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L’école des parents

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Pour des raisons pratiques mais aussi psychologiques, le handicap peut être un obstacle à une parentalité heureuse. A Paris, il existe un lieu unique où une équipe composée de puériculteurs, de psychologues, d’assistants sociaux aide les personnes en situation de handicap à surmonter leur angoisse et leur montre le chemin pour être des parents comme les autres…

Koro soulève le poupon sans hésitation, le place contre elle, la tête calée sur son épaule, et lui tapote délicatement le dos. Son visage s’éclaire alors d’un magnifique et long sourire. Assise droite dans son fauteuil roulant, la jeune femme savoure ce moment, s’imaginant déjà avec l’enfant qu’elle porte et qui doit naître dans quatre mois. « Oui, vous savez le mouvement pour prendre le bébé et l’aider à faire son rot », l’encourage Martine Vermillard, la puéricultrice référente du SAPPH (Service de guidance périnatale et parentale des personnes en situation de handicap) qui, depuis le début de l’après-midi, examine avec elle les tâches nécessaires aux soins d’un nouveau-né. Koro a déjà eu des enfants dont elle s’est occupée malgré ses pertes d’équilibre, mais elle a aussi aujourd’hui d’importants problèmes de vue. Cette déficience visuelle l’a incitée, sur les conseils de la maternité de la Pitié-Salpêtrière, à contacter le service.

Installé au deuxième étage d’un bâtiment en brique, dans le XIVe arrondissement de Paris, le SAPPH(1) suit les familles dans leur projet de parentalité avant, pendant et, au besoin, après la grossesse, jusqu’aux 7 ans de l’enfant. Si le service a officiellement été créé en août 2010 par un arrêté de l’agence régionale de santé d’Ile-de-France, la guidance qu’il propose existe depuis une trentaine d’années. Martine Vermillard, l’une des fondatrices avec Edith Thoueille et Malika Bendjelal, se rappelle des débuts. « En 1987, une puéricultrice de secteur nous a adressé une maman aveugle et son bébé à la consultation de PMI [protection maternelle et infantile] de l’Institut de puériculture de Paris où nous travaillions. Nous ne savions pas comment aider cette jeune mère. En puériculture, on n’apprend rien sur le handicap des parents. Alors nous avons cherché ! D’abord, en allant à l’association Valentin-Haüy, où nous avons eu une première réunion avec un groupe de parents porteurs d’un handicap visuel, de naissance ou acquis. » Depuis cette rencontre, qui sera suivie de beaucoup d’autres, l’équipe pluridisciplinaire de professionnels a développé une expertise unique en France et a étendu progressivement sa prise en charge aux handicaps auditifs et moteurs. « Le service doit aussi beaucoup au professeur Michel Soulé », ajoute Martine Vermillard, rendant hommage à l’un des pères de la pédopsychiatrie, aujourd’hui décédé, qui y a conduit une recherche-action. Les partenariats avec plusieurs maternités parisiennes – comme celui avec la Pitié-Salpêtrière, qui est formalisé par une convention, ou celui avec l’Institut mutualiste Montsouris, qui propose des consultations gynécologiques aux femmes en situation de handicap – offrent la possibilité d’un accompagnement dès la préconception et pendant la grossesse. Dans le service, une sage-femme qui connaît le langage des signes assure aussi le suivi et la préparation à l’accouchement.

Trouver les gestes, les postures…

Les démonstrations de puériculture reposent sur des supports de matériels adaptés à l’usage des personnes en situation de handicap. La salle vaste et lumineuse dans laquelle Martine Vermillard reçoit Koro est équipée d’une table dont la hauteur est réglable, de baignoires sur pieds, de transats de bain, de poupons plus vrais que nature, de layette, de jouets… « Il vous faudra confectionner une table à langer, car vous ne trouverez pas de matériel dans le commerce pour la position assise. Un plan incliné, c’est plus facile. Pensez-vous que, chez vous, cela va être possible ? demande la puéricultrice à la jeune femme. On peut aussi utiliser une table, l’installer dans un angle et demander à ce qu’on construise des bords en bois arrondis. » Après s’être enquise de sa force au niveau des bras, elle laisse Koro changer la couche du poupon – « on a affaire à une femme d’expérience ! », approuve-t-elle –, puis donne des « astuces », lui propose une autre méthode, en accompagnant ses gestes. Les déplacements en fauteuil à la maison rendus plus sûrs avec un coussin d’allaitement qu’on trouve dans le commerce, le « bon » body qui s’attache devant avec des pressions pour faciliter l’habillage, la posture appropriée pour permettre au bébé de voir le visage de sa mère quand elle le change, ou encore le bain… Quel que soit le sujet, les conseils sont précis et le ton toujours positif. Il semble n’y avoir aucun problème qui n’ait une solution. « Nous partons toujours de la personne, de ce qu’elle sait faire, et nous nous adaptons à son rythme », précise Martine Vermillard. Elle annonce que la prochaine séance sera consacrée au portage du bébé dans la rue, avant de raccompagner la future mère au rez-de-chaussée où l’attend un taxi. Le transport est souvent un problème, en particulier en cas de handicap moteur. Quand le parent ne peut pas se déplacer, des visites à domicile sont possibles. « Mais nous allons aussi dans la famille pour voir le parent dans son milieu. Après la naissance, par exemple, il est parfois utile d’“ajuster” ce qu’on a vu auparavant ensemble. Une autre raison de visite : la rencontre avec les intervenants de secteur. On ne se substitue pas aux structures de droit commun, on fait du lien. Notre objectif est de constituer un véritable réseau et de multiples relais pour faciliter la vie des mères et des pères accueillis dans notre service », souligne la puéricultrice.

Des parents qui se « disqualifient »

Dans une autre salle, Malika Bendjelal, éducatrice de jeunes enfants (EJE), a rendez-vous avec Marion, qui est venue avec son chien-guide d’aveugle. La jeune femme, très investie dans l’éducation de sa fille de 5 ans, vient régulièrement dans le service. Elle l’a découvert un peu par hasard alors qu’elle était enceinte de quatre mois : « Quelqu’un a dit qu’il y avait une PMI acceptant les chiens-guides et un autre a ajouté que c’était sans doute boulevard Brune. » Elle se rappelle des planches anatomiques en relief pour visualiser l’intérieur du corps pendant la grossesse et la transcription tactile de sa propre échographie – « c’est Martine qui m’avait dit de l’apporter ! », précise-t-elle, encore un peu émue –, ou bien des pipettes avec encoches pour doser les médicaments et les conversions que les puéricultrices sont habilitées à faire. « Je suis opérationnelle si ma fille est malade. C’est important pour moi car, quand on est porteur d’un handicap, on a tendance à se disqualifier. L’injonction de la société est de ne pas faire d’enfant, et on considère généralement les enfants de pères et de mères handicapés comme des pauvres gosses. »

« Si les difficultés sont bien anticipées, ces parents peuvent faire seuls beaucoup de choses. On en fait la démonstration depuis trente ans, souligne Malika Bendjelal. Pour cela, nous avons inventé et mis en place beaucoup d’outils dans le service. Notre objectif est de ne pas exclure le parent du monde de l’enfant. » Elle s’occupe des parents et de leurs enfants de 12 mois à 7 ans. « Je n’ai pas de matériel éducatif spécifique. Les enfants sont valides et disposent des mêmes livres et jeux que leurs petits camarades du même âge, dit-elle. J’adapte ceux que les parents choisissent ou que je leur propose, afin qu’ils puissent les utiliser seuls, en toute autonomie. »

Comme de la « haute couture »

Marion, qui veut partager avec sa fille sa passion de la lecture, ne craint pas les défis et a apporté un ouvrage d’initiation à l’art pour les enfants. L’éducatrice ne lit pas un texte, mais décrit les chefs-d’œuvre du Louvre qui y sont représentés. S’arrêtant à la page du tableau La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, elle parle de l’auteur, de la scène représentée, des attitudes des personnages ou encore des costumes, pendant que Marion tape les commentaires sur la machine à écrire le braille. Une fois découpées, les étiquettes en relief transparentes sont collées sur les pages. La jeune femme enregistre aussi leurs échanges pour être sûre de ne pas faire d’erreur. « J’ai perdu la vue il y a dix ans, précise-t-elle. Je sais le braille, mais il est comme une langue étrangère pour moi. » Selon elle, il existe des différences entre les aveugles de naissance et ceux qui deviennent mal ou non voyants.

Pour sa part, Malika Bendjelal insiste sur le travail de « haute couture » réalisé au SAPPH, car il est adapté à chaque parent. Elle ne se considère pas comme une spécialiste du handicap : « Nous sommes des professionnels de la petite enfance et les parents sont des professionnels de leur handicap », affirme-t-elle en manière de credo. Sans jamais se substituer à la maîtresse des écoles, elle peut aussi suivre le travail scolaire de l’enfant, son acquisition de la lecture et ses débuts d’écriture. Elle organise aussi un atelier de chant pour les parents non voyants. La priorité n’est pas de travailler la voix, mais d’accompagner de gestes les paroles, et ainsi d’apprendre un langage du corps que n’utilisent pas les aveugles. « Si leurs parents ne font pas ces gestes que l’on fait en parlant, les enfants ne développeront pas cette possibilité de communication », explique-t-elle. Marion estime qu’il est difficile pour l’entourage d’une personne handicapée de trouver la bonne distance : « Il est terrible, le “on va le faire à ta place”, et c’est réconfortant de pouvoir répondre “non, non, c’est bon, je vais le faire avec Malika et Martine” », s’exclame-t-elle en riant. La crainte qu’un tiers aidant s’approprie le rôle de parent revient souvent dans les groupes de parole que le service organise régulièrement. Ouvertes aux pères et aux mères handicapés ainsi qu’aux conjoints valides, ces réunions sont l’occasion d’échange d’expériences, de conseils pratiques et de témoignages.

Une écoute et des mots

Magali Voisin anime l’un de ces groupes. Elle-même non voyante, elle est, avec Katia Poliheszko, l’une des psychologues du service et vient de Tours une fois par semaine. Elle rencontre les parents dans son bureau à la demande des puéricultrices, selon les disponibilités, et son chien-guide assiste sagement à chaque séance. « Le lien se fait peut-être plus rapidement du fait de mon handicap visuel, dit-elle. Quand les parents abordent leurs difficultés, ils savent que je peux comprendre ce qu’ils vivent. » Elle reçoit des pères et des mères qui se sentent débordés par la venue d’un bébé. Parmi les questions qui les angoissent, il y a l’annonce de son handicap : « “Comment en parler à mon enfant, à quel âge, avec quels mots, et d’ailleurs faut-il le dire ?” Mais l’enfant sait déjà, développe-t-elle. Il sait que maman est comme cela et que papa est comme ceci. S’il n’arrive pas à attirer l’attention avec un sourire qui n’a pas pu être visuellement perçu, il cherchera un autre moyen pour y parvenir. Il s’adapte et développe ce qu’on a appelé ici le “bilinguisme relationnel”. »

La psychologue met les mots sur les situations et cherche à en comprendre la signification avec les parents. Elle se souvient ainsi de l’inquiétude d’un père auquel son fils de 2 ans « piquait » toujours sa canne blanche. Comment devait-il l’interpréter ? Pour l’enfant, la canne était comme le chapeau du père : quelque chose qu’on essaie parce que « c’est à papa » ! « Alors le père lui a acheté une toute petite canne blanche ! », souligne-elle. Elle évoque aussi les parents en perte visuelle qui ne peuvent plus se référer à leur « code de voyant » et en sont très frustrés. « Un père était très malheureux de ne plus pouvoir lire d’histoires à sa petite fille, témoigne Magali Voisin. Nous avons travaillé sur le pourquoi, sur la raison pour laquelle il voulait faire ces lectures. C’était pour passer un bon moment, pour partager quelque chose ensemble… Il lui fallait donc inventer sa propre manière de partager des histoires avec sa fille. »

Vaincre les préjugés

La dernière arrivée dans le service est Delphine Pons, l’assistante sociale. « J’avais entendu parler du SAPPH et de son travail très novateur autour de la parentalité et du handicap. Qu’une personne vulnérable veuille être ou soit parent est une situation qui suscite chez les professionnels des craintes relatives à la protection de l’enfant, estime-t-elle. C’est surtout de la méconnaissance. » Il s’agissait d’une création de poste, rendue nécessaire pour s’occuper du volet administratif des droits et faire avancer les dossiers à l’assurance maladie, à la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), aux allocations familiales ou encore dans les services sociaux des collectivités territoriales. « Il y a notamment des questions de transports à régler, et très souvent de logement, indique la jeune femme. Quand la famille s’agrandit, il faut trouver un toit adapté au handicap, ce qui n’est pas toujours simple en Ile-de-France. Il peut aussi y avoir des problèmes conjugaux, comme dans n’importe quel couple qui peut être déstabilisé par l’arrivée d’un enfant. »

Ce sont les puéricultrices et l’éducatrice spécialisée qui, ayant repéré des difficultés, lui adressent les parents ou futurs parents. « La plupart du temps, j’interviens au pied levé. L’une d’entre elles ouvre la porte et me demande si je suis disponible. Cette facilité de contact est une richesse, pointe-t-elle. Je reçois ensuite la personne dans mon bureau, seule ou avec la collègue du service qui me l’a adressée. Je me déplace à domicile s’il y a des problèmes de mobilité ou s’il est utile de se rendre compte des conditions de vie des familles. »

En matière de prestations, la parentalité – et le surcoût qu’elle peut engendrer – n’est pas financée. Il n’est pas prévu que les handicapés aient des enfants, même si quelques aides extra-légales peuvent être accordées. Or certains matériels reviennent très cher. Un lit d’enfant adapté au handicap des parents coûte environ 3 000 €. « Nous avons six de ces lits que nous prêtons aux parents, signale Martine Vermillard. Le service dispose d’un stock de berceaux, de lits à ouverture latérale, de baignoires ou encore d’écharpes de portage que nous fournissons aux parents quand l’achat s’avère trop onéreux. Nous sommes plutôt fières de notre “handipuériculthèque”. » Depuis sa création, l’équipe du SAPPH se mobilise, au travers d’écrits, de conférences, de recherches cliniques, pour vaincre les représentations et les préjugés qui pèsent sur les parents handicapés. « Notre souhait, conclut Martine Vermillard, est d’essaimer dans toute la France. »

A savoir

Quelque 160 familles franciliennes sont actuellement suivies par le Service de guidance périnatale et parentale des personnes en situation de handicap (SAPPH). Les parents d’enfants de moins de 7 ans ou futurs parents en situation de handicaps moteurs et/ou sensoriels reconnus par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) qui sont intéressés peuvent contacter directement le service. L’accompagnement est assuré par une équipe pluridisciplinaire (puéricultrices, éducatrice de jeunes enfants, psychologues, assistante sociale, pédiatre et sage-femme), ce qui représente cinq postes et demi en équivalents temps plein. Une partie des professionnels est formée à la passation de l’échelle de Brazelton, à l’observation selon Esther Bick, à l’échelle ADBB (Alerte détresse bébé), à l’approche d’André Bullinger et à la pédagogie Montessori. Financé par l’agence régionale de santé d’Ile-de-France, le service est géré par l’Union soins et services Ile-de-France (USSIF), une entité mutualiste.

Notes

(1) SAPPH : 26, boulevard Brune, 75014 Paris – Tél. 01 40 44 39 05 – contact.sapph@fhsm.fr. Ce sont les anciens locaux de l’Institut de puériculture et de périnatalogie de Paris (IPP), qui a été repris en 2011 par le centre hospitalier Sainte-Anne et la Fondation hospitalière Sainte-Marie, devenue aujourd’hui Union soins et services Ile-de-France (USSIF).

Reportage

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