Les professionnels de l’enfance évoluent dans un milieu à risque et sont quotidiennement confrontés à des situations pouvant les amener à répondre de leurs actions comme de leurs inactions devant un tribunal. Il y a déjà des livres écrits par des juristes ou des professionnels du social qui donnent des informations techniques, mais qui n’expliquent pas comment les travailleurs sociaux peuvent s’en servir dans leur réalité quotidienne. Or, pour y avoir exercé, je connais bien la protection de l’enfance, il m’était donc facile d’écrire un guide pratique d’utilisation. Il y a, en effet, une nécessité absolue que les travailleurs sociaux se protègent. L’élargissement des missions qui leur incombent, la surcharge de travail, le manque de moyens humains, l’engorgement des établissements vers lesquels sont orientés les mineurs… les exposent de plus en plus et rendent difficile, notamment, l’évaluation de toutes les informations préoccupantes relatives aux mineurs en détresse qu’ils ont à traiter dans les délais impartis. Ce contexte met en danger les enfants et les adolescents dont ils s’occupent et eux-mêmes quand des maltraitances infantiles sont insuffisamment prises en charge.
Aujourd’hui, un éducateur spécialisé est amené à accompagner 30 à 35 enfants, voire plus, dans le cadre d’une aide éducative à domicile (AED) ou d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO). C’est mission impossible pour les suivre tous de façon rigoureuse chaque mois, d’autant qu’il a d’autres tâches à accomplir. Du coup, soit il va prioriser les situations les plus graves, soit il va survoler l’ensemble, au risque d’être un peu moins vigilant que nécessaire. Le stress qui en résulte peut le mettre à mal dans l’exercice de ses fonctions ou entraîner une erreur car, derrière chacun de ces enfants, il y a une problématique extrêmement complexe qui peut « exploser », comme on dit dans notre jargon, du jour au lendemain. C’est pareil pour les assistantes sociales, qui reçoivent un nombre de plus en plus important d’informations préoccupantes à évaluer. Cela ne se fait pas en deux heures : il faut aller voir la famille, parfois la mère est là mais pas le père, il faut revenir plusieurs fois, contacter les différents interlocuteurs, vérifier l’alerte, rédiger un rapport, faire des préconisations… Tout ça doit se faire en même temps que le reste : une assistante sociale est en réunion un jour par semaine, elle participe aussi à diverses commissions, suit environ 300 bénéficiaires du RSA, assure des permanences téléphoniques, reçoit sur rendez-vous… Les travailleurs sociaux ressemblent à des couteaux suisses devant répondre à tout. Ils sont sur la ligne rouge en permanence.
C’est vrai, il y avait déjà du retard avant, mais les sous-effectifs augmentent. Il y a dix ans, un éducateur spécialisé suivait environ 20 mineurs, il peut en avoir près du double aujourd’hui. En ce qui concerne les AEMO, par exemple, il s’agit, depuis la loi de 2007 qui a réformé la protection de l’enfance, d’enfants en danger avéré, à la limite du placement, et pas seulement d’enfants « à risques de danger » comme avant cette date. Ce qui s’aggrave aussi, c’est que les structures d’accueil sont totalement saturées. On retrouve dans la même unité de vie des enfants de 2 à 18 ans avec des problèmes totalement différents. Comme il n’y a plus de places nulle part, des adolescents de 14-15 ans qui vont très mal, avec parfois des pathologies lourdes qui relèvent de la psychiatrie, sont mélangés à des enfants de 2, 4 ou 6 ans qui sont là pour d’autres raisons et qui assistent, parfois, à des scènes de violence inouïe. Sans oublier qu’il peut y avoir des abus sexuels entre mineurs dans ces institutions. Si un adolescent s’en prend à un plus petit, par exemple, qui va se retrouver en première ligne ? L’éducateur qui était seul pour tout gérer. Sa responsabilité pénale est engagée pour les évaluations, les interventions en milieu ouvert, les placements, la maltraitance infantile… Ce sera donc lui qui se retrouvera devant le juge parce qu’il n’aura pas pu mener sa mission à bien.
Cela peut arriver. Dans le cadre de la protection de l’enfance, lorsqu’un procureur de la République se saisit d’un drame concernant un mineur, la première question qu’il se pose est : qui savait et n’a rien fait ? Il interroge la cellule départementale des informations préoccupantes, qui réunit tous les éléments du dossier, et il regarde qui a envoyé la dernière information et à qui. Le nom qui figure est souvent celui de l’assistante sociale sollicitée par le conseil départemental pour faire un bilan, ou de l’éducateur pour mettre en place une AMEO. Il leur appartiendra alors de prouver qu’ils ne sont pas en faute. S’ils n’ont pas sécurisé leur situation, ce sera difficile.
A chaque fois qu’un travailleur social identifie qu’il n’est pas en mesure d’assurer la protection d’un enfant, il doit impérativement en informer sa hiérarchie par écrit et lui demander de l’aide. C’est la première chose à faire. Il pourra démontrer ainsi qu’il a averti l’institution et, le cas échéant, qu’elle n’a rien fait. Les travailleurs sociaux ont des situations difficiles à gérer qui leur restent dans la tête tous les jours. Ils ressentent une immense culpabilité de ne pas pouvoir tout régler. Il est indispensable qu’ils tirent régulièrement la sonnette d’alarme par écrit, afin qu’ils puissent se dire qu’ils ont fait ce qu’il fallait pour alerter leurs supérieurs et que ce qui se passe ne leur appartient plus. Il ne s’agit aucunement de les dédouaner de leur travail, mais simplement de montrer à leur direction que les dysfonctionnements ne relèvent ni d’un désintérêt ou d’une négligence de leur part, ni même d’une erreur, mais d’un manque de moyens. Il est anormal qu’un travailleur social voit sa responsabilité engagée alors même qu’il est pressuré, qu’il culpabilise parce qu’il a pléthore de dossiers en retard. Mais face à des situations préoccupantes, beaucoup de travailleurs sociaux se taisent, de peur que cela se retourne contre eux.
L’institution n’a pas décidé d’être méchante ou harcelante, mais dans le contexte de baisse de la dotation de l’Etat, de coupes budgétaires, de démantèlement de la prévention spécialisée… elle veut que cela tourne. Si, à un moment donné, un professionnel signale un problème, il peut s’exposer à une mise au placard, à une mutation, à des pressions, à des dénigrements, à des refus d’avancement ou de formation… J’ai été récemment avertie de cinq cas de harcèlement, dans des départements à chaque fois différents. L’institution défend l’institution, c’est vrai partout, pas seulement dans le secteur médico-social. Il faut que les travailleurs sociaux puissent alerter sans se mettre en danger. Pour cela, ils doivent s’appuyer sur les textes de loi qui régissent la protection de l’enfance, la non-assistance à personne en danger, l’alerte… Je donne toutes les pistes dans mon livre. Une chose est sûre : il faut rompre la solitude du travailleur social. Même si ce n’est pas facile, il faut qu’il ose dire en réunion qu’il n’a pas eu le temps de suivre tel enfant depuis trois mois afin que ce soit obligatoirement consigné dans le compte rendu. S’il en parle juste à l’oral, il n’y aura pas de traces.
Oui, parce que les travailleurs sociaux œuvrant dans la protection de l’enfance sont isolés. Il fallait un lieu où ils puissent s’exprimer et échanger. En quelques semaines d’existence, il y a eu un flot de témoignages et le groupe comptabilise déjà plus de 2 000 membres. L’idée est de dépasser le constat et de faire des propositions pour que les choses bougent. Des rencontres vont avoir lieu en région dans ce sens. L’objectif est aussi d’informer la population. Elle ne sait pas ce qui se passe sur le terrain de la protection de l’enfance. La presse n’en parle que quand il y a un fait divers dramatique, mais jamais sur le fond. Dernièrement, une petite fille est morte à Bourges à la suite de violences familiales. Un journal a mis en cause le manque de formation des travailleurs sociaux pour repérer la maltraitance mais dans ce cas, précisément, l’évaluation avait été bien faite. Ce genre d’interprétation nous décrédibilise auprès de l’opinion et contribue au malaise. Une enquête de la caisse primaire d’assurance maladie indique que 20 % des salariés en burn-out sont des travailleurs sociaux.
Educatrice spécialisée de formation, ex-cadre de la protection de l’enfance, lanceuse d’alerte, Isabelle Chaumard est l’auteure de Travailleurs sociaux en danger : la boîte à outils , un livre sous forme d’e-book sur Amazon (2018). Elle a lancé également un groupe Facebook de professionnels : « Travailleurs sociaux en danger ».