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« Les enfants sont les covictimes des violences conjugales »

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Il n’y a pas de profil type de la femme battue, tous les milieux sont concernés, selon Ernestine Ronai, ex-coordinatrice de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences, qui estime que les professionnels sont encore insuffisamment formés au dépistage et à la prise en charge des victimes.
Dans votre contribution à votre livre collectif (voir encadré « Repères ») , vous insistez sur le droit des femmes d’être protégées. N’est-ce pas une évidence ?

Chaque année, en France, plus de 220 000 femmes sont victimes de violences conjugales, 120 à 140 d’entre elles en meurent. Malgré ces chiffres, les femmes ne sont pas suffisamment protégées. Les violences conjugales restent encore trop souvent synonymes de déni et de loi du silence. Pour réaliser ce livre, nous avons fait appel aux meilleurs spécialistes du sujet en France. Nous avons voulu montrer que la protection des victimes passait par une meilleure connaissance des mécanismes et de l’impact de ces violences, mais aussi des lois et des dispositifs existants. Aujourd’hui, ces outils sont insuffisamment connus et utilisés par les professionnels et l’immense majorité des femmes – à 90 %, ce sont elles qui sont violentées dans l’espace privé – se retrouvent seules dans leur souffrance et leur insécurité. A elles donc de se débrouiller pour mettre en place des stratégies de survie.

Qu’est-ce qui pèche exactement ?

Il y a plusieurs causes, mais la première est le manque de formation des professionnels au dépistage. La mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences (Miprof), dont j’ai été la coordinatrice nationale jusqu’en 2016, et les différents plans de mobilisation sur cette problématique en ont fait une priorité. Des outils existent à destination des médecins généralistes (qui sont souvent les premiers recours des femmes), des sages-femmes, des travailleurs sociaux, des policiers, des magistrats, etc., tels que les kits de formation « Anna », « Tom et Léna » ou encore « Elisa ». Ces derniers devraient davantage servir à la formation initiale et continue des professionnels. La compétence n’est pas innée, elle s’acquiert. Une audition, réalisée par des officiers de police ou de gendarmerie formés, va donner une bonne enquête et entraîner des poursuites vis-à-vis de l’agresseur. A défaut, celui-ci ne sera sûrement pas inquiété. De même, une assistante sociale avisée saura mieux prendre en charge une victime. Elle comprendra, par exemple, qu’après lui avoir cherché un logement pendant trois mois pour la mettre à l’abri, celle-ci le refuse. Non parce qu’elle est ambivalente mais parce qu’elle est sous emprise. Si la professionnelle lui dit qu’elle exagère, elle ne reviendra pas. Si elle lui signifie qu’elle reste disponible si cela recommence, elle reviendra.

En quoi consiste le dépistage systématique des victimes ?

On trouve des femmes battues dans tous les milieux socioprofessionnels et culturels. Pour les repérer, il faut donc mettre en place un questionnement systématique et avoir le bon réflexe. Si une femme arrive devant un professionnel avec un hématome au visage et que ce dernier lui demande ce qu’elle s’est fait, elle va sûrement répondre qu’elle s’est cognée dans une porte. Dans ce cas, il est important que le professionnel lui glisse : « Si besoin, je peux vous aider », sous entendu : « J’ai compris que ce n’est pas la porte. » A elle, après, de faire son cheminement. Elle pourra revenir le voir quinze jours, six mois, un an plus tard, mais elle saura que, dans ce lieu-là, quelqu’un peut lui venir en aide. Le dépistage, c’est à chaque fois poser la question qui convient. Quand j’étais psychologue scolaire, je demandais toujours aux mamans s’il y avait de la violence à la maison. Elles répondaient : « Non, pas sur mon enfant. » Je leur demandais alors : « Et sur vous ? » Une fois sur deux, la réponse était positive.

Que disiez-vous alors ?

Il y a trois phrases importantes à dire. La première, c’est : « Vous n’y êtes pour rien, le seul responsable est votre agresseur. » La deuxième : « Quoi que vous ayez dit ou fait, la violence est inacceptable et punie par la loi. » Et la troisième : « On va vous aider. » A chaque fois que l’on forme des professionnels au dépistage systématique, ils s’aperçoivent que ce n’est pas aussi compliqué qu’ils le pensaient. Par ailleurs, cela ne stigmatise personne, comme certains le craignent, puisque l’idée est de dépister tout le monde. Si une femme me demande pourquoi je lui pose cette question, je lui réponds que je la pose à toutes les femmes justement parce que pas une seule victime n’a la tête de l’emploi. S’il n’y a pas de problème, tant mieux. En revanche, si elle est victime, j’ouvre la porte à la parole.

Pourquoi est-ce parfois si difficile pour une femme d’identifier les violences qu’elle subit ?

D’abord, parce que cela commence par des petites choses de la vie domestique. En Seine-Saint-Denis, par exemple, une femme a été tuée pour des escargots que son conjoint ne trouvait pas assez cuits. C’est évidemment un prétexte. Au début, la victime se dit que ce n’est pas grave, que celui qu’elle aime est énervé, que si elle fait bien cuire son steak, il sera content et redeviendra gentil… Sauf qu’il faut renverser la culpabilité : son comportement à elle n’y est pour rien, le problème, c’est lui. Elle ferait les pieds au mur, rien ne serait résolu. Au fur et à mesure, la situation se dégrade. A la dépendance affective s’ajoute la dévalorisation avec les violences psychologiques, insidieuses, qui, à force de répétition, font douter de soi. Et puis il y a la fameuse première gifle. Quand elle survient, la victime est déjà cassée. Elle l’est d’autant plus que l’agresseur est imprévisible : cela crée un état d’insécurité permanent, extrêmement préjudiciable psychologiquement. Voilà pourquoi c’est si compliqué pour elle.

Cela explique-t-il aussi qu’il n’y ait que 14 % des victimes qui portent plainte ?

Non seulement les femmes sont sous la domination de leurs agresseurs mais elles ont peur. A cause des menaces qu’ils profèrent : « Je te tue si tu vas à la police », et elles savent que cela peut être vrai. Ou alors : « Je dirai que tu es folle. » Elles craignent d’autant plus de ne pas être crues que beaucoup d’entre elles prennent des médicaments, car être victime de violences a de graves conséquences sur la santé, notamment psychiques. Elles redoutent également qu’ils mettent à exécution un autre chantage : « Si tu portes plainte contre moi, tu ne reverras plus tes enfants. »

Justement, quel est l’impact des violences sur les enfants ?

Avant, on les désignait sous les termes d’« enfants témoins » puis d’« enfants exposés ». Désormais, on les appelle les « covictimes ». Tous les spécialistes reconnaissent que les violences conjugales ont un impact traumatique sur les enfants. Etre à table et entendre son père crier sur sa mère a forcément des conséquences. Les cris, ça fait peur. En cas de violences physiques, même s’ils ne sont pas présents, ils voient les traces. Sans compter que, comme leur maman, ils se sentent responsables. Les agresseurs ayant une faible tolérance à la frustration, 40 à 70 % d’entre eux, selon les études, s’en prennent aussi à eux. Il en découle des problèmes d’endormissement, d’inhibition, d’anxiété, d’alimentation, de somatisation, des difficultés scolaires et, par la suite, un manque de confiance en soi, voire des comportements violents.

Partir est-il la seule solution ?

Intervenir sur la cause des violences aboutit généralement à la séparation. Tant que la femme vit avec son bourreau, il continue. Alors que la maison devrait être un lieu de sécurité, elle devient celui de tous les dangers. Soit les femmes ont les moyens financiers de partir habiter ailleurs, soit, pour la majorité, elles ne les ont pas. On a besoin de lieux d’hébergement d’urgence. Dans les grandes agglomérations, les places sont saturées car les femmes ne sachant pas où aller après restent dans les dispositifs d’urgence, mais, du coup, aucune nouvelle victime ne peut y être admise. C’est un gros problème.

Harcèlement, viol, sexisme… La parole des femmes se libère aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

Le fait que leurs paroles soient relayées est formidable. Les femmes se rendent compte qu’elles ne sont pas seules. Cela crée une solidarité et les encourage à parler. Ce n’est pas de la délation comme certains le disent, mais des révélations. Après, la grande question est de savoir ce que l’on va faire de leurs paroles. Les femmes ne demandent qu’à être entendues, il ne faut pas les décevoir. D’où l’importance que la société prenne correctement en compte ces informations et la nécessité, comme je le souligne, d’avoir des officiers de police, des magistrats, des professionnels bien formés. Cette libération de la parole est aussi un signe envers les hommes leur indiquant qu’ils ne sont pas dans l’impunité et qu’ils peuvent avoir affaire à la justice. Il faut sortir de la toute-puissance des agresseurs. La répression fait partie de la punition.

Repères

Ernestine Ronai est responsable du premier Observatoire départemental des violences envers les femmes en Seine-Saint-Denis. Elle a codirigé l’ouvrage collectif Violences conjugales, le droit d’être protégée (éd. Dunod, 2017) avec le magistrat Edouard Durand, qui coordonne avec elle le diplôme d’université « Violences faites aux femmes » à Paris-8.

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