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La grande Evasion culturelle

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Musiciens, plasticiens… A Sélestat, dans le Bas-Rhin, les travailleurs handicapés de l’ESAT L’Evasion sont presque tous des artistes. Ils organisent des événements culturels, créent des spectacles musicaux et se produisent sur scène, y compris dans des festivals grand public, témoignant de la volonté de leurs encadrants de les sortir du ghetto.

En cette fin de semaine, c’est l’effervescence dans les locaux de l’ESAT (établissement et service d’aide par le travail) L’Evasion, à Sélestat (Bas-Rhin). Ce soir, l’équipe accueille les chanteuses de l’ensemble A Hue et à Dia. Au rez-de-chaussée, les techniciens préparent déjà la salle pour le concert. Au dernier étage, la semaine se termine pour les plasticiens. Autour d’une grande table, trois personnes dessinent. « Nous préparons des motifs pour le prochain festival Charivari (voir encadré page 26), explique Cindy X. Cette année, le thème est le jardin des délices. Je travaille une base sur la nature en mélangeant le côté humain et les plantes. » Mélanie S. enchaîne : « Nous faisons aussi des cartes de vœux et répondons à des commandes pour des entreprises de la région. » Sans oublier les ateliers avec les publics, « en petits comités », insiste Edwige Guerrier, marionnettiste, « pour que ce soit de vraies rencontres avec les artistes ». Difficile, à ce stade, de saisir qui est qui, de l’encadrant et du travailleur handicapé. C’est justement tout le pari de L’Evasion, note Pauline Gachot, chargée de communication de la structure : « Quand les gens mélangent qui est qui, on a déjà gagné. »

Ouvert en 2004, L’Evasion a misé sur la pluridisciplinarité. Cet ESAT culturel, unique en France, encadre 19 travailleurs handicapés : un technicien son, un à la lumière, trois agents d’accueil pour les spectacles, huit plasticiens et six musiciens composant trois formations musicales. Concerts, théâtre, expositions… L’Evasion programme trois événements culturels par mois dans sa salle de spectacle. Elle produit par ailleurs les créations de sa troupe de musiciens et plasticiens. La structure dépend de l’association APEI Centre-Alsace, dont le public historique sont des déficients mentaux. Mais le dispositif est aussi ouvert aux handicapés souffrant de troubles psychiques – devenus éligibles à la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé au début des années 2000 – et orientés par des psychiatres de la région ou venus de loin de leur propre fait grâce à Internet. Les recrutements sont rares : une quinzaine de personnes sont aujourd’hui sur liste d’attente. L’équipe est attentive à maintenir la mixité entre « mentaux » et « psychiques ». Une richesse porteuse d’équilibre et de stimulation pour tous.

Aujourd’hui, pas de musiciens à l’ESAT : ils sont en récup’. Au premier étage, Albert Strickler, le directeur, doit libérer son bureau, qui va servir de loge aux artistes du soir. L’Evasion va bientôt s’agrandir mais, pour l’heure, impossible de pousser les murs. Pendant qu’Alexandre F. passe l’aspirateur, Anne O. installe le miroir sur ce qui était jusque-là le bureau. Quelques lampes, un coup de chiffon, et le meuble est transformé en coiffeuse. Anne O. officie à L’Evasion depuis trois ans et reste discrète sur les raisons qui l’ont menée à quitter le travail en milieu ordinaire. « Ici, j’ai trouvé une écoute, de l’empathie, des collègues sympas. Hors des jours de représentation, je fais la promotion des spectacles, donc je garde le côté commercial de mes anciens emplois. Et j’aime rencontrer les artistes. » La quinquagénaire dépose encore un plateau de fromage et charcuterie sur la table basse du coin salon. Alexandre F. installe dans la pièce une table à repasser. La loge est fin prête quand arrivent les chanteuses. Les cinq femmes installent leurs effets avant de redescendre prendre leurs repères sur scène.

Un lieu culturel atypique

Pendant le congé maternité de l’éducatrice titulaire, Michel Koebel encadre l’équipe de la salle de spectacle et s’occupe de sa programmation. « Nous ne pouvons pas payer un plein cachet pour accueillir des artistes, explique-t-il. Soit ils souscrivent à notre démarche, soit ils ne viennent pas. Pour la scène locale, c’est une consécration de tourner ici. » L’ancien correspondant pour les pages « culture » du journal régional sait de quoi il parle : « C’est le lieu culturel atypique où l’on fait plus que de la culture. » Il a démissionné de son poste d’animateur dans un centre socioculturel pour y prendre un simple CDD. Après ce remplacement, il restera pour développer un pôle ressource « culture et handicap » pour toute la région.

18 heures, le temps du répit. L’occasion de faire connaissance avec Alexandre F., autour d’un verre servi au bar par Roger M. « Je fais partie des murs », prévient-il. Dix ans que ce féru de culture travaille à l’ESAT, après des contrats aidés dans plusieurs sociétés en milieu ordinaire. « Pour le moment, je ne me projette pas ailleurs. » Alexandre F. souffre d’hydrocéphalie. Sa maladie lui cause des troubles de l’équilibre et « quelques absences », mais elle a été aussi sa chance puisqu’elle l’a sauvé d’un choc au crâne lors d’un grave accident de voiture dans son enfance, insiste-t-il. Déjà, les premiers spectateurs arrivent, Alexandre F. doit rejoindre Anne O. pour dessoucher les billets et placer le public. Ce soir, la jauge de 79 places est complète. Dans le public, des habitués, des nouveaux venus, des résidents des foyers pour handicapés voisins et leurs familles… Une heure durant, les quatre chanteuses les emportent à travers leurs voyages vocaux a capella. Au fond de la salle, Roger n’en perd pas une miette…

Le spectacle terminé, la soirée se poursuit au dernier étage. Cette fois, la cuisine n’a pas suffi pour accueillir tout le monde. Thierry M. a dressé la table au milieu des dessins dans la salle des plasticiens. Avec lui, Michel Koebel et Anne O. ont cuisiné une partie de l’après-midi pour servir leur blanquette aux convives. Autour des assiettes, l’ambiance est à la rigolade. Roger et Thierry expliquent leur trouvaille : le « syndicapé ». « J’avais déjà beaucoup entendu parler de L’Evasion par des musiciens qui y avaient joué », nous raconte Alexandrine Guédron, une des chanteuses accueillies, ravie d’avoir enfin eu l’occasion de s’y produire. Ce soir, Lanja Raharinjanahary, l’assistant lumière de l’ensemble, a 20 ans. A minuit, Anne O. improvise une bougie pour l’occasion.

La vie de saltimbanques

La semaine suivante, musiciens et plasticiens de L’Evasion sont à l’espace Rohan, à Saverne, pour y donner deux représentations de leur dernière création Au travail ! Les 12 T d’Hercule. Impossible de les voir avant, la pression est à son maximum. En ce mardi matin, 350 scolaires leur accordent toute leur attention. Derrière des toiles tendues, les plasticiens deviennent comédiens. Dans un jeu d’ombres chinoises, ils racontent, au rythme de leurs corps coordonnés et de figures projetées, les aventures du héros mythologique. De part et d’autre, les musiciens accompagnent ce récit physique à la batterie, au synthétiseur électronique ou au chant. La troupe emporte les enfants dans son univers de poésie et d’humour, déclenchant autant de silences fascinés que de rires francs. Les artistes sont rodés. Une semaine auparavant, ils jouaient déjà devant 400 personnes à Ostwald.

Pendant que les enfants quittent la salle, plusieurs artistes restent en bord de scène, avides d’échanger avec les curieux. « Comment faites-vous toutes ces images ? », interpelle une fillette. Une plasticienne lui explique les secrets des vidéoprojecteurs disposés derrière les toiles. Pendant ce temps, Geoffrey vient à notre rencontre, anneau à l’oreille et Doc Martens aux pieds. Le trentenaire pratique la batterie depuis ses huit ans. « La musique, c’est toute ma vie », résume-t-il, encore sous le charme de cette représentation : « J’aime bien jouer devant les enfants. Ils participent, ça met de l’ambiance. » Entre ses groupes et le spectacle d’ombres, le batteur vient d’enchaîner trois dates en une semaine. « C’est vrai qu’on voyage pas mal. C’est ça, la vie d’artiste », commente-t-il, confiant, avant de rejoindre son poste. Ce matin, la troupe n’est pas satisfaite du rendu sonore de sa prestation. Les musiciens se remettent donc aux balances pour que la suivante soit parfaite.

Une reconnaissance à la hauteur

Au travail ! Les 12 T d’Hercule est la deuxième création de L’Evasion. Avec la précédente, Fichu serpent, sélectionnée dans le programme des Régionales de l’Agence culturelle d’Alsace, ils ont tourné dans toute la région. Claude Faure, directeur de l’espace Rohan, suit la troupe depuis ses débuts. « Ils commencent à être connus dans le paysage culturel alsacien, reconnaît-il. Nous sommes allés voir ce spectacle comme n’importe quel autre et nous avons trouvé le travail très bon. On reçoit des centaines de propositions, alors nous sommes attentifs aux compagnies avec lesquelles nous avons déjà travaillé. Leurs productions sont à la hauteur de celles que nous accueillons habituellement. Les programmer nous permet aussi un clin d’œil à nos scolaires venus des instituts médico-éducatifs. Pour eux, cela a un écho particulier de voir des artistes handicapés sur scène. »

Avec sa compagne et partenaire plasticienne Marie-Paul Lesage, le metteur en scène François Small a écrit les deux pièces de la troupe. En cinq ans, il a appris à connaître les artistes : « L’équipe nous avait demandé de monter un spectacle visuel et musical. Dès les premières séances, les plasticiens ne voulaient pas faire de théâtre. On a compris qu’il fallait jouer avec ce qu’ils n’ont pas peur de faire. L’ombre derrière un tissu, c’est un autre corps avec lequel ils peuvent s’amuser. Cette idée leur a permis de se révéler. Au départ, ils ne savaient pas bouger. L’immobilité était très difficile à tenir. Ils ont aujourd’hui acquis une concentration corporelle. » Le metteur en scène salue « une vraie exigence professionnelle et une progression qui traduit un gros travail avec les éducateurs ».

Quand le handicap ne se voit plus

Edwige Guerrier a pris le relais de l’encadrante titulaire des plasticiens (partie en congés de maternité) après la conception du spectacle. « Je suis comme un chef de troupe, garante que tout se passe bien », explique la marionnettiste. Après une première expérience d’encadrement d’un groupe d’enfants et d’adultes, elle a rejoint l’aventure de L’Evasion car elle avait travaillé avec l’encadrante habituelle, plasticienne et éducatrice. Avant cela, l’artiste était déjà une spectatrice assidue de la salle de L’Evasion et de son festival Charivari, où elle-même s’était déjà produite. « J’ai dit oui parce que je savais comment ça fonctionnait, qu’il y avait un vrai travail d’équipe entre les éducateurs et que la relation humaine était au centre. » Pour elle, cette expérience est « l’occasion de montrer que le handicap est une réalité parmi d’autres, qui fait partie de la vie d’une société ». Dans son accompagnement, Edwige insiste sur la qualité du travail des artistes : « Je veille à ce qu’ils ne s’installent pas dans quelque chose, qu’ils continuent toujours à chercher et à se laisser surprendre. »

« Je suis loin d’être le meilleur musicien du groupe », estime Frédéric Rieger, l’encadrant des musiciens. Il n’est pas professeur non plus : « Je mets en valeur ce qu’ils savent faire de mieux et je les pousse à aller plus loin quand je sens qu’ils en ont la compétence. » L’éducateur donne l’exemple de la mise en place d’un chant à deux voix : « Il me faut d’abord réussir à ce qu’ils aient suffisamment confiance en eux pour assumer leur propre voix. » Il insiste : « Grâce à cette mise en valeur de leurs capacités et à leur implication, on arrive à une intégration des personnes. A tel point que même les stigmates visibles commencent à s’effriter. On sème le doute. »

En l’absence de ses deux collègues titulaires, Frédéric Rieger est le seul éducateur de formation à accompagner actuellement les travailleurs. L’originalité de son profil révèle les difficultés de recrutement des encadrants de la structure. Formé initialement en tant qu’éducateur spécialisé jeunes enfants, l’encadrant des musiciens s’est ensuite spécialisé dans l’insertion et la prévention auprès des jeunes adultes, après une première expérience en maison d’enfants à caractère social. Musicien depuis l’enfance, pratiquant la clarinette, l’accordéon, la guitare, le ukulélé et le chant, il décide ensuite d’intégrer une formation de deux ans en CFMI (centre de formation des musiciens intervenants), pour travailler dans les secteurs social et de santé. « En tant qu’animateur et éducateur, la musique avait toujours été pour moi un outil de lien avec les publics. Je m’étais intéressé à la maladie mentale dans mon travail de mémoire sur le lien social par les arts du cirque. Mais je suis arrivé à L’Evasion avec très peu d’expérience dans le secteur du handicap. »

Entre le médico-social et l’artistique

Au jour le jour, son travail exige un équilibre entre accompagnement de l’artiste et de son handicap, confie-t-il. « Nous sommes, bien sûr, confrontés à des moments de crise où les personnes ne vont pas bien. Mais je me base sur le travail et la musique pour faire passer cela. » Pour prévenir les difficultés des artistes et techniciens, l’équipe encadrante de l’ESAT reste vigilante et n’hésite pas à faire remonter aux partenaires les difficultés repérées, telles que des ruptures de traitement. Chaque semaine, l’équipe d’éducateurs de L’Evasion se réunit avec Laurent Jarlaud, psychologue de l’APEI, pour faire le point. « Si on observe que quelqu’un ne va vraiment pas bien, et avec son accord – ou sans lorsqu’il y a urgence –, j’appelle son psychiatre. On a les contacts quand les personnes veulent bien les donner. Certaines préfèrent cloisonner, et c’est leur droit. » Foyers, services d’accompagnement à la vie sociale, hôpitaux de jour… « Nous avons besoin d’interlocuteurs extérieurs, confirme Luc Jeanroy, chef de service de L’Evasion. On est un lieu de travail. On ne peut pas résoudre tous les soucis d’ordre privé. »

Tous les ans, les encadrants réajustent avec chaque salarié son projet. Il n’est pas rare que les temps de travail soient revus à la baisse pour ménager la capacité de concentration des personnes. La moitié de l’effectif de l’ESAT est aujourd’hui en temps partiel. « On peut aménager le temps sur des périodes, annualiser les horaires, on essaie d’être le plus souple possible. Nous sommes encore très jeunes et sommes en train d’inventer une manière de jouer entre le médico-social et l’artistique. C’est un défi. »

En quête de mécènes

Un défi économique aussi. L’agence régionale de santé fixe le budget social de la structure : cette dotation de l’Etat finance le personnel et une partie des frais des locaux. Pour le reste, L’Evasion fonctionne avec un budget commercial de 100 000 € par an. Mais il n’est pas si simple d’arriver à l’équilibre pour cette structure culturelle dont les travailleurs doivent passer du temps à répéter et se préparer avant de se produire. « Nous ne pouvons pas facturer les temps de répétitions, sinon, nous serions trop chers », explique Luc Jeanroy. Pourtant, la structure a fixé une rémunération haute pour un ESAT : 650 € par mois pour un temps plein, que les travailleurs cumulent avec leur AAH (allocation aux adultes handicapés). « On essaie d’augmenter la productivité, mais tout en tenant compte de la fatigabilité des personnes », précise Luc Jeanroy. En dehors de son autofinancement, L’Evasion essaie d’atteindre 50 000 € de subventions par an à travers des soutiens de collectivités et des dons alloués à des projets artistiques spécifiques. L’APEI, son association mère, complète le budget sur ses fonds propres. Désormais, L’Evasion se met en quête de mécènes pour financer ses investissements et ses achats de matériel.

Charivari, le festival de la mixité

L’Evasion prépare la sixième édition de son festival Charivari, qu’elle organise depuis 2008. L’événement est le rendez-vous culturel phare de Sélestat et de sa région. Il attire plus de 6 000 spectateurs et mobilise une centaine de bénévoles pendant une semaine. Concerts, théâtre, cirque et spectacles jeune public se mêlent à des conférences sur le handicap et les pratiques artistiques, à des ateliers encadrés par des plasticiens de l’ESAT et à une grande exposition présentant les travaux des publics de plus de 80 structures de la région. La programmation artistique mise sur la mixité, en mêlant des productions d’artistes en situation de handicap, dont d’autres troupes d’ESAT invitées, et des spectacles portant sur le handicap et d’autres propositions qui n’ont rien à voir. En neuf ans, les événements de L’Evasion ont impacté les pratiques des personnes handicapées de la région. Elles ont appris à sélectionner ce qu’elles aiment voir et l’équipe les croise régulièrement sur des manifestations culturelles locales.

Notes

(1) ESAT L’Evasion : 1, rue du Tabac, 67600 Sélestat – Tél. 03 88 85 03 86 – www.esat-evasion.fr.

Reportage

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