A l’ancienne abbaye de Belval, à Troisvaux (Pas-de-Calais), les vieux murs n’accueillent plus les religieuses mais un centre d’accueil et d’examen des situations (CAES), le nouveau modèle de structure créé par l’Etat pour répondre à l’urgence migratoire. Les Hauts-de-France continuent à attirer les candidats au passage vers l’Angleterre.
Au CAES, en plus d’un hébergement d’urgence, les exilés voient examiner leur situation administrative et sont orientés vers les étapes suivantes. Un centre de tri – assumé comme tel par le préfet de région, Michel Lalande – à rotation rapide, pour traiter le maximum de demandes. Les migrants ne devraient en principe y rester qu’une semaine au maximum. L’établissement est géré par l’association La Vie active, mandatée par l’Etat. « La durée du séjour dépend en fait des solutions de sortie proposées par l’Etat », déclare Claude Picarda, son directeur, animateur socioprofessionnel de formation, qui prépare son Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale) après un master en développement social. Il existe pour l’instant trois autres centres du même type, à Bailleul (Nord), à Cergy (Val-d’Oise) et à Croisilles (Pas-de-Calais). Le préfet d’Ile-de-France a annoncé l’ouverture de cinq autres CAES dans les mois qui viennent.
Ce vendredi de septembre, ils sont nombreux à venir de Norrent-Fontes, un campement illicite expulsé en début de semaine par les forces de l’ordre, situé à proximité d’une aire de l’autoroute A26, à 70 kilomètres de Calais. C’est l’un des lieux de passage clandestin de la région, un parking où les migrants tentent de monter à bord d’un camion à destination de la Grande-Bretagne. Ils sont érythréens, éthiopiens ou soudanais, ont accepté de s’installer dans les bus affrétés par l’Etat lors de la destruction du campement et se sont retrouvés à Belval, dans un cadre bucolique, loin des villes. « Ils sont tous censés venir volontairement », prévient tout de suite Claude Picarda. Car la ligne de conduite est claire : « Le rôle de l’éducateur est de les informer, de les rassurer et de respecter leur choix s’ils n’entrent pas dans les procédures et veulent partir en Angleterre », explique Sébastien Coppin, moniteur-éducateur. Ce qui veut dire que chacun est libre de s’en aller quand il le veut. Pas de présence policière au CAES. Si l’absence dure plus d’un jour sans que l’équipe l’ait validée, la place est considérée comme vacante. Le mot « cellules » est bien griffonné sur un carton qui contient toutes les clés, mais c’est juste une résurgence du passé ecclésiastique. « Les migrants dorment dans les anciennes cellules des nonnes », précise Sandrine Hernu, éducatrice spécialisée.
Le CAES est bondé, même si la pression est déjà un peu retombée : ils étaient 122 en début de semaine, et plus qu’une centaine juste avant le week-end. Les travailleurs sociaux se sont adaptés à la donne et ont mis en place en urgence des règles de vie adaptées au nombre. Les repas rythment la vie de l’établissement, un point sensible auquel il faut veiller. A la cantine, l’entrée diffère de la sortie et chacun doit laver son assiette. Deux superviseurs migrants veillent à ce qu’il n’y ait pas d’eau par terre, prêts à nettoyer pour éviter les glissades. Tout se passe dans la bonne humeur, sans cohue, malgré le couloir étroit. « Au début, deux usagers s’occupaient de la vaisselle à tour de rôle. Mais 60 couverts, cela leur prenait la matinée. On a changé. C’est comme le système de tickets qu’on a essayé de mettre en place : premier service et deuxième service, cela ne marchait pas », souligne Sandrine Hernu.
S’adapter, innover, ici, c’est la règle du jeu. Les repas arrivent prêts à être réchauffés et l’équipe éducative s’occupe de la distribution de la nourriture, louche à la main. En début de matinée, c’est le chef de service qui sortait les poubelles. « Le professionnel standardisé serait bousculé ici », note Claude Picarda. La polyvalence est une nécessité, poursuit-il : « Nous avons dû pousser les murs cette semaine. L’annonce de cette arrivée nous a été faite la veille, ce qui a demandé une mobilisation du personnel », avec le rappel des salariés en repos.
L’équipe compte trois éducateurs spécialisés, un moniteur-éducateur, une conseillère en économie sociale et familiale, un traducteur et trois agents de service, dont un chauffeur et deux maîtres de maison. Sans oublier les quatre surveillants de nuit, pour qu’il y ait toujours deux personnes présentes dans l’établissement. Une réunion de service se tient tous les mercredis après-midi et un cahier de transmission assure le lien entre les salariés de permanence et la continuité de fonctionnement.
« La réactivité est obligatoire », insiste Claude Picarda. C’est une constante de cette prise en charge, politiquement sensible. C’est ainsi que le CAES de Belval a ouvert en moins d’un mois, après l’annonce en juillet 2017 de la création de 300 places dans la région Hauts-de-France pour ce nouveau dispositif. « Sur ce sujet, les politiques publiques lancent des actions du jour au lendemain, il vaut donc mieux être prêt », signale Claude Picarda. Ouvert depuis mai 2017 à Belval, le centre d’accueil et d’orientation (CAO) de 40 places, prévu pour offrir un temps de réflexion aux réfugiés et leur permettre de poser leur demande d’asile, a donc muté en CAES de 100 places. Claude Picarda rend hommage au maire de Troisvaux, le village où se situe l’abbaye : « Il était d’accord pour notre venue et a obtenu le quitus du conseil municipal, affirme-t-il. C’est rare. Souvent, on nous oppose une fin de non-recevoir ou on nous dit qu’il y a un projet sur le bâtiment voulu. »
La Vie active est dans un processus de repérage actif des immeubles où il serait possible d’aménager des centres d’accueil pour les migrants, pour être toujours prêt à répondre aux demandes de la préfecture. Le nombre d’exilés sur Calais s’est aujourd’hui stabilisé entre 500 et 650 personnes, mais la région peut encore vivre un autre pic migratoire, comme celui qu’elle a connu en 2015. En contrepartie de ce bon accueil, l’association veille à l’intégration du CAES dans le village. « Nous avons lancé une activité sur le nettoyage des abords de l’abbaye, nous sommes très vigilants pour éviter les papiers par terre », commente Thierry Devisme, le chef de service du CAES, éducateur spécialisé de formation.
L’association La Vie active a accumulé une vraie expertise sur ce champ encore peu exploré du travail social : l’accueil d’urgence des flux migratoires. Elle a géré le centre Jules-Ferry à Calais, un accueil de jour pour tous, ainsi qu’un centre d’hébergement d’urgence en préfabriqués pour les femmes et en conteneurs aménagés pour les hommes, juste à côté de la « jungle », cet immense bidonville qui a compté jusqu’à 10 000 personnes. La Vie active a mené cette mission pour le compte de l’Etat de février 2014 à l’automne 2016. Les structures mises en place n’ont pas survécu à l’expulsion définitive du campement sauvage, en octobre de l’année dernière. Le long de l’abbaye, quelques conteneurs venus de Calais sont venus compléter le nombre de lits disponibles. L’association a aussi géré l’un des premiers CAO de France, à Croisilles, qui vient de fermer pour se transformer en CAES. Claude Picarda en est persuadé, la question migratoire est une orientation nouvelle pour le travail social. Il voudrait que le sujet soit traité dans les écoles : « La technicité de tout ce qui est administratif au niveau des migrations est grande », pointe-t-il. D’où le besoin de formation. Thibaut Vernholles, éducateur spécialisé fraîchement diplômé, confirme que cet enseignement reste très marginal. Même les cours d’anglais, la langue de communication avec les migrants, sont optionnels. « Il faut avoir une vraie volonté de découvrir ce public, témoigne-t-il. Au cours de mes études, j’ai été en contact avec des étudiants étrangers et j’avais envie de découvrir l’autre versant de l’immigration, le versant clandestin. » Il apprécie de travailler dans cette structure récente, « avec de l’innovation encore en cours, qui se construit ses outils ».
Outre les arrivées massives liées à l’évacuation de camps, deux bus amènent chaque semaine des migrants qui ont choisi d’abandonner leur rêve de passage en Angleterre. Des maraudes sont régulièrement menées par l’Audasse, une association d’Arras, et par l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) sur le Calaisis pour les informer de cette possibilité d’hébergement d’urgence en CAES, début d’un éventuel parcours d’intégration en France. Car l’avantage de ce type de centres d’accueil est le rendez-vous rapidement obtenu avec le GUDA (guichet unique pour demandeur d’asile) en préfecture – un entretien individuel généralement fixé dans les quarante-huit heures. C’est ainsi qu’un vieil homme iranien, que les travailleurs sociaux décrivent comme complètement perdu, monté dans un bus de l’OFII à Calais et arrivé à Belval, est reparti en Allemagne, où il avait des droits ouverts. « Des associations le connaissaient là-bas et devaient le prendre en charge à la sortie de l’avion », assure Claude Picarda.
Les salariés de La Vie active ont un rôle de sécurisation sur les informations données, et un devoir : être très clairs sur ce qui attend les migrants à Belval. « Ils viennent ici pour rester en France. Sinon, il faut repartir car nous avons besoin des places, pose Claude Picarda. Par exemple, nous avons l’obligation de faire sortir celui qui a un rendez-vous en préfecture et qui n’y va pas, à moins qu’un autre entretien ne soit calé. » Le CAES n’est qu’une courte étape. Si les personnes peuvent demander l’asile en France, elles partent en CAO ou en CADA (centre d’accueil pour demandeurs d’asile). Elles ont 21 jours après le premier rendez-vous en préfecture pour mettre à plat et traduire leur récit, qu’elles devront défendre lors d’un entretien à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). « On amorce les dossiers ici, mais ce n’est pas évident, car il y a beaucoup de passages », admet Alain Boulanger, qui a auparavant travaillé au CAO de Croisilles, où les migrants pouvaient s’installer plus longtemps, le temps de la préparation et de l’examen de leur demande.
Si les exilés ont laissé leurs empreintes ailleurs en Europe, ils peuvent être assignés à résidence en attendant leur renvoi vers ce premier pays, seul apte à traiter leur demande d’asile selon les accords de Dublin. Ce sont ceux qu’on appelle les « dublinés », en langage courant. Enfin, si les migrants n’ont aucun droit à rester en Europe, ils sont placés en centre de rétention avant expulsion vers leur pays natal. Un retour que les intéressés peuvent aussi demander : dans ce cas, ils touchent une aide de l’Etat français. « Nous ne maîtrisons pas l’orientation, prévient d’emblée Thierry Devisme, le chef de service. Nous assurons la mise en sécurité, l’accueil et les besoins de première nécessité. » Sur les 190 personnes accueillies, majoritairement des dublinées, seules trois ont été placées en assignation à résidence et aucune n’a été expulsée hors de l’Union européenne. « Les assignations ne sont pas systématiques. Elles ne sont mises en place que quand il y a une volonté de se soustraire ou un risque pour la sécurité publique », précise Alain Boulanger, éducateur spécialisé. De toute façon, quand les migrants sentent que leur situation administrative les désavantage, ils s’évanouissent dans la nature. Thierry Devisme le reconnaît : « Beaucoup ont peur des suites, et nous ne sommes pas là pour leur donner de faux espoirs. Quand ils sont assignés à résidence, nous leur donnons les explications nécessaires, nous ne leur cachons rien. »
Claude Picarda a conscience que ces mesures d’assignation à résidence – ou d’expulsion potentielle – ne sont pas toujours bien vécues au sein de son équipe. « Les travailleurs sociaux ont du mal à sortir de l’affect, surtout avec ce public si sympathique, pour lequel ils mettent plus que du professionnalisme », remarque-t-il. Car le public migratoire n’a pas le même profil que les usagers accueillis en CHRS (centres d’hébergement et de réinsertion d’urgence) : moins de problèmes d’addictions et de comportement, des histoires personnelles fortes, pour échapper à la dictature ou à des pays en guerre. « Il faut prendre en considération leur parcours et leurs souffrances, déclare Sandrine Hernu, qui apprécie leur optimisme. C’est agréable d’accompagner des personnes positives, qui cherchent à améliorer leur vie. » Claude Picarda le rappelle : « En tant que manager, le message à faire passer est que, migrants ou pas, ils sont en défaut par rapport à la loi et qu’ils devront faire face à ce qu’elle dit, explique-t-il. Si le travailleur social n’est pas d’accord avec ce cadre, il vaut mieux qu’il s’investisse dans une autre mission. »
Vincent De Coninck, chargé de mission « migrants » pour le Secours catholique dans le Pas-de-Calais, le reconnaît : « La Vie active essaie de faire au mieux les choses avec le budget accordé, mais c’est plus un centre de tri qu’un centre d’accueil. » Il affirme que 90 % des exilés accueillis au CAES sont des dublinés : « C’est une occasion de les renvoyer vers d’autres pays européens, pas une solution d’avenir pour eux. » Pourquoi les migrants acceptent-ils alors d’y venir ? « Ils voient le CAES comme une opportunité pour se reposer quelques jours. Mais souvent, ils trouvent que c’est trop loin de Calais. »
Ce public a aussi ses spécificités, et ses difficultés d’accompagnement : « Au début, il est nécessaire de beaucoup travailler le relationnel pour les rassurer et établir la confiance », explique Sébastien Coppin, qui a travaillé quinze ans en CHRS avant de découvrir la problématique migratoire au centre Jules-Ferry, à Calais. « Les coutumes ne sont pas les mêmes, et il faut apprendre à comprendre certaines réactions. Par exemple, les femmes n’ont pas la même place que dans la culture européenne. » Il a déjà vu le rejet de consignes données par des collègues féminines. « Mais après explication ils comprennent et acceptent », dit-il. La religion est un autre point d’attention, avec, par exemple, le respect de l’intimité de la prière, qui se fait le plus souvent dans la chambre, pour les usagers de confession musulmane. Il faut aussi, selon Thierry Devisme, tenir compte de la rupture de jeûne à la tombée de la nuit, lors du ramadan : « On enlève beaucoup de risques d’agressivité quand on est dans le respect des personnes. » Sébastien Coppin approuve : « Le piège à éviter, c’est de donner l’impression de privilégier telle ou telle ethnie ou nationalité. »
Cet après-midi, c’est la tournée des chambres : il faut récupérer les verres, embarqués par les migrants pour boire leur thé. Peu de monde, et les présents sont souvent en pleine sieste. Le CAES sert de sas de récupération pour nombre d’entre eux. Ils disent qu’ici, c’est bien, sans s’étendre sur le sujet. On les sent en transit. Les travailleurs sociaux en profitent pour vérifier quels sont les occupants encore là. « Nous avons pas mal d’administratif à faire », note Sandrine Hernu. L’équipe doit rendre un état chiffré tous les jours : nombre de personnes présentes, nationalités… L’enjeu est politique, et la validation des données obligatoire avant toute communication. Elle gère aussi les fiches AIR (accueil insertion rencontre) – en tout cas pour ceux qui acceptent de remplir ce questionnaire de premier contact –, les demandes de couverture maladie universelle, les départs en CADA, les rendez-vous administratifs et médicaux… Ce qui veut dire planifier les déplacements en camionnette dans une campagne loin des villes et mal desservie. Les journées sont denses, jamais les mêmes. Même si les travailleurs sociaux laissent poindre une frustration face à un accompagnement trop court, sans jamais l’avouer ouvertement, ils ne regrettent pas leur choix. Sébastien Coppin s’exclame : « C’est une expérience humainement et professionnellement très riche. »
(1) CAES Belval : rue principale, 62130 Troisvaux –