Après avoir été technologique, l’innovation se décline aujourd’hui dans différents domaines comme l’« innovation territoriale », dont l’objectif est de faire évoluer les mécanismes traditionnels de l’action publique pour la rendre plus efficace, et l’« innovation sociale », dont le but est l’expérimentation et le renouvellement des pratiques.
La structuration du champ de l’économie sociale et solidaire (ESS) est venue mettre en valeur cette dynamique, lui a donné un coup d’accélérateur et a livré une définition de l’innovation sociale. Est ainsi considéré comme relevant de l’innovation sociale, selon la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS(1), un projet « répondant à des besoins sociaux non ou mal satisfaits » ou « répondant à des besoins sociaux par une forme innovante » (processus novateur de production, mode innovant d’organisation du travail ou encore favorisant la participation et la coopération des acteurs concernés et des bénéficiaires).
Aujourd’hui, l’innovation sociale s’illustre dans des domaines aussi variés que le vieillissement, la petite enfance, le logement, la santé, la lutte contre l’exclusion…
Aux côtés des entreprises de l’ESS et des associations, les centres communaux d’action sociale (CCAS) sont montés depuis plusieurs années dans le train de l’innovation sociale.
L’Union nationale des CCAS et centres intercommunaux d’action sociale (Unccas) a remis, en octobre 2017, ses 14es Prix de l’innovation sociale locale. « Les CCAS disposent de nombreux atouts pour innover, avance Hélène-Sophie Mesnage, déléguée générale adjointe de l’Unccas. Ils ont une connaissance fine de leur territoire grâce à l’analyse des besoins sociaux (ABS)(2), jouent un rôle de coordinateur des acteurs du social et ont développé une expertise dans la participation des usagers. »
La présentation des lauréats, dont le CCAS de Besançon (Doubs) pour la rédaction de son projet social dans la catégorie « Finances et organisation du CCAS/CIAS » et le CCAS de Cornebarrieu (Haute-Garonne) pour la mise en place d’ateliers d’informatique destinés aux seniors dans la catégorie « Accès, usages et recours aux nouvelles technologies », donne une idée de la belle santé et de l’hétérogénéité du champ de l’innovation sociale. « Effectivement, il y a des cas de figure très différents, observe Hélène-Sophie Mesnage, des CCAS qui innovent sans le savoir, ceux qui se lancent avec beaucoup d’ambition dès le départ ou au contraire ceux qui tentent modestement. On peut s’interroger sur ce qui relève de l’innovation sociale, comme on s’interroge sur ce qui relève réellement de l’expérimentation. » Et de conseiller : « Pour analyser le caractère innovant d’un projet, il faut étudier à quelle échelle il s’applique, le recontextualiser, le rapporter à un territoire et à des moyens financiers. »
Jean-Baptiste Roy, attaché territorial, chargé de mission au CCAS de Tours (Indre-et-Loire), auteur de la thèse Gouvernance et innovation sociale va plus loin : « L’expression “innovation sociale” est devenue fourre-tout. Ce qui est innovant ici ne l’est pas ailleurs, ce qui est innovant pour un tout petit CCAS ne l’est pas pour un CCAS avec beaucoup de moyens, sans oublier qu’il y a des territoires historiquement plus innovants que d’autres. » Il ajoute : « L’innovation peut être à la fois très complexe et très simple. Par exemple, comme nous le faisons au CCAS de Tours, parler d’équilibre budgétaire de façon positive – “Comment pouvez-vous économiser pour réaliser tel projet ?” –, et non par le biais classique de l’analyse de budget. L’innovation, c’est un peu tout à la fois. »
L’innovation sociale est fortement corrélée à la pression budgétaire. Soumis à des restrictions financières, les CCAS, comme nombre d’acteurs du social, sont invités à « faire mieux » avec – souvent – moins. C’est le cas du CCAS de Besançon, l’un des lauréats des Prix de l’Unccas, qui a entrepris de « transformer la contrainte en opportunité pour innover en donnant du sens à l’action des équipes », explique sa secrétaire générale, Fanette Peyratout, soit une réforme à la fois structurelle et managériale. En 2014, face à des « prévisions inquiétantes », le CCAS s’est lancé, avec le soutien de Danielle Dard, maire-adjointe chargée des solidarités, dans l’élaboration de son « projet social » en demandant à chaque service d’intégrer la contrainte financière.
« La direction des finances n’est plus celle qui vient dire ’non“ et coupe les élans des uns et des autres. Nous avons redéfini à plusieurs services, dans un esprit de coconstruction, nos priorités en intégrant à cette réflexion des cadres intermédiaires », poursuit Fanette Peyratout. Pour s’assurer davantage de stabilité, le CCAS a conclu une contractualisation pluriannuelle avec la ville tout en sécurisant, de son côté, les subventions qu’elle verse aux associations partenaires. « Nous avons longtemps été l’acteur social à l’origine des initiatives locales, ce qui sous-entend une charge très lourde. Aujourd’hui, nous restons fidèles à ce rôle de tête de réseau mais, en nous positionnant davantage comme un coordinateur afin de partager cette charge », précise la secrétaire générale.
Le CCAS assure que ces changements lui ont permis de « sortir du rouge » et même de dégager des économies, qui ont été investies dans la construction d’une maison des services à la personne (MDSAP). À Angers (Maine-et-Loire), le CCAS a réorganisé l’accompagnement de son public âgé en ouvrant des « espaces seniors » de proximité avec un premier accueil polyvalent afin d’éviter l’errance de l’usager d’un service à l’autre. « Il s’agit de répondre de façon qualitative au défi du vieillissement de notre population et d’utiliser aux mieux nos équipes dans le contexte actuel en ne multipliant pas nos interventions », précise Loïc Toublanc, directeur adjoint du CCAS, chargé de l’action gérontologique. « Je ne cache pas que ce mode d’organisation innovant nous a permis d’optimiser nos moyens », ajoute-t-il. En se basant sur le cas de Besançon ou d’Angers, faut-il voir la contrainte budgétaire comme un levier de l’innovation ?
Hélène-Sophie Mesnage préfère l’analyser comme « un des éléments du contexte actuel qui concourt à une obligation de renouvellement des pratiques ». Néanmoins, poursuit-elle, le cas de Besançon serait « représentatif de la situation générale des CCAS, en posant la question clé : “Jusqu’où le service public local peut-il répondre aux besoins ?” »
Pour aider les CCAS à répondre aux besoins des usagers, l’Unccas s’est dotée, en 2014, d’un pôle « innovation sociale » qui entend aller plus loin que la simple valorisation des expériences locales. « Nous avions déjà notre banque d’expériences – une base de données qui présente des fiches d’action(3) –, nos Prix de l’innovation sociale ; nous souhaitions renforcer notre accompagnement en nous plaçant en amont et en soutenant l’émergence de projets », présente Valérie Guillaumin, responsable de l’innovation et des expérimentations sociales à l’Unccas.
Cet accompagnement s’articule autour de journées d’échanges d’expériences thématiques et d’un programme d’essaimage de projets repérés pour leur caractère inspirant, sur des thématiques variées (ouvrir son établissement sur l’extérieur, autoréhabilitation accompagnée d’un logement…), puis analysés et modélisés. « Cet essaimage ne consiste pas à dupliquer le projet source tel quel sur un autre territoire, à la façon d’un copier-coller, mais bien de s’appuyer sur le projet source pour monter un projet adapté aux réalités du territoire receveur », précise Valérie Guillaumin. Le CCAS de Rochefort (Charente-Maritime) a ainsi bénéficié de cette dynamique d’essaimage pour développer un « parcours prévention santé » initialement lancé par le CCAS de Privas (Ardèche), tout comme le CCAS de Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence) et Villiers-le-Bel (Val-d’Oise). « L’Unccas a lancé un appel à candidatures nous proposant de nous positionner sur différentes actions qui avaient été modélisées. Nous avons tout de suite été très intéressés par l’action de Privas, qui correspondait aux grandes lignes d’un projet que nous avions en tête dans le cadre de notre participation à l’atelier santé ville (ASV) local : favoriser, pour un public fragile, l’accès à des bilans de santé dans un centre de santé de l’assurance maladie », retrace Didier Encoignard, responsable du pôle « action sociale » au CCAS.
Le public précaire de Rochefort se heurte à un problème de mobilité : avec un centre de santé situé dans un autre département, les déplacements conséquents sont un facteur de non-recours. L’Unccas a fourni au CCAS de Rochefort un document détaillant le projet sous sa forme modélisée, une méthode de montage de projet et un accompagnement renforcé, sur plusieurs mois, réalisé par son pôle « innovation » et par un cabinet spécialisé dans le coaching de projet. Une technique encore peu répandue dans le secteur social. « Une véritable aubaine ! s’exclame Didier Encoignard. L’action en elle-même s’est révélée bénéfique et – c’est très important – mon équipe a appris une méthode de montage de projets très aboutie que nous avons déjà appliquée à d’autres initiatives. » Rochefort a apporté sa touche personnelle au projet modélisé en créant un carnet de liaison, un document qui suit l’usager dans ses différents rendez-vous de santé. Fort de cette expérience, le CCAS a « pris confiance » et a contacté, de lui-même, le CCAS de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) après avoir repéré ses « forums santé bien-être itinérants ». « Le public des quartiers en politique de la ville vient peu à nos ateliers organisés en centre-ville. En bénéficiant des conseils de Saint-Nazaire, nous allons les délocaliser », précise Didier Encoignard. Satisfaite des résultats de son programme d’essaimage, l’Unccas vient tout récemment de lancer une bourse aux initiatives, dans le champ du logement et de l’hébergement, qui sera cofinancée.
Toujours dans l’objectif de répondre aux besoins des usagers, les CCAS doivent faire face à l’évolution rapide de ces besoins, comme l’apparition de nouveaux publics précaires, aux contraintes budgétaires et à des règles de financement qui ont changé. « Avant, nous faisions une demande de subvention quand nous avions un projet après avoir cerné un besoin précis. Mais ça, c’était avant… », explique Karine Lebouvier, directrice générale du CCAS d’Yvetot (Seine-Maritime). « Maintenant, il faut répondre à des appels à projets, qu’il s’agisse de l’agence régionale de santé (ARS), de la caisse d’allocations familiales (CAF) ou du conseil départemental. Et cela représente un grand changement : nous ne proposons plus selon notre analyse, nous devons, en quelque sorte, rentrer dans des cases. Pour faire coïncider au mieux nos besoins et ces appels à projets, à nous d’anticiper, de faire jouer le réseau pour savoir que tel ou tel processus va être lancé. Bref, avoir un temps d’avance. » Une politique d’anticipation « chronophage », confie Karine Lebouvier, qui se félicite d’avoir une équipe « qui s’est vite rodée pour présenter dans les temps des dossiers bien ficelés », un exemple certainement « plus difficile à suivre pour de tout petits CCAS avec de petites équipes ».
C’est en remportant un appel à projets émanant conjointement de quatre ARS que le CCAS d’Yvetot a pu ouvrir, en 2015, une équipe relais handicaps rares (ERHR) Nord-Ouest, soit une équipe spécialisée qui fait le lien entre la personne souffrant d’un handicap rare(4), sa famille, les professionnels du handicap, les établissements, sans oublier les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). « Si un enfant aveugle a des troubles autistiques, il est généralement difficile de trouver un établissement qui prenne en compte ces deux handicaps », relève la directrice. L’équipe relais gère actuellement cent soixante-dix dossiers en plus d’actions collectives, comme des visites d’établissements à la rencontre des professionnels en demande, et travaille avec dix MDPH sur le territoire des quatre ARS. « Pour remporter cet appel à projets, nous avons mis en avant notre expertise sur l’autisme et notre expérience de ’dispositif intégré“ que nous nous sommes forgée dans le montage d’une maison pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA). Nous savions que notre faiblesse était le manque d’experts en interne mais nous avons réuni ces spécialistes grâce à notre réseau. On a recruté un psychologue, un ergothérapeute… », analyse Karine Lebouvier.
Autre voie d’innovation pour les CCAS : s’aventurer là où on ne les attend pas. Si on les associe spontanément à l’aide directe aux publics fragiles, on est plus étonné de les retrouver dans la lutte contre la précarité énergétique ou dans l’insertion par l’activité économique.
Le CCAS de Châlons-en-Champagne (Marne) a lancé un projet à la croisée de la haute technologie et de la « silver économie » (économie des seniors). « À l’occasion de la réhabilitation de nos foyers-logements en résidences-autonomie, nous avons souhaité équiper un logement d’outils connectés issus des progrès de la domotique, dans l’objectif de favoriser le maintien à domicile des personnes âgées. Pour ce faire, nous nous sommes rapprochés d’un laboratoire de l’université technologique de Troyes (UTT)(5), spécialisé dans ces questions », détaille Catherine Delvallée, directrice générale des services du CCAS. L’appartement témoin propose des ateliers de présentation des outils connectés avant d’accueillir ses premiers locataires volontaires. L’expérience vise à comprendre les nouvelles technologies dans leur contexte, les données centralisées en régie (analyse du sommeil, prévention des chutes…) permettant d’établir des diagnostics à long terme. « Et nous voyons plus loin que cette expérience, souligne Catherine Delvallée. Nous espérons apporter notre pierre au développement, à Châlons-en-Champagne, qui connaît des difficultés économiques, d’une filière de la “silver économie” et répondre ainsi à une problématique d’emploi(6). Nous avons fait appel à des professionnels locaux pour l’installation des outils, des artisans qui se sont forgé une spécialisation qu’ils pourront faire valoir. »
Innover ne suscite pas que des encouragements : « On nous a renvoyé que nous nous faisions plaisir ou que nous nous dispersions, reconnaît la directrice. Nous, nous sommes convaincus d’agir pour notre public, pour la population, qui vieillit ; nous sommes convaincus que les logements seront bientôt domotisés en série. Nous nous inscrivons dans la loi d’adaptation de la société au vieillissement (ASV). Avec ce logement, nous donnons la possibilité aux professionnels du soin et de l’accompagnement de se former, de se préparer à cette évolution, à l’émergence de nouveaux métiers. »
Jean-Baptiste Roy est l’auteur de la thèse « Gouvernance et innovation sociale. Le centre communal d’action sociale [CCAS] de Besançon (1972-2016) ». Attaché territorial, il est aujourd’hui chargé de mission au CCAS de Tours.
Comment appréciez-vous la démarche du CCAS de Besançon, qui a écrit son « projet social » ?
« Les recherches entreprises pour l’écriture de ma thèse m’ont permis d’étudier les pratiques de plusieurs CCAS. Je constate qu’il est très rare qu’un CCAS prenne le temps de ce travail d’analyse. Globalement, les CCAS sont absorbés par la question de l’urgence sociale et la gestion des établissements et services. Celui de Besançon s’est donné cette chance pour construire son “projet social”. De plus, la démarche est également rare, en y associant les cadres intermédiaires, ceux qui sont en contact avec les professionnels du terrain. Une dynamique qui a reposé, je l’ai constaté, sur une vraie volonté politique. »
Comment aller encore plus loin dans une volonté d’innovation sociale ?
« La vraie innovation serait de sortir de l’approche par public et par dispositif, en fait, de tout décloisonner. Les CCAS activent encore les réflexes des bureaux d’aide sociale qu’ils ont été. Il n’y a qu’à voir leur construction par direction – direction des personnes âgées, direction des personnes handicapées… –, alors qu’ils disposent d’un cadre souple qui leur permet de choisir, chacun, l’organisation la plus adaptée au contexte local et qu’ils sont soumis, finalement, à peu d’obligations en dehors de l’analyse des besoins sociaux (ABS). Il est temps d’avoir une approche du “social pour tous” et de parler du “social pour tous” en en faisant le sujet de tous, ce qu’il est en réalité. Nous connaîtrons tous, un jour, un passage difficile. Nous serons tous, un jour, âgés…
En mars 2018, un moteur de recherche visant à présenter et à mettre en valeur les initiatives des collectivités et des associations dans le champ de l’innovation sociale devrait être lancé. Ce moteur de recherche, initié par le commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) et financé dans sa phase préparatoire par des fonds publics, reprend, dans une démarche collaborative, les données de différentes banques d’initiatives (Union nationale des CCAS, Observatoire national de l’action sociale [ODAS], entre autres) en les qualifiant grâce, notamment, à des cartographies. « On pourra, par exemple, visualiser les initiatives en faveur de l’inclusion des personnes handicapées dans une même ville », précise Emmanuel Dupont, responsable de mission au CGET.
« Le moteur de recherche vise à valoriser et à faire connaître mais aussi à mettre en place une logique de réseau entre des acteurs qui travaillent souvent de façon isolée », ajoute-t-il. Les données rassemblées devraient permettre d’analyser les tendances de l’innovation sociale.
Les différents contributeurs à ce moteur sont réunis au sein d’une association, présidée par Yannick Blanc, par ailleurs président de l’Agence du service civique.
(1) Article 15 de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014.
(2) Les CCAS ont obligation de réaliser l’analyse des besoins sociaux (ABS), un diagnostic social local qui sert d’outil à la décision.
(3)
(4) Le handicap rare correspond à une configuration rare (taux de prévalence inférieur à un cas pour 10 000 habitants) de déficiences ou de troubles associés, incluant fréquemment une déficience intellectuelle.
(5) L’université de technologie de Troyes a développé le laboratoire « Living Lab ActivAgeing (LL2A) ».
(6) Le CCAS de Châlons-en-Champagne a obtenu un financement public dans le cadre du contrat de redynamisation du site de défense (CRSD).