« La lecture de l’article “La lente mise en place du premier accueil social” du numéro du 24 novembre 2017 des ASH(1) m’a plongée dans un abîme de perplexité. Je suis assistante sociale, employée par un conseil départemental depuis quatorze ans. Auparavant, j’avais occupé le même emploi, auprès d’un autre conseil général [ancien nom du conseil départemental] pendant dix-huit ans et, depuis toutes ces années, les services dans lesquels je travaillais ont toujours fait de l’accueil inconditionnel de proximité.
Quand j’ai pris mes fonctions, on a défini mes missions ainsi : recevoir tout public pour tout type de problèmes sociaux sur un périmètre géographique défini, c’est à-dire un secteur. Depuis, mes collègues et moi n’avons cessé de mener ces actions. Nous recevons des jeunes, des vieux, des familles, des Français, des étrangers avec ou sans papiers, des valides, des infirmes, des précaires, des retraités, des accidentés du travail, de la route, de la vie. Ils viennent parce qu’ils ont subi une perte : leur emploi, le plus souvent ; mais aussi, parfois, un proche, leur union, leur maison, leur intégrité physique ou psychique. Ils viennent demander à quoi ils ont droit, s’ils peuvent compter sur la solidarité nationale, si leur situation a été pensée par “la société”. Ils sont souvent désespérés, irascibles, inquiets, exaspérés, à bout de forces.
Et, depuis toutes ces années, mes collègues et moi, inlassablement, nous les accueillons, nous essayons de comprendre, nous expliquons, nous rassurons, nous nous battons avec tous les organismes pour qu’enfin ces personnes obtiennent leurs droits, les gardent ou les recouvrent, au prix d’interminables démarches, de communications avec des répondeurs stupides, avec des sites labyrinthiques, avec des interlocuteurs robotisés, ou par la voie de courriers sans réponse. Nous bataillons pour obtenir des aides diverses sans jamais renoncer, malgré les fréquents refus sèchement assénés par des commissions aux attentes diverses et souvent mystérieuses. Combien de coupures d’électricité annulées, d’expulsions locatives évitées, d’aliments achetés, de droits enfin attribués, de dettes remises grâce à nos actions ?
En plus de tout cela, accessoirement, nous sommes aussi chargés d’évaluer la situation d’enfants signalés comme étant en danger, ou celle de personnes considérées comme vulnérables. Nous aidons à la constitution de dossiers de surendettement et nous assurons le suivi des personnes qui les déposent. Nous devons accompagner les personnes menacées d’expulsion locative… Selon les départements, certains collègues ajoutent encore, à leurs multiples tâches, la charge du suivi des bénéficiaires du RSA [revenu de solidarité active] . Dans notre département, nous avons aussi été chargés des enquêtes d’adoption, des agréments des assistantes maternelles et familiales, ainsi que du suivi des enfants confiés au département… Je précise que nous ne faisons pas qu’accueillir ; nous allons aussi à domicile. Mais de tout cela, en plus de trente ans, il n’a jamais été question nulle part.
Le virage a été pris en 1984, lorsque ce que l’on nommait alors les conseils généraux [aujourd’hui conseils départementaux] se virent progressivement confier l’action de l’Etat en matière sociale. Ce qui apparut alors n’être qu’un simple transfert de compétences allait profondément modifier la visibilité de l’action des travailleurs sociaux qui en ont la charge.
En changeant d’employeur (fonctionnaires de l’Etat au temps des DDASS [directions départementales des affaires sanitaires et sociales], agents territoriaux, ensuite), les travailleurs sociaux chargés de recevoir le public sont entrés en clandestinité… Les présidents de conseil départemental ne leur font aucune publicité. Ils parlent bien des compétences qui leur ont été attribuées par l’Etat, en général pour dire qu’elles sont insuffisamment financées, mais en aucun cas ils ne disent que, chaque jour, leurs agents reçoivent et traitent la demande sociale de la population. C’est que les exécutifs des conseils départementaux préfèrent se faire connaître pour des actions plus riantes : le tourisme, l’écologie, le numérique…
Le silence est si lourd sur les activités des professionnels des services sociaux publics que ceux-ci, oubliés – ou même ignorés ? – des médias, sont devenus complètement invisibles pour le grand public. Ainsi, en neuf ans de crise économique aiguë, pas le plus petit reportage ne leur a été consacré, alors que presque tous les métiers ont été passés en revue au journal télévisé : l’huissier et la crise, le médecin et la crise, les vendeurs et les producteurs de toutes sortes. C’en est au point que les départements, bien que chargés de l’action sociale, ont tout bonnement failli disparaître en 2014. Or, ce sont pourtant les services sociaux généralistes des conseils départementaux – et les CCAS (centres communaux d’action sociale) des grandes villes – qui sont en première ligne pour recevoir ceux qui sont recensés par les statistiques de la précarité et de la pauvreté.
A regarder la télévision, le citoyen peut s’imaginer que l’action sociale se résume aux distributions alimentaires des Restaurants du cœur et aux séjours à la mer du Secours populaire ! Jusqu’à la lecture de cet article, je pensais qu’au moins, après les “états généraux du travail social”, notre existence avait été repérée. Mais non ! Bien au contraire : je constate avec effroi que l’on est en train de nous inventer, alors que nous sommes encore là. Vous n’avez pas idée de l’impression que ça fait.
Or, nous travaillons. L’accueil du public, nous connaissons. Point n’est besoin de nous proposer une “stratégie” : nos départements ne cessent de se réorganiser. Ils ont pris le problème par tous les bouts : des accueils avec ou sans rendez-vous, des “préévaluations”, des sectorisations, des désectorisations, des accueils transversaux ou par problématiques… Nous avons une énorme expérience dans ce domaine, et nous n’avons pas fini d’inventer, en général des organisations déjà expérimentées, mais oubliées. Bref, de toute façon, le public est reçu de façon inconditionnelle et à proximité de chez lui.
Si un travail est à mener, il le serait vis-à-vis de nos partenaires, ceux vers lesquels on nous propose d’orienter les personnes : les CAF [caisses d’allocations familiales], CPAM [caisses primaires d’assurance maladie], Pôle emploi… Notre problème n’est pas d’orienter les personnes vers ces organismes (figurez-vous qu’on y avait pensé), notre problème est que lesdits organismes ont fait le choix de ne plus accueillir le public : les travailleurs sociaux des CAF, des CPAM, des antennes de la MSA [Mutualité sociale agricole], travaillent par objectifs. Ce faisant, ils choisissent leur public cible à l’exclusion de tous les autres. Ces derniers se voient renvoyer vers l’“assistante sociale” – sous-entendu, celle du service social départemental ; celle à qui l’on propose d’apprendre à accueillir. Pire, lorsque nous cherchons à établir ou à rétablir les droits des personnes, nous ne pouvons échanger avec quiconque : les services de ces “partenaires” ne sont autorisés à communiquer qu’avec l’usager lui-même. Que celui-ci soit alité, fou, sénile, absent, peu importe, personne ne nous fait plus confiance. Des membres de la famille de l’intéressé y parviennent mieux que nous. Il fut un temps où notre profession permettait de faire avancer le dossier des personnes ; aujourd’hui, elle leur nuirait presque. »