Les ventres gargouillent. Il est midi. A la crèche Les Minuscules de Vannes, dans le Morbihan, on dresse de jolies nappes rouges et vertes sur les tables à hauteur d’enfant. Bavoirs autour du cou, les petits gourmands ne se font pas prier pour venir manger. A l’exception de Côme, 5 mois, qui dort paisiblement, suspendu dans un hamac au milieu de la pièce. Les bruits de couverts qui parviennent jusqu’à lui ne semblent le déranger en aucune façon. Les sept enfants attablés se servent tout seuls, comme des grands. Les adultes sont là pour les aider, au cas où. Liam, 3 ans, la main dans la bouche, lève les yeux vers le haut. « C’est quoi ? », demande-t-il intrigué, en pointant du doigt un enregistreur. « C’est un micro, tu peux dire bonjour », lui répond celui qui tient au-dessus de lui l’étrange appareil accroché à une perche. Sans doute pour capter l’attention de ce visiteur inhabituel accroupi près de lui, Lucas, 2 ans, se met à jeter sa semoule par terre. D’un calme olympien, une des salariées de la crèche demande au farceur de laisser sa nourriture dans son assiette.
Aux premières loges, Olivier Barraud ne perd pas une miette – c’est le cas de le dire – de ces facéties. Cet ancien journaliste, directeur conseil de l’agence en communication Phares & Balises, réalise ce jour-là un reportage pour Radiocrèche. Hébergée sur la plateforme SoundCloud sous forme de podcast, cette webradio a été créée en novembre 2016 à l’initiative d’Optimômes, un réseau de crèches et de garde d’enfants à domicile. Tous les mois, Radiocrèche propose des émissions, reportages et chroniques sur le monde de la petite enfance en confiant le micro aux professionnels, aux parents et aux élus. Plusieurs formats, de quarante-cinq secondes à quinze minutes, sont disponibles à l’écoute. On y parle de la place des familles, de pédagogie, des modes de garde ailleurs dans le monde. On aborde des questions sociales comme la monoparentalité et on y entend des comptines et des histoires. La radio est aussi le relais de propositions éducatives décalées comme la journée sans horloge ou la journée sans jouet.
Une fois les assiettes vidées et les estomacs contentés, les enfants partent faire la sieste. Un peu de répit. A la crèche, les moments de calme sont rares. Olivier Barraud le sait. Il en profite pour réunir l’équipe (à 100 % féminine) dans la salle de motricité, au milieu des vélos et des brouettes. « On a pu assister à la pause déjeuner des enfants, qui n’en est pas vraiment une pour vous. Réfléchissez-vous à ce moment en amont toutes ensemble ? », demande Olivier Barraud. Silence gêné. Pas facile de prendre la parole. Les professionnelles se cherchent du regard pour savoir qui osera se lancer la première. « On fait en sorte de favoriser l’autonomie de l’enfant », explique Morgane Elric, 31 ans, assistante petite enfance, qui cherche un peu ses mots. « Par exemple, on a eu l’idée de leur donner des verres en vrai verre, poursuit sa collègue Touhfat Abdul-Kader, 44 ans. Pourquoi les enfants mangeraient-ils et boiraient-ils dans du plastique ? » L’assistante petite enfance raconte au micro la genèse de cette initiative et les discussions qui en ont découlé. « Certaines avaient peur que ça casse, mais on s’est dit qu’il fallait leur faire confiance. » Les éclats de rire ponctuent et désacralisent cet exercice assez nouveau pour les professionnelles de la petite enfance, peu habituées à avoir la parole. « J’écoute souvent les interventions des autres sur Radiocrèche, mais jamais les miennes. C’est un peu comme les actrices qui n’aiment pas se voir au cinéma », confie Morgane avec un grand sourire aux lèvres.
« Les professionnels de la petite enfance ne sont pas des orateurs nés, il y a des hésitations, mais ce n’est pas grave. L’essentiel, c’est qu’ils puissent dire à leurs proches : “Ecoute ce que je fais comme métier.” Cette radio est un outil de valorisation très important », affirme Anne-Karine Stocchetti, fondatrice et dirigeante du réseau Optimômes depuis dix-sept ans. C’est elle qui a eu l’idée de créer Radiocrèche. Au départ, la webradio a été conçue comme un outil de communication interne, « un prolongement naturel des innovations sociales que nous imaginons et expérimentons », explique Anne-Karine Stocchetti. Rien ne prédestinait cette ancienne tradeuse à la Bourse de Paris et assistante réalisatrice à travailler dans le secteur de la petite enfance. « J’ai décidé de monter un réseau de crèches le jour où l’on m’a demandé de choisir entre ma carrière et ma vie familiale », explique-t-elle sans détour. Anne-Karine Stocchetti est aujourd’hui à la tête d’une entreprise de 74 salariés implantée à Vannes, qui travaille prioritairement à la question de l’accueil des enfants dont les parents ont des horaires décalés. Le problème, on le sait, devient particulièrement épineux lorsqu’on élève seul ses enfants. Or, souligne-t-elle, « dans la majorité des cas, ces parents sont des femmes qui cumulent “tous les moins” : faible qualification, faible rémunération, horaires décalés et monoparentalité ».
Pour répondre à leurs problématiques de garde d’enfants, deux dispositifs phares ont été élaborés. D’un côté, le service « Gepetto », qui intervient au domicile des parents tôt le matin, tard le soir et les week-ends, avec une tarification adaptée aux revenus. Et, de l’autre, cinq crèches solidaires Les Minuscules implantées à Rennes, à Vannes, à Lorient, à Romans et à Lyon, qui favorisent la mixité sociale et l’accueil immédiat des enfants, notamment dans le cas d’une prise de poste rapide ou d’une formation des parents. Confrontée aux difficultés des familles qui cherchent une place, Anne-Karine Stocchetti déplore le peu d’intérêt suscité par les questions d’accueil des tout-petits, notamment du côté des élus. « Dans tous les conseils municipaux, la voirie mobilise beaucoup plus que la petite enfance. La construction d’un rond-point à 150 000 € est votée facilement, ce qui n’est pas le cas d’un projet de crèche. » Le monde de la petite enfance est étonnamment invisible. Inaudible, même. Pour se faire entendre, quoi de mieux alors qu’une radio ? « Le canal auditif est le vecteur des émotions, plaide la chef d’entreprise. Il marque, il imprime. » Sa rencontre avec Olivier Barraud a permis de concrétiser ce projet.
Radiocrèche représente un investissement non négligeable aussi bien en temps qu’en argent. Les équipes sont régulièrement sollicitées et mises à contribution pour l’alimenter. Coordinatrice du projet éducatif chez Optimômes, Solange Bonnard, 51 ans, est très investie dans cette démarche. Forte d’une précédente expérience de correspondante locale de presse dans sa commune, elle se mue régulièrement en reporter de terrain depuis le lancement de Radiocrèche. Peu à peu, le « métier » rentre, comme on dit. « Au départ, Solange n’avait pas compris qu’il ne faut pas garder le micro devant sa bouche mais le tendre aux personnes interviewées », la tacle gentiment Olivier Barraud. « Heureusement, je m’améliore », plaisante l’apprentie reporter. Parfaitement identifiée par les équipes et les enfants, cette ancienne aide médico-psychologique formée à l’animation sociale sert aussi de relais à Olivier. Ce dernier a en effet dû se faire accepter des professionnels, dont le quotidien peut être bouleversé par sa présence. « J’essaie de concentrer les prises de son et enregistrements sur une seule journée. Sinon, je fais des entretiens par téléphone », indique-t-il. « Les premières fois où Radiocrèche est venue nous interviewer, l’équipe était un peu déstabilisée », reconnaît Valérie Perez, éducatrice de jeunes enfants (EJE) et directrice de la crèche Les Minuscules à Rennes.
Pour certains professionnels, la présence d’un micro peut même être vécue comme une gêne ou une intrusion. « Ce n’est pas facile à gérer, les enfants ne sont pas toujours préparés. Il y a des pièces où l’enregistreur n’est pas le bienvenu – par exemple dans la salle de change », observe Juliette Quéré, EJE à la crèche de Vannes. Difficile de faire l’unanimité dans une équipe de 74 collaborateurs. Comme dans toute entreprise, le changement peut être source d’incompréhensions et de craintes. « Dès qu’on fait des choses non conventionnelles, cela bouscule les habitudes. C’est tout à fait normal, surtout dans un monde aussi routinier que celui des crèches », assume Anne-Karine.
Un enfant pleure. Le répit aura été de courte durée pour l’équipe de la crèche vannetaise. Heureusement, Olivier Barraud a enregistré l’essentiel. Il remballe son matériel et sort de la crèche sur la pointe des pieds, laissant les professionnelles reprendre le cours de leur journée. Direction le siège d’Optimômes, à seulement quelques minutes de là.
L’arrivée d’Olivier dans les bureaux sonne l’heure de la récréation. Tout le monde laisse de côté ses affaires en cours et quitte son bureau. On improvise un studio dans la pièce principale afin d’enregistrer la prochaine émission intitulée « Pouf Pouf Canap », la bien nommée. Anne-Karine Stocchetti et Solange Bonnard déplacent les canapés et les fauteuils pour réunir l’équipe de chroniqueurs. Tout le monde s’installe confortablement autour d’une petite table basse, sur laquelle sont posés une table de mixage et deux micros. Olivier procède aux derniers réglages et branchements. « N’oubliez pas, on dit bonjour et on applaudit quand les autres se présentent », rappelle-t-il en préambule. Tiphaine Le Maguet, responsable des ressources humaines, Marie-José Telletchea, commerciale, Laure Duplouy, responsable des affaires juridiques, et Charlotte Quinio, coordinatrice de l’agence Gepetto, sont de la partie. Toutes se sont prises au jeu de l’exercice radiophonique.
A l’aise dans son rôle d’animateur, Olivier Barraud présente le thème du jour : l’alimentation des tout-petits. Autour de la table, le micro circule facilement. Agriculture biologique, équilibre alimentaire, partenariat avec une légumerie, les discussions vont bon train… Comme dans toute émission qui se respecte, il y a même des invités. Tout le monde a son mot à dire. Perfectionniste, Olivier fait parfois plusieurs prises. « Heureusement que ce n’est pas du direct », dit-il à ses chroniqueuses en les taquinant. L’enregistrement est aussi régulièrement interrompu par des fous rires, lorsque les salariées d’Optimômes dévoilent leurs talents artistiques cachés. Tiphaine Le Maguet et Solange Bonnard s’échauffent la voix pour chanter a capella Sing Noël. Marie-José réussit à garder son sérieux en interprétant Le petit renne au nez rouge, tandis que ses voisines de canapé se retiennent de rire.
L’ambiance est bon enfant. Charlotte apprécie cet espace de liberté et de ton grâce auquel « on apprend aussi à se connaître les unes les autres ». Une manière de renforcer la cohésion de l’équipe. Au-delà, Radiocrèche permet également aux professionnels de nourrir une réflexion sur leur métier, en écoutant notamment les témoignages d’autres collègues. Untel a bénéficié d’une formation sur la bientraitance et en fait le compte rendu. Telle autre explique comment elle cherche à favoriser l’égalité entre garçons et filles à travers le jeu, les lectures ou en chassant les préjugés et idées reçues. « Je l’écoute plutôt chez moi, confie Valérie Perez, la directrice de la crèche Les Minuscules de Rennes. Je peux ainsi prendre un peu de recul sur mes pratiques, à l’écart des enfants, et y trouver des pistes à approfondir. »
D’abord élaborée et testée pour la communication en interne, Radiocrèche s’est ouverte au grand public en juin dernier. Tout le monde peut aujourd’hui écouter les podcasts sur la plateforme SoundClound. Un choix évident pour Anne-Karine Stocchetti, qui travaille depuis longtemps à revaloriser le secteur de la petite enfance. « Aujourd’hui, on ne parle des crèches que lorsqu’il y a un problème – un enfant qui fugue, un salarié maltraitant… C’est pourtant un lieu de vie incroyable », déplore-t-elle. Récemment arrivée dans le groupe Optimômes à la direction de la crèche de Vannes, Roxane de Carvalho a rapidement perçu l’intérêt de la webradio. Cette dernière contribue, selon elle, à la reconnaissance de professions largement dévalorisées. L’EJE de 29 ans en veut pour preuve l’idée évoquée il y a quelques mois par le gouvernement d’ouvrir aux jeunes parents la validation des acquis de l’expérience (VAE) leur permettant d’accéder à un CAP des métiers de la petite enfance. « Ce qu’on fait à la crèche, c’est bien plus que de changer une couche ou de donner un biberon. Reconnaître la formation des professionnels, c’est reconnaître les besoins des enfants », affirme-t-elle. Ceux et celles qui ont choisi ce métier l’ont souvent fait par passion. La radio répond à leur désir de partager leurs nombreuses compétences et connaissances.
La diffusion grand public profite également aux familles des enfants accueillis dans les différentes structures d’Optimômes. « Les parents aimeraient parfois être une petite souris pour voir ce qui se passe à la crèche. Avec la radio, c’est possible », remarque Touhfat Abdul-Kader. Peggy Lebarillier, mère de Maël, 2 ans, fait partie des auditrices. « Le partage a toujours été au cœur du projet de cette crèche solidaire. La radio se situe dans la parfaite lignée de ce qui a déjà été mis en place. On a la sensation qu’on ne nous cache rien. En tant que maman, c’est rassurant. » Entendre son fils rire ou se disputer avec un camarade dans un reportage, c’est un peu être avec lui. Pour Peggy, il est également important « de voir comment se positionnent les professionnels vis-à-vis de mon enfant, notamment sur des thèmes comme l’égalité entre les filles et les garçons ». Valérie Perez a participé à deux émissions. Selon elle, Radiocrèche renforce le lien entre les professionnels et les parents. « Cela nous donne des occasions supplémentaires d’échanger avec eux sur certaines thématiques, comme celle des vaccins. » L’émission qui y avait été consacrée avait donné la parole à la fois à l’infirmière et aux parents. Une diversité de points de vue que la directrice de crèche apprécie.
Mère de Katell, 13 mois, accueillie à la crèche de Lorient, Marianne Carton a aussi pris l’habitude d’écouter Radiocrèche. Notamment les comptines avec sa fille, mais pas seulement. « Comme on n’a pas toujours le temps d’échanger avec les professionnels dans la journée, c’est intéressant de connaître la pédagogie mise en place », explique-t-elle. La radio lui a permis de poser un autre regard sur la crèche. « On se rend compte que ce n’est pas seulement l’endroit où il y a des jouets par terre avec des enfants qui courent toute la journée. Derrière, il y a un projet réfléchi et construit. » Même si Radiocrèche n’existe que depuis un an, Anne-Karine Stocchetti voit déjà plus loin et cherche des solutions pour pérenniser cet outil. Pour la chef d’entreprise, l’innovation a en effet un prix : 1 200 € par mois. « J’aimerais que d’autres acteurs se joignent au projet pour que, à terme, Radiocrèche se dote d’un vrai modèle économique. » Son idée : fournir par exemple des enregistrements audio soignés à d’autres réseaux de crèches. A la seule condition, bien entendu, qu’ils partagent les mêmes valeurs et soient sur la même longueur d’onde…