Exerçant en prévention spécialisée dans un quartier populaire de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, et ayant coordonné un dispositif d’accompagnement des filles, j’étais en grande proximité avec des adolescentes confrontées à des situations de déscolarisation, de conduites à risques, de violences intrafamiliales… Pourtant, dans les colloques ou dans les ouvrages de sociologie, on parle peu de ces mineures. En outre, l’amalgame était souvent fait entre jeunes filles et jeunes femmes. Je ressentais un décalage avec la réalité que je voyais sur le terrain. J’ai donc voulu approfondir ma connaissance de ces filles « d’âge collège » et apporter des éléments utiles au travail social.
Etre éducatrice m’a permis d’entrer dans les groupes, fermés aux adultes, que forment les jeunes filles. J’ai adopté un statut d’apprenant : en les accompagnant dans leurs démarches, je me suis parfois mise en retrait pour observer leurs actes. J’ai retranscrit leur ressenti, leur vécu, leur regard, leur compréhension du système, du quartier et de la société. Je ne suis pas partie d’une comparaison filles-garçons et des rapports de domination habituellement décrits ; je me suis concentrée sur les relations filles-filles, sur la façon dont elles construisent leur identité individuelle et collective dans un entre-soi féminin.
Dans ces groupes, les adolescentes trouvent une famille de substitution qui va les protéger, les guider, leur permettre de vivre des expériences hors du regard des adultes. Cet entre-soi, qui s’élabore dès la fin du primaire, est territorial, social et culturel. Les filles habitent un même lieu, appartiennent au même milieu social, la mixité est faible. Certains groupes ne comptent que des filles d’origine subsaharienne, par exemple, car elles estiment qu’elles comprendront mieux ainsi le vécu de l’autre. L’identité collective est parfois si forte qu’elle annihile l’identité individuelle. De fait, leur famille peut ne plus avoir de poids sur elles ; et elles prendront des décisions allant à leur encontre. Des filles dotées d’un fort capital social jouent le rôle de meneuses et imposent une manière d’être, de faire. Les plus fragiles suivent. Comme en famille, les filles ont des règles et des devoirs à respecter. En cas de problème, le soutien sera infaillible, mais si les règles sont enfreintes, ce sera l’exclusion.
Cela accélère leur émancipation, leur donne de l’assurance et leur permet de sortir du quartier en se rendant invisibles. Elles ne veulent pas attirer l’attention, afin de ne pas hériter d’une mauvaise réputation, de faire l’objet de rumeurs, voire d’être victime d’agressions. Seule, le soir, à certains endroits, une ado interpelle les regards. Du fait du fort réseau d’interconnaissances du quartier, elle peut croiser quelqu’un qui parlera à sa famille. En groupe, les filles sont noyées dans la masse. Elles sont si visibles qu’elles en deviennent invisibles ; on pensera que leur famille est d’accord. Hors du quartier, en revanche, elles redeviennent visibles. Le groupe des 15-16 ans que j’ai étudié, par exemple, en impose : cheveux ébouriffés, même look, regard froid, agressivité… Les filles ont compris qu’elles sont plus fortes en groupe.
Tout d’abord, elles cherchent à s’éloigner du quartier. Cette mobilité, à pied puis en transport en commun, les mène de plus en plus loin : centre-ville, Paris… Il s’agit de s’émanciper de la famille, d’échapper à son contrôle, mais aussi de confronter les valeurs familiales et culturelles héritées des parents à celles de la société dominante. Autre stratégie, voisine : la confrontation à l’école et, par extension, aux valeurs de la société. Ayant grandi ensemble, les jeunes se connaissent bien et les pairs font force de loi face aux normes scolaires. Toujours dans cette quête de protection, de popularité et de reconnaissance, des adolescentes adoptent des attitudes de rebellion, ne font pas leurs devoirs, perturbent les cours… Si elles n’ont pas de famille à même d’opposer un cadre, certaines subiront en fin de troisième leur orientation – et le regretteront. Enfin, il existe une stratégie de référence aux pairs qui se manifeste par l’adhésion à un ensemble de codes et de normes juvéniles.
Ces filles sont dans la transgression par rapport aux normes du quartier, mais aussi à celles de la société dominante. Bien que mineures, certaines sortent beaucoup, vont en boîte, s’habillent super sexy à 14 ans. D’autres peuvent poser des actes de harcèlement, de violence, parfois sanctionnés par la justice. En cherchant entre elles des solutions à leurs problèmes, ces filles en souffrance peuvent adopter des conduites à risques. Elles tomberont parfois dans un guet-apens et termineront à l’hôpital ou se retrouveront surexposées sur les réseaux sociaux.
Pour certains éducateurs, ces filles sont invisibles. Nous, travailleurs sociaux, ne remettons pas assez en question notre pratique pour aller les chercher. Il est impératif de tenir compte de cet entre-soi, car il a un impact fort sur la construction des filles, leurs faits et gestes. En prévention spécialisée, on est rattaché à un territoire donné. Or, ces filles sont mobiles. Les éducateurs doivent l’être tout autant, utiliser les transports en commun, aller en centre-ville, dans les centres commerciaux, et mettre en place des stratégies pour intégrer cet entre-soi. Il ne faut pas s’arrêter à ce qui est visible dans les quartiers. Il y existe des micro-espaces où les filles se réunissent à l’abri des regards adultes ou masculins – lieu isolé, palier d’étage…
Il ne faut pas les enfermer dans un discours victimisant. Dotées d’une intelligence sociale, les filles ont compris et assimilé les codes et les normes en vigueur dans la famille, le quartier, la société, et elles se les réapproprient pour vivre leurs expériences et construire leur identité. Elles utilisent l’identité individuelle pour renforcer l’identité collective et inversement. Elles cherchent chez les autres ce qui leur manque et donnent aux autres ce qui fait leur force.
Si certaines filles font le choix individuel de michetonner ou de se radicaliser, le groupe peut donner l’impulsion. Autant cet entre-soi peut freiner un passage à l’acte, autant il peut inciter à transgresser, car le groupe soutiendra. Les plus jeunes vivent le michetonnage sur un mode ludique et en parlent entre elles. Certaines y gagnent en valorisation, acquièrent des biens inaccessibles autrement. Elles comptent plus sur leur beauté que sur l’école pour réussir leur vie. Ce sont des adolescentes de l’immédiateté, il leur faut tout, tout de suite. Or, pour obtenir des résultats scolaires, il faut s’inscrire sur du long terme. Et cela ne garantit même pas un travail. Ces filles ont aussi l’impression de reprendre du pouvoir sur les hommes. Mais on sent aussi une emprise.
Aujourd’hui, des gamines font le choix de faire carrière dans le michetonnage, la radicalisation, la délinquance. Face à elles, les institutions sont en difficulté. Nous devons comprendre pourquoi ces filles s’inscrivent dans ces passages à l’acte et préfèrent se mettre en danger plutôt que d’investir l’école, les loisirs… Il faut travailler sur ces trajectoires et intervenir très tôt. La période du collège est essentielle. Il faudrait aussi étendre la démarche à d’autres villes, au monde rural, à divers milieux sociaux. Personnellement, je souhaite poursuivre cette compréhension de cet entre-soi féminin adolescent et monter une recherche-action sur les pratiques de michetonnage et de radicalisation pour mieux outiller les professionnels, faciliter le repérage de signaux alarmants. Aujourd’hui, on se focalise sur les garçons, car leurs passages à l’acte sont très visibles. On estime que les filles sont scolarisées et travaillent bien à l’école ; de fait, elles passent au travers des mailles des institutions de droit commun.
→ Intitulée « L’univers féminin adolescent d’un quartier populaire en Seine-Saint-Denis », la thèse de sociologie de Katia Baudry a été menée de 2012 à 2017 sous la direction de Didier Lapeyronnie, professeur de sociologie à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV). Le public ciblé, âgé de 11 à 17 ans, réside dans le quartier de La Noue-Clos français, à Montreuil.
→ La méthodologie d’enquête employée repose sur l’observation participante. Des données ont aussi été recueillies via des entretiens, des groupes de travail de professionnels, un groupe de parole d’adolescents et lors de réunions avec des acteurs locaux.
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