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« Il faut remettre l’humain au cœur des organisations de travail »

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Les professionnels peuvent-ils être bien traitants s’ils sont maltraités ? Pour Jean-Louis Deshaies, ancien éducateur et directeur d’établissement devenu consultant en accompagnement stratégique et managérial, la réponse est « non ». Mais si l’épuisement au travail et la perte de sens gagnent du terrain, il n’y a pas de fatalité.
Dans quelles institutions intervenez-vous sur le management ?

J’interviens dans tout type d’établissements du secteur social, médico-social et sanitaire. Cela va des structures de la petite enfance aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, en passant par les instituts médico-éducatifs, les services d’éducation spéciale et de soins à domicile, les foyers d’hébergement et d’accueil médicalisé, les établissements et services d’aide par le travail, les centres d’hébergement et de réinsertion sociale… J’ai cette chance d’avoir connu, auparavant, sur le terrain la relation directe à la fois avec les usagers et les professionnels.

Pourquoi fait-on appel à vous ?

Certains établissements fonctionnent bien mais souhaitent avoir un regard extérieur pour améliorer ce qui est possible. D’autres commencent à dérailler ou sont déjà en situation de crise, le plus souvent à cause d’un déficit important de communication. Les professionnels ne sont pas toujours en mesure de pouvoir dire les choses parce que certains directeurs et chefs de service sont à leur égard dans une posture de suffisance, voire de condescendance. Or il n’y a pas de noblesse de fonction. Pourtant, aujourd’hui, le psychiatre qui parle a forcément raison, contrairement au petit éducateur, malgré ses observations fines de l’usager qui méritent tout autant d’être prises en compte. L’hyperhiérarchisation est un écueil majeur du secteur. Chacun doit être reconnu à sa place, doit respecter et considérer la place des autres. Il existe aussi trop de non-dits, de micromaltraitance, dans les institutions. Des petits faits du quotidien sont banalisés : laisser une personne handicapée toute seule dans son coin pendant des heures, entrer dans une chambre sans dire « bonjour », mettre en place des activités sans écouter le désir des usagers, faire des plaisanteries douteuses… Ces dysfonctionnements sont rarement évoqués, ou alors dans un couloir, et non dans un cadre adapté comme il le faudrait. Les professionnels se taisent aussi parfois parce qu’ils se sentent déconsidérés ou parce qu’ils ont peur d’un retour de bâton.

Vous dites que l’on est dans la « pédagogie du reproche »… C’est-à-dire ?

Les professionnels du secteur ont affaire à des publics vulnérables, ce n’est pas toujours facile. Mais ils ne sont pas suffisamment valorisés. Si des parents téléphonent à la direction d’un établissement pour se plaindre que leur enfant est rentré d’un week-end accompagné avec ses vêtements sales, le reproche sera tout de suite répercuté au travailleur social. En revanche, si des parents appellent pour dire que leur enfant leur a dit, à son retour chez lui le week-end, qu’il est ravi de sa semaine, le compliment ne lui sera pas forcément transmis. C’est cela, la pédagogie du reproche. Il suffirait d’un peu d’empathie et de reconnaissance pour que les choses se passent mieux. On peut allier management bienveillant et fermeté, ce n’est pas incompatible. Il faut remettre l’humain au cœur des organisations du travail et de l’accompagnement, car une chose est sûre : seuls des professionnels bien traités peuvent être bientraitants. Ce devrait être une règle d’or du management. Les responsables des établissements doivent avoir le souci concomitant de la qualité de vie des usagers et de la qualité de vie au travail. Le plaisir et l’enthousiasme ont des effets directs sur le bien-être des personnes dont les professionnels s’occupent. S’ils sont démotivés, épuisés… les usagers en subiront les conséquences en bout de chaîne.

Justement, dans la réalité, comment vont les professionnels ?

Il existe un paradoxe terrible : plus on parle de bientraitance, de prévention et de gestion des risques psychosociaux, plus les situations se dégradent en interne. Il y a du burn-out dans beaucoup d’établissements, conséquence d’une charge de travail excessive et d’une exigence de productivité toujours plus grande. Mais il y a aussi du brown-out. Cette notion plus récente se traduit par une perte de sens au travail conduisant à un désinvestissement progressif chez des professionnels qui, pourtant, ont la volonté de toujours faire au mieux, mais finissent par ne devenir que des exécutants. Au cours de mes missions, je vois énormément de salariés qui ont des capacités et l’esprit d’initiative mais ne peuvent pas les exprimer. Cela génère de la souffrance et un manque d’estime de soi. Comme je l’ai déjà souligné, chaque acteur mérite d’être considéré : la secrétaire à l’entrée, qui discute avec les gens et compose avec eux, a sa place pour témoigner de ses observations. De même que le chauffeur du minibus qui emmène les enfants tous les jours à l’institut médico-pédagogique et les ramène à leur domicile. Si ces gens-là ne sont jamais associés aux réunions, les réponses apportées aux situations délicates ne seront pas bien adaptées.

Est-ce que la technique, la gestion… ont pris le pas sur l’humain ?

Il ne faut pas négliger tout ce qui concerne la bonne utilisation des deniers publics et parapublics dont dépendent ces établissements. Mais il est vrai que les formations de directeurs ou chefs de service sont ouvertes à des personnes qui ne connaissent pas forcément le secteur, et certains responsables peuvent avoir plus de prédispositions à gérer des chiffres que des humains. Mais ce qui pèche le plus, selon moi, c’est l’importance qu’ont prise les procédures, les normes, dans les établissements. Beaucoup de dirigeants s’y sont engouffrés pour faire bonne figure auprès des autorités de contrôle et de tarification. Les dossiers sont bien ficelés mais ne reposent sur aucune réflexion partagée concernant ce qui va ou pas. Du coup, les professionnels se sont retrouvés envahis d’injonctions en tout genre sans avoir pris part à la moindre remise à plat. Il y a des établissements où les placards sont remplis de normes de qualité mais, au quotidien, c’est souvent dans ceux-là que les rapports humains sont les plus délétères. Et comme les modes de relations dans le secteur sont encore plus « affectivés » qu’ailleurs, en cas de dysfonctionnement, les professionnels se retrouvent souvent à désigner à la fois les victimes et les coupables, au lieu de factualiser les situations pour reconnaître et analyser les erreurs. Or les dysfonctionnements génèrent des coûts cachés, à commencer par l’absentéisme.

Comment améliorer cette situation ?

Cela nécessite d’abord un diagnostic partagé, qui suppose que tous les acteurs, de l’usager au conseil d’administration, en passant par les directeurs, les partenaires et les autorités de tutelles, jouent le jeu. Evaluer, ce n’est pas dire : « on est les meilleurs », mais bien distinguer les pratiques sur lesquelles on est plus ou moins bon, puis arriver à poser les différents constats pour pouvoir les traiter. Ce diagnostic est fondé sur quatre postulats : écouter et entendre chacun des acteurs ; considérer que seul un problème bien posé peut être résolu ; affirmer qu’il n’y a pas de petite difficulté pour celui qui la vit ; rappeler qu’il n’y a pas de prévalence d’une parole sur une autre, donc pas de supériorité des propos des personnes aux fonctions plus élevées. Chacun a sa part de responsabilité dans ce qui peut ou doit être amélioré. On ne peut pas sortir d’une situation complexe sans cette démarche fondée sur les regards croisés des uns et des autres. Certaines directions me demandent d’accéder au diagnostic en amont. Je refuse : il est restitué à tout le monde en même temps.

Les professionnels vous parlent-ils facilement ?

Ils ont besoin de s’exprimer, donc, en général, ils se « lâchent ». Il y a parfois beaucoup d’émotion, car ce qui suscite le plus d’amertume est le sentiment de ne pas être écouté par l’encadrement hiérarchique. Certains avouent que c’est la première fois qu’ils disposent d’un temps pour faire le point sur la manière dont ils travaillent et dont l’établissement fonctionne. Ils n’ont parfois aucun retour sur leurs pratiques. De même, souvent, l’informel prévaut sur le formel : des professionnels sont associés à des décisions qui ne les concernent pas directement, et vice versa. Pourtant, quand ils sont mieux considérés, on constate que les professionnels les plus « rebelles » peuvent devenir des éléments moteurs et positifs.

Les dysfonctionnements que vous décrivez sont-ils propres au secteur médico-social ?

Non, c’est la même réalité partout. Mais ce qui vaut dans d’autres secteurs d’activités professionnelles est encore plus crucial dans le secteur social, médico-social et sanitaire, où l’on travaille sur l’humain et avec l’humain. Des accords sur la qualité de vie au travail fleurissent. Il faut les faire vivre vraiment, pas seulement les brandir tel un étendard pour communiquer sur une prétendue bienveillance. La priorité accordée à l’humain doit être posée comme postulat de départ et se répercuter au quotidien dans le fonctionnement naturel de toute organisation.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

Jean-Louis Deshaies est consultant-formateur sur le management et les médiations sociales dans les établissements médico-sociaux. Après son livre Briser l’omerta (éd. Presses de l’EHESP, 2014) sur les non-dits en institution, il publie, avec Laetitia Delhon, L’humain d’abord (éd. Presses de l’EHESP, 2017).

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