En mars 2017, la cour administrative d’appel de la capitale a condamné le centre d’action sociale de la Ville de Paris (CASVP) à verser des indemnités à une infirmière qui avait porté plainte pour harcèlement moral pratiqué à son encontre par un aide-soignant de l’EHPAD dépendant de ce centre où ils exerçaient tous les deux. En 2009, un masseur-kinésithérapeute a été condamné à 18 mois de prison pour harcèlement sexuel sur un résident d’un EHPAD à Montpellier. En 2007, une résidente d’un établissement de Paris s’est plainte d’attouchements sexuels de la part d’un aide-soignant. En 2010, un auxiliaire de vie a agressé sexuellement une personne âgée vulnérable. En 2016, un médecin-coordonnateur de trois EHPAD de la région de Saint-Omer (Pas-de-Calais) a été jugé pour harcèlement et agression sexuels à l’encontre de plusieurs résidentes dans les établissements où il exerçait. En 2013, le veilleur de nuit d’un EHPAD de la région de Pau a été condamné à six mois de prison et 4 000 € de dommages et intérêts pour harcèlement sexuel à l’encontre de deux aides-soignantes de son établissement.
Depuis les révélations sur le comportement du producteur de cinéma américain Harvey Weinstein, c’est le grand déballage… Ou, en termes politiquement corrects, c’est l’heure de la libération de la parole sur ce qui était jusque-là un tabou et une source de honte pour les victimes, essentiellement des femmes mais aussi quelques hommes – comme ceux qui ont dénoncé récemment les pratiques à leur encontre de l’acteur Kevin Spacey, héros de la série House of Cards, et du chef d’orchestre James Levine lorsqu’ils étaient mineurs. En France, c’est le fameux hashtag « balance ton porc » qui a été le catalyseur de cette libération de la parole. Des milliers de femmes, people comme anonymes, ont raconté leurs mésaventures de harcelées sexuelles.
Tous les groupes et milieux professionnels semblent concernés, y compris les secteurs sanitaire et médico-social. Les quelques affaires citées ci-dessus parmi tout ce que rapporte le fil de l’actualité tendent à prouver que oui. Mais alors, quelle y est la proportion des cas de harcèlement ? Cela est plus difficile à déterminer. La parole s’y est moins libérée, y compris par rapport à l’hôpital où, selon certains sondages – dont la rigueur scientifique est incertaine –, 30 % à 40 % des infirmières, aides-soignantes et autres agents auraient été victimes de harcèlements, depuis des allusions sexistes jusqu’à des demandes plus explicites. Une interne a créé un blog qui invite ses homologues à raconter, anonymement, leurs histoires. En quelques jours, des centaines de récits édifiants y ont été postés.
Rien de tel dans le milieu social et médico-social. Tandis que la Fédération hospitalière de France, la Conférence des présidents d’université et l’intersyndicale des internes ont publié un communiqué affirmant, de manière solennelle autant que péremptoire, « que le harcèlement et le sexisme n’ont pas leur place pendant les études et à l’hôpital », les représentants des ESMS ont fait entendre un silence assourdissant. Interrogés, les syndicats et fédérations professionnelles semblent gênés aux entournures, affirmant que les cas sont relativement rares parce que le personnel des établissements – y compris au niveau administratif et dirigeant – est très majoritairement féminin, ce qui réduit d’autant les situations à risque.
Il n’existe pas d’étude exhaustive sur le sujet. La seule approche possible passe par l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS)(1), auquel les établissements de santé et médico-sociaux doivent signaler tout fait de violence constaté dans leurs murs. Chaque année, l’observatoire publie un rapport sur les actes de violences de toute nature commis dans les établissements, classés en deux grandes catégories. D’une part, les violences concernant les biens (dégradation, saccages…) ; d’autre part, les violences concernant les personnes hospitalisées-résidentes et les personnels, pour lesquelles le rapport distingue les violences civiles (vols) et les violences physiques (dont l’agression sexuelle de manière globale, sans isoler le harcèlement).
Dans son rapport 2017 portant sur les deux années précédentes, l’observatoire indique qu’il y a eu 15 990 signalements d’atteinte aux personnes en 2015 et 17 596 en 2016 – dont, respectivement, 10 % et 11 % provenant d’EHPAD et d’USLD (unités de soins de longue durée), soit environ 1 500 signalements en moyenne sur ces deux années. Sur l’ensemble des actes de violence physique (hôpitaux et établissements médico-sociaux confondus), les agressions sexuelles ne représentent que 1 %. Si l’on admet l’hypothèse empirique que la proportion est la même dans tous les établissements, il y aurait donc dans les EHPAD une quinzaine d’agressions sexuelles par an ne relevant pas toutes du harcèlement.
La méthodologie et la typologie de l’ONVS ne permettent pas de considérer ce chiffre autrement que comme un indicateur aléatoire. La fiche de signalement que les établissements doivent remplir est pour le moins succincte et ne permet pas une description précise de la nature des actes. Dans la présentation qui est faite de ce rapport sur le site sante.gouv.fr, le ministère de la Santé lui-même prend ses distances : « Les données recueillies présentées […] doivent être appréhendées avec précaution : le nombre de signalements ne reflète pas la dangerosité d’un lieu de soins mais le nombre de fois où les professionnels ont estimé utile de faire un signalement. » L’ONVS ne propose donc qu’un reflet imparfait de la réalité, car le tabou qui entourait jusqu’à présent le harcèlement limitait le nombre de signalements. La parole étant – en théorie – libérée, le nombre d’affaires ou de signalements pourrait-il exploser ?
Derrière la sérénité affichée sur ce sujet par le milieu médico-social, des signaux faibles indiquent qu’une certaine fébrilité règne dans les établissements. Par exemple, des assureurs proposent des contrats qui couvrent les établissements contre les risques financiers que sont les indemnisations en cas de harcèlement sexuel ou de licenciement pour harcèlement moral. Selon plusieurs assureurs, depuis un ou deux ans, ces contrats rencontrent un vif succès auprès des établissements (voir ce numéro, p. 33).
Avocat spécialisé dans le secteur médico-social, David Caramel estime que le nombre de cas de licenciements pour cause de harcèlement moral qui seront soumis aux prud’hommes va augmenter du fait de la réforme du droit du travail que le président de la République vient de faire passer par ordonnances. En effet, cette réforme prévoit que les indemnités de licenciement sont soumises à un plafond, sauf dans le cas de licenciement pour cause de discrimination et de harcèlement… En dérivant sur ce motif, un salarié peut espérer – surtout avec un bon avocat – toucher plus que dans le cas d’un licenciement uniquement qualifié d’« abusif ».
Si l’évaluation est difficile à établir, c’est aussi parce que, dans les établissements médico-sociaux, les situations se révèlent diverses. Le harcèlement moral entre cadres et salariés, le harcèlement sexuel entre salariés et celui entre professionnels et résidents ne relèvent pas de la même logique et n’ont pas les mêmes effets juridiques.
En outre, on manque de recul pour une appréciation du problème dans la durée. Curieusement, le délit de harcèlement sexuel n’existe véritablement dans la loi que depuis… 2012. En effet, une première loi de 1992, modifiée en 2002, définissait le harcèlement sexuel comme « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs sexuelles ». Mais, en mai 2012, cette loi a été annulée par le Conseil constitutionnel qui, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité, avait jugé la définition du harcèlement trop floue. Pour combler ce vide juridique et répondre à la demande de précision du Conseil constitutionnel, une nouvelle loi, votée en 2012, définit le harcèlement sexuel comme « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui, soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. »
Reconnu depuis une loi de 1983, le harcèlement moral est « une conduite abusive qui, par des gestes, paroles, comportements, attitudes répétées ou systématiques, vise à dégrader les conditions de vie et/ou conditions de travail d’une personne (la victime du harceleur). Ces pratiques peuvent causer des troubles psychiques ou physiques mettant en danger la santé de la victime (homme ou femme). Le harcèlement moral est une technique de destruction. »
Les établissements auraient tort de faire la politique de l’autruche face à ces questions, car ils peuvent être directement impliqués. En effet, le harcèlement sexuel est une partie qui – si l’on peut dire – se joue à trois : la victime, le harceleur et l’établissement. Celui-ci doit assumer ses responsabilités et être en capacité de réagir. Pour cela, des moyens existent (voir p. 32).
Mais le véritable enjeu est la prévention. Plusieurs textes pyramidaux imposent aux structures d’organiser cette prévention et leur donnent les moyens de le faire. Au sommet, se trouve une circulaire de 2014 du ministère de la Fonction publique(2) qui s’applique aux trois fonctions publiques (Etat, territoriale et hospitalière) en rappelant aux établissements leurs obligations de prévention, d’assistance et de réparation. Ces obligations sont accompagnées d’un pouvoir de sanction à l’égard du harceleur si les faits sont avérés. Ainsi, selon ladite circulaire, « toute personne ayant procédé ou enjoint de procéder à des faits de harcèlement sexuel ou des agissements de harcèlement moral est passible d’une sanction disciplinaire », laquelle est indépendante des poursuites pénales. Tout responsable hiérarchique qui a connaissance d’un fait de harcèlement doit donc appliquer des sanctions. A défaut, lui-même ou l’établissement risque d’être poursuivi.
Un cran en dessous, le ministère de la Santé a édité le guide « Fiches réflexes sur la conduite à tenir dans les situations de violence en établissements publics, sanitaire et médico-social »(3). On y apprend qu’en cas de violence (dont le harcèlement sexuel), un établissement social et médico-social doit mettre en œuvre un processus. Dans le cas de mise en œuvre d’une procédure judiciaire, il faut :
– contacter les forces de l’ordre le plus rapidement possible ;
– garantir le dépôt de plainte par la victime et/ou l’établissement ;
– respecter l’obligation générale de l’article 40 du code de procédure pénale, qui consiste à signaler sans enfreindre le secret médical ;
– diffuser l’information de l’événement à l’agence régionale de santé (ARS) ;
– adresser une fiche de déclaration à l’ONVS.
D’autre part, en interne, il faut :
– assurer les mesures de protection de la victime ;
– mettre en place une cellule de crise et de communication selon la situation ;
– prendre une sanction disciplinaire à l’égard de l’auteur du fait de violence si celui-ci est agent de l’établissement ;
– rédiger un rapport d’imputabilité au service, saisir les instances concernées (CHSCT, médecine du travail).
L’obligation de signalement à l’ONVS, on l’a vu, est loin d’être respectée. Les autres obligations de ce plan le sont-elles davantage ? Leur réputation étant en jeu, les établissements n’ont-ils pas la tentation de régler l’affaire « en famille », surtout si le harcèlement met en scène deux salariés de l’établissement ? Une remontée d’informations à l’ARS peut avoir des conséquences. Sans parler de la dimension politique, comme dans cette affaire de harcèlement intervenue dans un centre communal d’action sociale (voir p. 31), où, à la demande plus ou moins explicite du maire de la ville, l’établissement n’a fait ni signalement, ni dépôt de plainte et que la victime a eu le bon goût de ne pas déposer de main courante.
Pour prévenir un tel risque, des établissements éditent à l’intention de leurs personnels des chartes qui visent à donner des règles de bons comportements entre collègues, et surtout entre personnels et résidents. Il est, dans ce cas, beaucoup question de respect de la personne, qui, dans les établissements sociaux, est souvent en situation de faiblesse. Il convient de respecter sa dignité, son intimité, son espace de vie… Le personnel ne doit pas se montrer intrusif, il doit être au service du résident mais avec des limites. Derrière ces règles, l’idée est de tracer une frontière entre l’empathie nécessaire et la familiarité et la proximité, qui peuvent déboucher sur des dérives et des comportements inappropriés.
Ces chartes sont utiles, mais sont-elles suffisantes ? Une opération de transparence et une réflexion collective permettraient – sans stigmatisation – de mieux appréhender le problème et d’y apporter des réponses adaptées, car regarder une question en face, c’est déjà y répondre.
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