient-ils exister sans l’acceptation tacite de cette relation par les victimes ? « La victime est un bouc émissaire responsable de tout. Elle évite au pervers de se remettre en cause. Ce type de victime est soit masochiste, soit soumise. »

La victime « idéale […] a une propension naturelle à culpabiliser comme les personnes mélancoliques (qui se sacrifient du fait de leurs culpabilités permanentes) et les personnes dépressives (qui s’offrent par amour et par manque), elles sont des proies faciles ».

« Durant la phase d’emprise, on observe chez les victimes un certain désistement : c’est l’acceptation de la soumission. La période de confusion s’installe ensuite : les victimes sont alors anesthésiées. L’apparition du doute et du stress se met en place ensuite et enfin la peur et l’isolement finissent par les mettre à distance du monde. La victime devient alors totalement dépendante de son bourreau. »

A la suite de simples pressions psychologiques, des endoctrinements, des embrigadements, des techniques de persuasion et d’enrôlement, nous pouvons nous assujettir et perdre notre capacité à raisonner, notre libre arbitre et notre bon sens. « L’influence opère une inflexion : celui qui aurait pensé ou agi autrement s’il n’était pas influencé se dirige dans le sens que souhaite l’influent de façon apparemment spontanée »(12).

En ce qui concerne les victimes de harcèlement moral, Marie-France Hirigoyen(13) précise : « Quand elles se séparent de leur harceleur, elles ressentent une immense libération : parce que la souffrance en tant que telle ne les intéresse pas, ce qui les différencie des victimes masochistes citées auparavant. »

Il est important de dissocier les victimes innocentes des victimes actrices à divers degrés. Je me suis rendu compte combien la plupart du temps les personnes que j’accompagnais professionnellement, dès qu’elles se rendaient compte qu’elles investissaient un rôle de victime ambiguë, mettaient en place rapidement des moyens et des stratégies pour interagir et ainsi sortir du fonctionnement fragile dans lequel elles avaient glissé. Elles refusaient le statut de victime et les histoires sordides dans lesquelles elles s’étaient enferrées.

L’entourage refuse parfois aux victimes de se révéler à d’autres fonctionnements : comme il est confortable de n’être pas la cible et de savoir que nous sommes épargnés…

Comme il est confortable que chacun ait un rôle préétabli, que ce soit dans son équipe ou dans sa famille, nous y avons tous des bénéfices secondaires. Les membres de la famille aiment protéger leur statut : quand ils ont été élevés dans le rôle de décideur par exemple, ils veulent surtout protéger leur position.

Conscientiser ces situations nous laisse le choix d’éventuellement modifier nos comportements. Nous ne sommes pas dupes de nos manquements, ni de nos fonctionnements toxiques car ils nous blessent à la longue, ils deviennent parfois « destructeurs » pour nous et les nôtres. Nos mal-être peuvent être source de violence envers les autres.

J’attire votre attention sur votre rencontre avec cet autre qui serait victime ou bourreau, voire les deux. Avez-vous envisagé comment passer du regard scrutateur et des jugements tranchés à un regard envisageant l’autre dans l’accueil, le non-jugement et la construction ?

 

 

D. La typologie des violences

 

1. Violences psychologiques

Les violences psychologiques peuvent avoir autant d’impact que des coups et pourtant leur reconnaissance juridique continue à poser problème. Il apparaît souvent difficile d’apporter la preuve de brimades répétées, d’humiliations, de langage irrespectueux ou dévalorisant, d’absence de considération, de harcèlement…

Les violences psychologiques à domicile sont prépondérantes en termes de pourcentage. En institution, leur importance semble augmenter ces dernières années, ou du moins leur visibilité, à la suite de la mobilisation nationale sur le sujet.

On nous enseigne les civilités dans nos échanges et les façons aimables de nous comporter pour favoriser le vivre ensemble. Ne pas dire « bonjour » revient alors à nier l’autre, à le rendre transparent. Jean Maisondieu, psychiatre, souligne que « le manque de respect, de considération, le non-regard peuvent conduire à l’autruicide, autrement dit : ne pas voir simplement l’autre ». Des patients peuvent décompenser psychologiquement d’abord et physiologiquement ensuite, simplement parce qu’ils se sont sentis niés.

L’individu nous montre d’une façon ou d’une autre qu’il ne va pas bien. Même une personne vulnérable, même une personne atteinte de troubles neurodégénératifs peut nous montrer par décompensations multiples son mal de vivre, voire sa souffrance, excepté peut-être dans les phases de prostration et les phases aiguës de pathologies. Et pourtant des infirmières me racontent comment elles ont pris l’habitude de parler à leurs patients en coma artificiel et comme elles les massent devant le stress qu’ils manifestent parfois. L’apathie, un repli sur soi ou, à l’inverse, des formes d’agressivité et d’agitation peuvent être l’expression réactionnelle, soit à des comportements violents comme des pressions psychologiques, des violences verbales, des mimiques dévalorisantes, soit à des formes infiniment moins perceptibles de disqualification tout aussi dévastatrices et pathogènes.

 

 

2. Violences financières

Peut être qualifié de « maltraitance financière »(14) à l’égard d’une personne âgée tout acte commis sciemment en vue de l’utilisation ou de l’appropriation de ressources financières de cette dernière à son détriment, sans son consentement ou en abusant de sa confiance ou de son état de faiblesse physique ou psychologique.

 

 

3. Négligences ou manque d’aide à la vie quotidienne

Les négligences actives sont considérées comme étant conduites avec l’intention d’agir.

Les négligences passives relèvent davantage de l’ignorance, de l’inexpérience et de l’inattention de l’entourage.

Etymologiquement du latin negligentia et neglegentia, cette terminologie a évolué au fil des siècles : défaut de soin, d’exactitude, oubli de ses devoirs, manquement, faute, péché, défaut d’application dans ce qu’on fait, manque d’attention, de soin dans le comportement et l’aspect extérieur, tenue et discours, insuffisance dans l’intérêt porté à une personne, manque d’égards, indifférence, insouciance, inattention, omission, indolence, nonchalance, inconséquence, irresponsabilité, oubli.

Le terme négligence renvoie à ne pas lier, à ne pas se relier avec l’autre.

De nombreux professionnels ou aidants familiaux ne reconnaissent pas les négligences comme des faits de violence. Cependant, lors du colloque ALMA « Les négligences sont-elles une violence ? » du 14 mai 2003 à Bordeaux, le professeur Jean-Denis Souyris(15) a clairement répondu par l’affirmative, « en émettant toutefois des réserves sur la gravité de l’acte négligent ».

On peut associer les négligences aux violences faites par inadvertance, celles dont nous pouvons tous nous rendre coupables dans notre quotidien.

N’oublions pas que c’est la personne qui va nous montrer qu’elle est affectée par l’événement ou non. Soyons vigilants sur nos interprétations hasardeuses et réductrices sur la ou les souffrances de l’autre et les éléments factuels observés.

Les négligences font souvent écho à ce que nous nommons aujourd’hui les violences ordinaires. Elles sont tellement devenues communes que nous n’y attachons plus aucune importance. Même les usagers ne s’en plaignent plus, parfois même si ces derniers décompensent malgré tout. Le développement d’une politique de bientraitance et des pratiques bientraitantes est un outil efficace pour lutter contre les négligences.

Image
La maltraitance dans tous ses états
Crédit photo : Brigitte Lescuyer

Image
La maltraitance dans tous ses états
Crédit photo : Brigitte Lescuyer

Image
La maltraitance dans tous ses états
Crédit photo : Brigitte Lescuyer

Image
La maltraitance dans tous ses états
Crédit photo : Brigitte Lescuyer

Image
La maltraitance dans tous ses états
Crédit photo : Brigitte Lescuyer

Image
La maltraitance dans tous ses états
Crédit photo : Brigitte Lescuyer

 

Notes

(1) Colloque « Violence au sein de la famille », 1987.

(2) Association suisse créée en 2002 – www.alter-ego.ch.

(3) Rapport de commission d’enquête n° 339 (2002-2003) de Jean-Marc Juilhard et Paul Blanc, fait au nom de la commission d’enquête, déposé le 10 juin 2003. La commission d’enquête dans son rapport « Maltraitance envers les personnes handicapées : briser la loi du silence » (tome 1).

(4) En contradiction avec le droit de consentement au soin, le droit à l’information médicale.

(5) Syndrome d’adaptation générale de l’organisme à un agent agressif sur l’organisme.

(6) Médecin gérontologue et fondateur du réseau ALMA (Allô maltraitance des personnes âgées).

(7) Ce centre d’écoute ALMA a fonctionné de 2002 à 2006.

(8) Auteur de nombreux ouvrages : Un merveilleux malheur – Le murmure des fantômes – Les vilains petits canards – Mourir de dire : la honte.

(9) In Psychologies Magazine – Mars 2010.

(10) La résilience de la personne âgée, un concept novateur pour prendre en soin la dépendance et la maladie d’Alzheimer – Reprend l’organisation du colloque des 17 et 18 mai 2008.

(11) Avocat pénaliste et écrivain – Bête noire.

(12) Influence (psychologie) – Wikipedia.

(13) Psychiatre, psychanalyste, psychothérapeute familiale, expert en victimologie et sur la souffrance au travail, elle est devenue une spécialiste de renom sur le harcèlement moral.

(14) Rapport de la mission sur la maltraitance financière à l’égard des personnes âgées dans les établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux – Alain Koskas, Véronique Desjardins, Jean-Pierre Medioni de février 2011. Et voir dans ce numéro notre « Décryptage », p. 18.

(15) Vice-président à l’époque de la Société de gérontologie de Bordeaux et du Sud-Ouest.

Dossier

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur