Elles sont présentes dans tous les domaines qui vont de la petite enfance au grand âge. Selon les sources, l’âge moyen d’acquisition d’un smartphone est de 10 ans et 6 mois. De l’informatique de gestion à la robotique d’assistance en passant par l’e.santé et les fonctionnalités, sans cesse renouvelées, des téléphones portables, les innovations foisonnent. En 2016, un Français passait en moyenne 4 h 48 min par jour devant des écrans (4 h 40 min via son ordinateur et 1 h 8 min via son téléphone). Nous sommes entrés dans une espèce de macrosystème technique. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons produit ou obtenu autant de données en quelques clics. La requalification d’anciennes professions donnera des « community » ou « traffic managers », des « datascientists », des influenceurs, des responsables d’e-réputation et d’expérience d’usagers… Nous sommes dans une plateformisation des activités, sorte de « siliconisation du monde » au sens du philosophe Eric Sadin. Pour le travail social, la question de l’usage de l’information se pose. Si, comme cela est probable, les évolutions réglementaires tirent le champ professionnel vers une logique de parcours des personnes en situation de handicap, de vulnérabilité ou de fragilité, les données seront centralisées dans des plateformes numériques. Le risque est alors que le parcours singulier de chacun se retrouve formaté et normé en fonction des attendus et présupposés sur les besoins et demandes de ces publics. Autre question : quid de la protection des données ? Car cette digitalisation croissante renvoie à une trace, à des empreintes.
Un plan numérique a déjà été élaboré, en 2015, dans le cadre des états généraux du travail social. Une mesure stipule que le numérique est un enjeu essentiel pour permettre aux professionnels de se concentrer sur l’accompagnement humain et de travailler en réseaux. Sauf que le travailleur social est déjà dans cette relation particulière. En déplaçant certaines de ses compétences vers le numérique, je crains que l’on assiste à une déprofessionnalisation avec de nouvelles logiques de prise en charge. Si on a pensé à un simulateur de droits, cela signifie-t-il que l’on n’aura plus besoin d’assistantes sociales ? L’usage au non-humain a toujours existé dans le social, mais aujourd’hui, avec les technologies numériques, il explose. Ces dernières prennent le pas sur ce qui a fait la spécificité des travailleurs sociaux : la relation et la présence à l’autre. Cette propriété première peut être confiée à des robots ou à des dispositifs d’assistance. Mais qui sait qu’au bout de la ligne, par exemple, nous avons un agent conversationnel, c’est-à-dire un « chatbot » qui répond à la place d’un humain. Je ne suis pas sûr que les personnes en situation de vulnérabilité s’en rendent compte. Certes, ces outils connectés peuvent être adaptés : un cloud solidaire pour les plus démunis – comme le projet Reconnect – visant à stocker leurs documents dans un coffre-fort virtuel peut générer de la connaissance et faciliter leur accompagnement. Mais derrière cette plateformisation du social, il y a des algorithmes qu’il faut mettre à l’épreuve, car cette mémoire ne s’effacera pas et nous ne sommes pas à l’abri d’un enfermement en données d’une population.
Je ne pense pas, même si une réflexion se met en place et si beaucoup d’événements en traitent. Mais personne n’y est vraiment préparé car tout s’accélère en permanence. D’après certaines prévisions, en 2038, nous n’aurons plus de lunettes, de porte-monnaie, il y aura des voitures autonomes sans chauffeurs… En région PACA, j’ai visité un appartement expérimental équipé de capteurs : il y en a sur les frigidaires, les canapés, les lits… Ils sont destinés à mémoriser les mouvements et activités des personnes à domicile – par exemple, combien de fois, jour et nuit, la personne s’est levée/couchée. Des messages électroniques l’alerteront pour lui dire qu’il est l’heure de prendre son traitement, de manger ou encore d’aller se coucher. L’idée est surtout de favoriser le maintien à domicile des personnes âgées et de prévenir les risques de celles vivant seules. Ces technologies du futur seront peut-être très utiles, mais ce sont aussi des logiques de contrôle, de quantification de soi, qui sont mises en place. C’est très inquiétant. Sans compter qu’elles vont formater la pensée, les relations entre les individus, et jouer sur notre citoyenneté. Google sait nous localiser, Facebook contrôle ce que nous voulons lire ou dire, Amazon sait quel cadeau nous aimerons… Selon l’association Villes Internet – label national décerné depuis plus de vingt ans –, même notre territoire sera hyperconnecté, de la culture aux actions quotidiennes (comment se garer, signaler des anomalies, etc.) et, par là même, responsabilisera le citoyen. Cela va profondément changer notre manière de faire et de voir le monde. Le social a quelque retard en la matière qu’il doit rattraper. Il n’y aura pas de marche arrière.
Un médiateur numérique sera un professionnel qui pourra former les travailleurs sociaux comme les usagers, en leur disant : « attention à telle information ! », « voilà ce que vous devez savoir si vous utilisez Google »… Par exemple, trop de personnes acceptent les conditions générales d’utilisation des dispositifs numériques sans être véritablement informées sur leur impact. De même, on entretient des liens avec des communautés, on est dans des dispositions d’échange, de diffusion des informations dont on ne connaît pas la source la plupart du temps ; or on sait aujourd’hui combien cela est important en ces temps d’« infobésité ». Compte tenu du public en présence, ces médiations spécifiques ne seront pas des formations aux outils informatiques mais des formations à la maîtrise des usages et aux cultures du numérique. Elles devront faire partie des formations initiale et continue du social et ouvrir sur des accompagnements dédiés. A cette condition seulement, le smartphone pourra devenir un support pédagogique et, avec lui, le travailleur social pourra penser autrement son accompagnement. Mais il reste beaucoup à faire, notamment en matière de compétences des enseignants, des formateurs et intervenants pour développer, voire renforcer, la formation des travailleurs sociaux à la transition digitale.
Je l’espère mais, pour l’heure, on est très loin d’en mesurer la portée. On reste dans un discours enchanté. La personne Alzheimer pourra poser cent ou deux cents fois la même question à un petit robot d’assistance qui lui répondra autant de fois avec les mêmes sourires et patience, ce que ne fera peut-être pas l’aide soignante ou l’auxiliaire de vie. Est-ce positif ? Je ne sais pas. De même, un robot de surveillance dans un EHPAD évitera peut-être à des résidents de fuguer, seront-ils pour autant mieux pris en charge ? Des expérimentations de terrain sont en cours, comme l’utilisation de tablettes ou la réalité virtuelle pour des enfants autistes. Il y a des enfants qui ne savent ni lire ni écrire mais qui savent rédiger des textos dans leur langue. On n’évalue pas encore ces effets, faute de recherche-action de qualité. Voilà pourquoi je développe une pensée critique. Cela dit, les bénéfices en matière de prise en charge ne concernent pas que le numérique. J’ai été travailleur social pendant quinze ans auprès de personnes lourdement handicapées. Je ne sais toujours pas si mon action a transformé, ou non, la vie de ces personnes.
L’inclusion numérique est le « buzzmot » du moment. Soit il va y avoir une augmentation des inégalités car les personnes accompagnées seront de plus en plus marginalisées par les dispositifs numériques, soit, au contraire, on va aller vers une sorte d’égalité, dans le sens où tout le monde sera en permanence dépassé. Nous sommes tous d’éternels apprentis face à l’appropriation des technologies émergentes. Paradoxalement, cela peut nous rapprocher des personnes en situation de handicap ou de fragilité, dont le parcours de vie sera plus que jamais l’égal du nôtre, futurs humains si dépendants d’une culture de l’information comme de technologies non maîtrisées.
Vincent Meyer est enseignant chercheur, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Nice-Sophia-Antipolis. Entre 2010 et 2016, il a présidé la commission « Veille » du Conseil supérieur du travail social. Il a dirigé plus d’une vingtaine d’ouvrages collectifs, dont le dernier en date : Transition digitale, handicaps et travail social, (LEH Edition, 2017). Son blog :