Dans ma famille, j’avais l’impression d’être le moins aimé des enfants, comme mis de côté. Je me sentais différent de mes frères et sœurs, qui travaillaient bien à l’école. Moi, j’étais timide et l’instituteur me mettait au fond de la classe car je ne comprenais rien. Comme les bons élèves se fréquentent entre eux, mes copains étaient plutôt les mauvais élèves. De plus, j’étais pauvre, discriminé et rabaissé de par mes origines maghrébines. L’environnement a fait le reste. Il y avait beaucoup de délinquance dans le quartier du Val-Fourré de Mantes-la-Jolie [Yvelines], où j’habitais. J’aurais pu me suicider ou devenir toxicomane, j’ai choisi la violence. C’est un choix par défaut, bien sûr, mais un choix quand même : j’ai décidé de voler, je n’étais pas obligé. Quand je suis devenu un petit voyou dans mon quartier, j’ai été enfin quelqu’un. Je me suis fait respecter. La délinquance a été ma façon d’exister, mieux valait cela plutôt que rien. C’est pareil aujourd’hui pour certains jeunes, rien n’a changé. Même derrière ceux qui se radicalisent, il y a une question d’existence. Ils se filment et veulent que les médias parlent d’eux.
Ma vie a basculé grâce à de belles rencontres. C’était en avril 1987, j’allais sortir de prison et le ministère de l’Intérieur de l’époque voulait me renvoyer en Algérie, pays d’origine de mes parents dont j’avais gardé la nationalité, bien que je sois né en France. Je savais que ma famille serait présente le jour du jugement, mais j’ignorais que d’autres personnes allaient se mobiliser pour moi, à commencer par l’ancien maire de Mantes-la-Jolie. En général, les gens honnêtes n’aiment pas les gens malhonnêtes, et vice versa. Moi qui avais toujours été traité de nul, de bon à rien, ce jour-là, j’ai entendu des gens bienveillants dire que j’avais des qualités, que je n’étais pas irrécupérable. A 31 ans, c’était la première fois que l’on parlait de moi ainsi. Ça a été le déclic : comme on laissait entendre que j’étais quelqu’un de bien, j’ai tout fait pour l’être. A partir de là, j’ai arrêté d’être un délinquant et j’ai décidé d’aider les autres. On peut être le pire à un moment donné et devenir le meilleur des années plus tard.
Je suis parti de l’observation d’un dysfonctionnement : le soir, dans les banlieues et les villages, rien n’est ouvert. Dans les quartiers, à part la police, il n’y a pas grand monde. Souvent livrés à eux-mêmes, les jeunes s’ennuient. Les MJC [maisons des jeunes et de la culture] ont les mêmes horaires que la mairie, et la plupart des travailleurs sociaux et des animateurs sont également partis dans la soirée. Or c’est là que le désespoir et la souffrance sont les plus à vif et que les jeunes ont tendance à faire des bêtises. C’est aussi à ce moment-là que des prédicateurs choisissent de venir pour attirer des jeunes vulnérables, sans projet d’avenir. D’où mon idée de médiation nomade. Beaucoup de jeunes n’ouvrent plus les portes des institutions, donc c’est à nous d’aller les chercher, de nous adapter, de provoquer des rencontres entre les uns et les autres ; parce que l’on vit dans des mondes de plus en plus séparés, celui du jour et celui de la nuit, celui des jeunes des quartiers et celui des autres, celui des délinquants et celui de la police… Pour tenter de rapprocher ces univers et de briser les préjugés, je me déplace dans les villes avec mon camping-car à la demande des acteurs locaux. Je suis intervenu dans 50 villes en difficulté avec des jeunes et j’ai réalisé 229 soirées, de l’Ile-de-France aux quartiers nord de Marseille en passant par les banlieues lyonnaises.
De 20 heures à une heure du matin, j’installe mon camping-car et une terrasse de café au pied des immeubles ou dans un endroit où les jeunes me voient. Je mets des tables et des chaises, de la musique, des boissons non alcoolisées, du thé, des livres à leur disposition. L’objectif est de créer un espace convivial, propice à la parole, voire à la confidence. Il y a souvent de la violence quand il n’y a pas de mots. Je me rends compte que les jeunes les plus durs viennent quand tout le monde est parti, aux alentours de 23 heures. Sinon, ils demeurent à l’écart, convaincus d’être mal vus par les autres. Ils se sont résignés depuis longtemps à leur condition de « moutons noirs ». Le regard fuyant, la tête rentrée dans les épaules, à l’abri de la capuche de leur sweat, ils ont souvent peur de l’inconnu. Ils se sentent en insécurité ailleurs que dans leurs quartiers ou leurs halls d’immeuble. Mon travail est de les remettre à la lumière, de les faire sortir de leur cave, là où se réfugient ceux qui se sentent au plus mal, tels des rats. Ces jeunes sont touchés quand ils voient qu’un adulte hors de leur cercle se déplace pour les voir. Une relation de confiance s’établit et ils finissent par laisser tomber le masque et parler vrai. Les jeunes disent des choses que personne n’entend. Parfois, des professionnels m’accompagnent, des conseillers des missions locales, des éducateurs, des élus, des psychologues…
C’est difficile de le savoir précisément, mais je constate que certains jeunes renouent le contact avec les travailleurs sociaux. Quelques acteurs locaux changent aussi leurs pratiques et ouvrent leurs maisons des jeunes jusqu’à 23 heures. Certains centres sociaux mettent maintenant des tables à l’extérieur de l’accueil ou laissent leurs portes ouvertes afin que le public puisse entrer plus facilement. J’ai formé d’autres médiateurs pour prendre la relève, donc ça bouge un peu. Je n’ai pas de baguette magique, mais des parents me disent que leur enfant s’est remis sur les rails après mon passage. Parler est un pouvoir, il faut le prendre et le dialogue est la meilleure des armes. Les jeunes ont tendance à s’enfermer dans le statut de victimes, je considère qu’ils ne sont pas que cela. On est à la fois victime et responsable. Aux jeunes que je rencontre et qui sont délinquants, je dis : « Je t’aime bien, mais je n’aime pas ce que tu fais. Si toi tu ne bouges pas, tu vas tomber. » Reste que le problème des jeunes est d’abord un problème d’adultes. Certes, beaucoup d’acteurs se dévouent corps et âme pour la jeunesse des quartiers, mais il existe aussi des adultes défaillants ou absents. Certains territoires sont laissés à l’abandon par les politiques. Les travailleurs sociaux font ce qu’ils peuvent, mais leur travail n’est pas valorisé, alors qu’il est d’une absolue nécessité pour prévenir la délinquance. A chaque fois que l’on me fait visiter un lieu où sont les jeunes, aucun adulte autour d’eux n’est présent.
On entend souvent parler de parents « démissionnaires », mais je n’aime pas ce mot. Il s’agit plutôt de parents en difficulté avec leurs enfants. Démunis face à un jeune en rupture avec lequel ils sont en conflit permanent, ils finissent au bout d’un moment par baisser les bras. Ils ne savent pas forcément à qui demander de l’aide ou n’osent pas aller voir les acteurs sociaux de peur d’être mal jugés. Pour une mère, c’est la honte d’avouer : « Je n’y arrive pas avec mon fils. » Je ne connais pas un parent qui soit fier d’avoir un enfant délinquant. Ils craignent aussi qu’il soit mis en prison s’ils disent à l’assistante sociale qu’il fait des bêtises. Ce ne sont pas de mauvais parents, ils font ce qu’ils peuvent, mais beaucoup d’entre eux sont dépassés et souffrent. Certains viennent me voir la nuit pour parler. La plupart du temps, je les renvoie vers les travailleurs sociaux. Il m’arrive de prendre des rendez-vous pour eux.
La rue est un endroit plutôt « macho », donc elles sortent plus fréquemment de leur quartier. En outre, leurs parents sont souvent plus vigilants à leur égard. Certaines sont en souffrance chez elles, mais d’autres fréquentent les centres sociaux, sportifs, culturels, les MJC sans complexe et sans aucune difficulté. Les filles ont surtout compris qu’elles pouvaient s’en sortir par les études, donc elles sont sérieuses à l’école. Leur objectif est de trouver un travail. Dans mes interventions, le public féminin représente 10 % des participants. J’ai remarqué que, dans les villes et les quartiers de province, la présence des filles est plus visible que dans les quartiers dits « sensibles » de la région parisienne. Cela favorise une régulation naturelle des comportements déviants. Dans mes médiations nomades, un de mes objectifs est de provoquer ces rencontres filles-garçons : je suis convaincu que plus la mixité existera, moins il y aura de violence.
Propos recueillis par Brigitte Bègue
Yazid Kherfi travaille comme consultant indépendant en prévention urbaine. Il développe sa méthode de médiation nomade et enseigne en sciences de l’éducation à l’université de Nanterre. Après son premier livre, Repris de justesse (Ed. La Découverte/ Poche, 2000), il publie Guerrier non violent, mon combat pour les quartiers (Ed. La Découverte, 2017). Son site :