Tout a commencé par une situation qui semblait inextricable : celle de Michel, 72 ans, surendetté, en voie d’expulsion de son logement dont il ne payait plus le loyer. Le 2 février dernier, il a retrouvé Nadia Angilieri, l’assistante sociale chargée de bloquer en urgence son expulsion, et Valérie Prieto, la coordinatrice du nouveau dispositif d’accompagnement social global (ASG), dans les bureaux de l’Association logement du pays d’Aix (ALPA). Au fil de la discussion, Michel a dévoilé la misère dans laquelle il était plongé. Pas d’eau, pas d’électricité ni de gaz, quasiment plus de vêtements, des repas demandés au 115, le diabète, la vue qui baisse, les problèmes respiratoires, la solitude… Pendant près de deux heures, il a fait le tour de ses préoccupations. « Habituellement, lors d’un rendez-vous, les personnes n’abordent que le sujet prévu et n’osent pas dire ce qui les inquiète – par exemple, un souci familial, un problème de santé… Ici, l’idée est de libérer la parole », raconte Valérie Prieto.
Au cours de ces échanges, elle n’a cessé de demander à Michel comment il s’en sortait, de quelle façon il souhaitait que l’équipe procède, s’il voulait qu’ils appellent ensemble une administration, s’il avait un médecin et qu’est-ce qu’il estimait important de traiter en premier lieu. « Sur ce point essentiel, il a répondu : “L’allocation de solidarité aux personnes âgées, parce que je ne reçois plus l’argent depuis deux ans. Et mes yeux, mes dents, mes oreilles, mes poumons.” », rapporte Valérie Prieto.Tandis que l’assistante sociale se chargeait de son dossier de surendettement et d’une demande de place en HLM, la coordinatrice a concentré son attention sur deux autres priorités : les ressources dont il était privé pour des raisons mystérieuses et sa santé. Ensemble, ils ont entamé des démarches auprès de la caisse d’assurance retraite pour faire reconnaître ses droits. Et sont allés au Pôle info seniors, un service du centre communal d’action sociale du pays d’Aix, pour demander des plateaux-repas adaptés à sa pathologie.
« Et là, Michel a raconté son histoire. Ils ont contacté un foyer-logement municipal, la Résidence autonomie Sans-Souci. Début mars, il y avait un studio libre pour lui », se souvient Valérie Prieto, convaincue que le résultat aurait été très différent si Michel n’avait pas été le principal acteur de cette démarche. En quelques semaines, il s’est ressaisi. Il a repris contact avec sa famille, qui lui est venue en aide pour son déménagement, mais aussi dans son organisation quotidienne. Et, « à partir du moment où il s’est senti soutenu, il a pris lui-même tous les rendez-vous médicaux, observe Valérie Prieto. J’avais appelé la plateforme Apport Santé pour identifier des professionnels, mais il a préféré prendre rendez-vous à l’hôpital, là où il avait l’habitude d’aller. » Quelques mois après, le souvenir de ce retournement est resté vif dans la mémoire du vieil homme. « Si je n’avais pas contribué, on ne serait arrivé à rien. Je n’avais aucun espoir, mais vous m’avez donné le goût du risque », sourit-il en regardant Nadia Angilieri. Et, se tournant vers la journaliste : « Je n’ai pas voulu la décevoir. »
Au début avril, une deuxième réunion était organisée par la coordinatrice avec Michel, la directrice et la secrétaire du foyer-logement, l’assistante sociale du Pôle info seniors et celle de l’ALPA. « Il a expliqué comment cela se passait au foyer et à quel point il était privé de ressources. On a discuté ensemble des solutions possibles : l’allocation de solidarité et, dans l’immédiat, une demande de secours par l’intermédiaire du Pôle info seniors. Après notre entrevue, il a commencé les démarches avec le soutien de Nadia Angilieri », détaille Valérie Prieto. En juillet, alors qu’elle-même et Michel avaient eu le sentiment pendant des mois de se heurter à des murs, l’argent du minima social a enfin été débloqué. Et, progressivement, Michel a pu faire valoir tous ses droits, non seulement à une allocation, mais aussi à l’intervention d’une aide ménagère pour l’entretien de son studio.
Au total, 25 hommes et femmes de tout âge ont bénéficié de ce mode d’intervention, conçu en janvier 2017 à Aix-en-Provence, alors qu’au départ il était prévu pour 10 personnes. Le principe sur lequel se fonde la démarche est apparemment simple : un être démuni et exclu est avant tout une personne. « Cette personne a des priorités, un réseau personnel, des ressources, des droits, et nous devons faire équipe avec elle, énonce Julie Konarkowski, cheffe de service de l’ALPA. Elle participe aux réunions, où les professionnels l’écoutent exprimer ses besoins, examinent avec elle sa situation, partagent les informations et élaborent une stratégie commune. Elle reçoit également tous les e-mails qui la concernent. »
Ce principe d’action s’articule avec un second, aussi important : la coordination des acteurs. Ils se retrouvent le plus souvent en réunion restreinte – la personne accompagnée, le professionnel qui l’a repérée et la coordinatrice du dispositif – ou en comité territorial élargi à une dizaine de participants venus de différents secteurs : emploi, logement, social, santé… Entre ces rencontres, Valérie Prieto assure le suivi en coordonnant le réseau constitué pour chaque situation.
Aussi le dispositif est-il mal nommé « accompagnement social global ». « Il s’agit en fait de la coordination d’une approche sociale globale », affirme Valérie Prieto. L’objectif est d’éliminer tout ce qui fait obstacle à une action efficace – avant tout, l’isolement des personnes vulnérables et celui des professionnels. « Les gens qui plongent dans des situations très difficiles à tous points de vue se heurtent à la complexité des démarches, à la dispersion et au cloisonnement des acteurs. Par où commencer ? Qui aller voir ? Sans compter les portes des institutions qui se ferment, le découragement que cela suscite ou le fait que le lien social est rompu. Ceux qui font des démarches sont obligés d’apporter des dossiers très épais, qu’ils ont tout le temps avec eux, mais ils ne donnent pas forcément toutes les informations ou les mêmes informations à tous, ni les documents demandés », pointent Julie Konarkowski et Valérie Prieto. C’est ainsi que se multiplient les non-recours aux droits les plus élémentaires.
Quant aux professionnels, chacun ne pouvant traiter qu’un des multiples problèmes qui leur sont soumis, ils se retrouvent eux-mêmes démunis et impuissants. « On a tous beaucoup de personnes à suivre qui ont à la fois des problèmes d’emploi, de logement, de santé, parfois familiaux… Il faut connaître les partenaires, les appeler, et il est difficile de se joindre », témoigne Bénédicte Honoré, chargée de l’accompagnement global des demandeurs d’emploi les plus en difficultés à Pôle emploi Aix-Vallée de l’Arc, et qui participe au dispositif ASG. Les services de l’Etat ont voulu remédier à ces maux. « Les parcours des personnes vulnérables sont de plus en plus complexes, et les différents acteurs qui peuvent leur venir en aide ne se coordonnent pas. C’est à partir de ces constats que nous avons conçu en 2016 l’appel à projets sur l’ASG, pour une expérimentation d’une durée d’un an », explique Patricia Morice, adjointe au responsable du département « Jeunesse, éducation populaire et solidarités » de la direction régionale et départementale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRDJSCS) de Provence-Alpes-Côte d’Azur (voir encadré page XX).
Malgré toute la bonne volonté des services de l’Etat et l’engagement de l’ALPA, celle-ci s’est lancée sur un chemin semé d’embûches. Premier défi : repérer les personnes qui ont besoin de ce dispositif. Ouvert à tous les laissés-pour-compte du pays d’Aix, quels que soient leur âge, leur genre ou leurs conditions de vie, il souffre paradoxalement de ce caractère général, qui le rend accessible à une multitude d’acteurs institutionnels et associatifs tout en étant moins facilement identifiable. « Nous avons d’abord communiqué sur ces critères multiples, mais cela n’a pas marché, confie Julie Konarkowski. Alors, nous sommes allés présenter notre projet à tous les partenaires, dans tous les domaines (emploi, logement, insertion, handicap, santé, hébergement d’urgence…), aussi bien aux dirigeants qu’aux professionnels au contact des publics. Les premiers temps, nous n’avons fait que ça. Peu à peu, on nous a alertés sur les situations les plus compliquées. »
Second défi : surmonter la défiance de certains partenaires. Car la participation, inhabituelle, des personnes accompagnées aux réunions qui portent sur leur situation a suscité des objections. « Une fois, je me suis heurtée au refus d’un partenaire important. Or sa présence était indispensable, car la personne que nous devions accompagner était une femme sans ressources, victime de violences, avec un enfant malade. Il y avait un risque de mise en danger de la vie d’autrui. J’ai préservé l’essentiel – la participation de cette femme, qui était espagnole, à la réunion –, mais la présence d’une de ses proches qui lui servait d’interprète a été refusée. On a pris une traductrice. Par la suite, j’ai pu faire d’autres réunions avec ce partenaire. Lors des échanges d’informations par e-mails, nous avons aussi négocié qu’un professionnel soit en copie cachée pour qu’il accepte que la personne accompagnée en soit également destinataire », relate Valérie Prieto.
Les réticences s’étant focalisées sur la question du secret, « nous avons souligné l’importance que nous accordions au respect de la confidentialité pour que le cadre des échanges soit sécurisant », rappelle Nadia Angilieri. Mais le déroulement des réunions a fini de rassurer les partenaires. « C’est la personne accompagnée qui nous informe de sa situation. Elle nous apprend par exemple qu’elle est suivie en psychiatrie, mais on ne parle pas de sa pathologie. Les questions de santé confidentielles ne sont pas abordées », précise Salima Boudjema, assistante de service social de l’équipe mobile « santé mentale précarité » et de la permanence d’accès aux soins du centre hospitalier Montperrin, qui a participé à des réunions tripartites et à des comités territoriaux. « En présence de la personne prise en charge par la coordination, la notion de “secret” s’assouplit. Elle parle d’elle-même, dit ce qu’elle a envie de dire », juge Valérie Prieto.
En réalité, la principale difficulté est de prendre en compte les avis et les attentes des personnes suivies. « Cela questionne la position des travailleurs sociaux. Comment être dans la coconstruction, le partage, et non en situation d’expert ? », relève Julie Konarkowski. Mais quand un individu est fragile, souffre de troubles psychiques, se retrouve dans une situation désespérée, n’est-il pas tentant de décider et faire à sa place ? « Il arrive que des professionnels participant au comité territorial aient une manière directive de penser le projet à sa place », rapporte Agathe Petit, chargée de mission recherche à l’IRTS Provence-Alpes-Côte d’Azur-Corse et membre du Pôle ressources régional recherche et intervention sociale (P3RIS PACA), lequel s’est vu confier le suivi et l’évaluation du dispositif ASG par son financeur, la DRDJSCS. « Cependant, observe encore Agathe Petit, les professionnels ne s’expriment pas de la même manière en présence de la personne accompagnée. Et il y a une vraie valeur ajoutée à la mise en réseau des partenaires, parmi lesquels des intervenants déjà impliqués, autour du bénéficiaire qui élabore son projet avec eux. Cela permet de trouver des réponses adaptées et d’apporter une amélioration rapide. Il y a un effet d’accélération. »
En effet, malgré les réticences, l’intérêt de la démarche est vite apparu. En organisant de l’action collective, en sortant de la segmentation du travail social, elle mobilise les acteurs. « On échange, on monte des actions en direct. On est au top de l’opérationnel. Cela débloque beaucoup de choses. On devient efficace », commente Bénédicte Honoré. « Avant, nous n’avions que des contacts par téléphone ou e-mail avec les partenaires. On se retrouvait seuls pour suivre des situations complexes. Avec ce dispositif, on peut vraiment travailler ensemble. Et la personne que l’on accompagne se sent encouragée, soutenue », estime Salima Boudjema.
Au cours de l’expérimentation, l’ASG a pris avant tout l’allure d’« une coordination de partenaires qui font équipe avec la personne accompagnée pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie commune », décrit Julie Konarkowski. Cette approche s’est matérialisée dans un « réseaugramme », l’un des outils les plus originaux élaborés avec l’aide du Pôle ressources. Il représente l’équipe qui se constitue autour de la personne accompagnée et qui peut évoluer au fil du temps, d’où une mise à jour mensuelle. Un autre outil permet à Valérie Prieto, au cours de la première réunion, de balayer tous les champs : emploi, logement, ressources, santé, droits sociaux, handicap…
Secondairement, le dispositif remplit d’autres fonctions. Pendant une courte période, la coordinatrice peut assurer elle-même une partie de la prise en charge. Si cela s’avère nécessaire pour débloquer une situation, elle accompagne la personne à des rendez-vous dans les institutions. Enfin, il est arrivé plus rarement que le dispositif serve de plateforme pour des situations d’urgence. Ainsi, le 28 août en fin d’après-midi, une jeune fille de 18 ans a débarqué dans une situation de grande détresse, envoyée par la mission locale jeunes. Mise à la porte du domicile familial, sans ressources, elle a finalement trouvé elle-même à se loger chez des proches, puis un emploi, tandis que la coordination de l’ASG s’est mobilisée pour la mettre sur des pistes d’hébergement temporaire pour étudiants ou jeunes travailleurs, et lui permettre de bénéficier de la garantie jeunes.
La priorité donnée à l’animation de réseaux de partenaires pour la mise en œuvre du dispositif explique le profil original de Valérie Prieto, la coordinatrice. Ni assistante sociale ni experte d’un domaine (logement, emploi…), elle a décroché en 2013 un diplôme d’Etat en ingénierie sociale. Avant d’intégrer l’ALPA, elle s’est chargée d’accompagnement social global dans un hôpital psychiatrique. Ce n’est pas non plus un hasard si l’ALPA porte l’expérimentation de l’ASG. Spécialisée dans l’insertion par le logement, cette association de 17 salariés, née en 1989, prend au sérieux « le pouvoir d’agir ». « La question est : même dans la situation la plus dramatique, que faire depuis sa place ? Il s’agit de sortir de sa position de victime et de reprendre le pouvoir sur sa situation », plaide Julie Konarkowski. La participation de trois usagers de l’association dès la conception du projet a constitué un élément clé de la démarche. « On a pris un exemple concret et on a inclus tout ce qu’il aurait été bien de faire pour améliorer la prise en charge. Comment mieux coordonner et mieux appréhender la situation ? », indique Cécile Origny, résidente de la pension de famille Les Pléiades, gérée par l’ALPA. « Il s’agit de tenir compte des fortes attentes des personnes démunies en matière de citoyenneté, de lien social, de reconnaissance, d’accès aux droits », complète Valérie Prieto.
La direction régionale et départementale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale de Provence-Alpes-Côte d’Azur finance l’expérimentation du dispositif d’accompagnement social global (ASG) à hauteur de 45 000 € pendant un an. « Cela aurait dû représenter 75 % du budget », explique Patricia Morice, adjointe au responsable du département « Jeunesse, éducation populaire et solidarités ». Implantée à Aix-en-Provence, l’ALPA, qui a remporté l’appel à projets, n’a obtenu de cofinancement ni du conseil départemental, ni de l’agence régionale de santé, ni du centre communal d’action sociale. Pourtant, l’association a mobilisé jusqu’à 120 acteurs dans la mise en œuvre de l’ASG. Pôle emploi, qui participe à ce dispositif, a également mis en place un ASG avec un financement du Fonds social européen.
(1) ALPA : 2, avenue Albert-Baudouin, 13090 Aix-en-Provence – Tél. 04 42 17 43 43 (Hervé Sue) –