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Une vision collaborative

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Depuis 2012, l’Institut des jeunes aveugles et l’Institut de recherche en informatique de Toulouse collaborent au sein du laboratoire commun « Cherchons pour voir ». Unique en France, cette structure permet la coopération permanente de professionnels de la recherche, de la pédagogie et de l’éducatif afin de développer des innovations utiles aux personnes déficientes visuelles.

Mardi après-midi. Au premier étage de l’Institut des jeunes aveugles de Toulouse, dans la classe pour élèves de primaire en inclusion scolaire, Rose déplace doucement ses doigts sur un planisphère en relief posé sur une table interactive reliée à un ordinateur. Elle recherche l’Amérique du Sud. Alors qu’elle touche l’Asie, la table l’invite par de petites vibrations à se déplacer vers la gauche. Elle tape deux fois avec son index sur un point pour entendre le nom du continent. Son visage s’éclaire d’un grand sourire lorsqu’elle trouve. L’enseignante, Laurence Boulade, l’invite ensuite à aller à droite de la carte pour ouvrir un menu permettant d’écouter des extraits sonores illustrant ce continent. Autour d’elle, ses cinq camarades aimeraient bien prendre sa place. « Cet outil ludique suscite l’intérêt et donne l’envie de faire à des enfants qui, en raison des troubles associés à leur handicap visuel, ont souvent des difficultés à se concentrer et à mémoriser, se félicite l’enseignante, utilisatrice de ce prototype dans sa classe depuis un an et demi. Nous avions déjà les cartes en relief, mais MapSense permet d’intégrer d’autres modalités sensorielles : l’auditif, puisque la table parle, le proprioceptif et le kinesthésique(1), avec le système de guidage par vibrations que les enfants aiment beaucoup. C’est un outil extraordinaire, qui a changé ma manière d’enseigner. »

MapSense est le prototype de table interactive développé dans le cadre d’AccessiMap, un projet de recherche destiné à améliorer l’accès à la cartographie pour les déficients visuels. Financé par l’Agence nationale de la recherche, il est mené depuis deux ans et pour encore trois ans au sein du laboratoire de recherche commun « Cherchons pour voir », créé en 2012 par l’IJA (Institut des jeunes aveugles) et l’IRIT (Institut de recherche en informatique). Unique en France, ce laboratoire associant des professionnels de la recherche, de la pédagogie, de l’éducatif et des utilisateurs non ou malvoyants a pu se développer grâce à un environnement propice à l’innovation. « Dans le paysage médico-social de l’Occitanie, l’Institut des jeunes aveugles de Toulouse est repéré comme une structure ayant une volonté d’adaptation au public accueilli, affirme Jacques Montauriol, son directeur. Nous essayons de faire du sur-mesure, ce qui demande dans la pratique quotidienne une grande souplesse et une adaptabilité des personnels que l’on retrouve dans ce projet lié aux nouvelles technologies. »

Une collaboration fructueuse

La collaboration entre l’IJA et l’IRIT a commencé en 2007-2008 avec un projet de GPS adapté, visant à aider les déficients visuels à se déplacer dans la ville en couplant un GPS, une caméra et un casque à connexion osseuse. « Cette collaboration a été tellement fructueuse que le directeur de l’IRIT et celui de l’IJA ont cherché un cadre légal pour pérenniser et sécuriser ce partenariat », explique Bernard Oriola, ingénieur de recherche à l’IRIT, spécialiste des interactions non visuelles humain-machine et lui-même malvoyant. Avec une méthode de recherche où les utilisateurs sont, dès le départ, au centre des préoccupations des chercheurs – et non uniquement à la fin pour évaluer le dispositif –, la nécessité de construire une collaboration sur le long terme s’est imposée. « D’habitude, les recherches se font de manière temporaire sur un sujet : les chercheurs sollicitent des cobayes pour une étude, publient, puis repartent, note Christophe Jouffrais, directeur de recherche à l’IRIT et directeur de « Cherchons pour voir ». Les déficients visuels avaient le sentiment d’être des rats de laboratoire, avec un faible retour sur investissement. C’est pourquoi j’ai proposé à l’IJA de travailler ensemble dans la durée. »

L’embauche comme responsable des projets innovants à l’IJA de Grégoire Denis, qui avait fait sa thèse sur les neuroprothèses visuelles à l’IRIT, a renforcé la collaboration. L’ingénieur de recherche gère, d’une part, les ordinateurs, les réseaux et l’Internet de l’institut et travaille, d’autre part, pour le laboratoire « Cherchons pour voir » en faisant l’interface entre les différents acteurs du côté IJA. « Pour ne pas produire d’outils inadaptés ou inutiles, l’IJA fournit des utilisateurs potentiels qui sont rapidement dans la boucle de conception, indique-t-il. Les chercheurs font parfois des choses un peu fofolles, mais beaucoup ont des applications concrètes que l’on arrive à expérimenter à l’IJA et qui plaisent aux professionnels. » Un travail collaboratif qui bénéficie à tous. « Ce partenariat nous permet d’être à l’affût des besoins, mais aussi de présenter nos idées pour coconstruire des projets intéressants, souligne Bernard Oriola, qui assure l’interface du côté IRIT. Dans le monde de la recherche, on nous envie ce montage qui nous donne accès à des utilisateurs et à des lieux d’expérimentation. »

Plus d’une vingtaine de salarié(e)s – enseignantes spécialisées, instructrices en locomotion, transcriptrices-adaptatrices de documents, ergothérapeutes, éducatrices, orthoptistes… – ont été impliqué(e)s depuis 2012 dans ces projets de recherche, estime le directeur de l’IJA. « La démarche est fondamentale, dit-il. Elle apporte cette dynamique permanente, avec un champ de travaux très large (pédagogie, enseignement, déplacements…) qui permet aussi de toucher une population avec des handicaps associés très lourds n’ayant pas accès à la communication verbale. » Certaines professionnelles, comme Laurence Boulade, se sont énormément engagées. « Il y a cinq ans, Christophe Jouffrais est venu nous faire une présentation du laboratoire en nous disant que les propositions devaient venir de nous, se souvient l’enseignante spécialisée. J’avais déjà plein d’idées autour de la géographie et des maths, mais je ne savais pas si c’était faisable ou non. Je les leur ai exposées et ils ont pioché ce qui leur semblait le plus intéressant pour eux et le plus réalisable : les cartes de géographie. »

Au contact des enseignants et des formateurs spécialisés, les chercheurs peuvent comprendre leurs problèmes quotidiens, identifier leurs besoins, installer des prototypes dans les classes afin de faire des évaluations des technologies et produire des données qui pourront être publiées. Laurence Boulade a accueilli plusieurs étudiants en thèse ou en postdoctorat – comme Emeline Brulé ou Mustapha Mojahid, ingénieur en ergonomie, qui a passé trois mois à l’IJA. « Je lui ai montré les cartes que je souhaitais, les sons que je voulais dessus. Pour la carte d’une sortie découverte dans l’Aude, j’avais besoin d’un bourdonnement pour indiquer des ruches, un combat de chevaliers pour un château, se rappelle-t-elle. Nous avons bidouillé, fait plein d’essais, en dehors des temps de classe. Puis nous avons testé la carte avec les enfants. » L’enseignante participe aux réunions de l’équipe projet, à raison d’une quarantaine d’heures par an, mais ne compte pas le temps qu’elle y consacre, tant elle y prend de plaisir. « C’est grâce aux différentes discussions avec les chercheurs qu’arrivent les idées, poursuit-elle avec un sourire gourmand. Je fais mes demandes, ils essaient. Parfois ça marche, parfois non… C’est vraiment un travail d’équipe. »

Utiliser tous ses sens

Arrivée en 2011 à l’IJA comme instructrice de locomotion, Anna Bartolucci s’est, elle aussi, fortement impliquée dans l’aventure. D’autant que, dans son précédent poste au service de soins de suite et de réadaptation de Saint-Gaudens (Haute-Garonne), elle avait déjà participé au projet de GPS piéton pour personnes non voyantes. « J’ai atterri à l’IJA par ce GPS, puis j’ai été sollicitée petit à petit sur différents types de projets de recherche qui viennent enrichir mes réflexions de terrain », témoigne cette psychomotricienne formée à Montréal, où la recherche universitaire est systématiquement associée à des services comme l’IJA. Elle a cogité plein d’idées de cartes, de maquettes et de plans à créer pour les jeunes qu’elle accompagne, qui ont pu être réalisées grâce à la présence de stagiaires de l’IRIT. La première était pour apprendre à une jeune fille à aller de son domicile à l’arrêt du bus pour le lycée. « Une carte thermogonflée, uniquement tactile ou en braille, est limitée car il y a vite une surcharge d’informations, explique-t-elle. La révolution d’AccessiMap est qu’on rajoute l’auditif, qui vient ancrer la représentation mentale. Or plus le jeune va utiliser tous ses sens, plus il sera capable d’accéder à une représentation mentale de l’espace. »

Récemment, l’instructrice de locomotion s’est aussi impliquée dans le développement d’une table interactive qui a été utilisée en septembre dernier pour guider les déficients visuels au festival de théâtre de rue de Ramonville, dans la banlieue toulousaine. Grégoire Denis et Nathalie Bedouin, transcriptrice-adaptatrice depuis dix ans à l’IJA et membre du comité de pilotage de « Cherchons pour voir », y ont passé quant à eux plusieurs journées…

Le projet a pu voir le jour grâce à un cofinancement de l’IRIT, de la mairie de Ramonville et du festival. Le laboratoire commun permet en effet de mobiliser les financements indispensables, notamment en répondant ensemble à des appels à projets. « On ne peut pas fonctionner sans appels à projets, reconnaît Christophe Jouffrais. Heureusement, on a beaucoup de succès, peut-être grâce à cette association qui plaît. » Outre les projets majeurs comme le GPS adapté (1 million d’euros) ou AccessiMap (800 000 €), le laboratoire reçoit aussi des financements moindres, comme celui de la FIRAH (Fondation internationale de la recherche appliquée sur le handicap), qui a donné 40 000 € pour que les enseignants spécialisés puissent fabriquer leurs propres outils en utilisant les nouvelles technologies des « fab labs » (laboratoires de fabrication) telles l’impression 3D et la découpe laser. Nathalie Bedouin s’est passionnée pour ces nouvelles possibilités. « Il y a quatre ans, nous nous sommes intéressées à ce qui se passait dans les fab labs, mais nous n’y connaissions rien, raconte-elle. Avec l’animatrice des ateliers artistiques et l’ergothérapeute, j’ai suivie une formation de deux heures chez Artilect, le fab lab de Toulouse [un des plus importants de France, Ndlr]. Nous avons commencé à fabriquer des objets et les avons montrés à nos collègues pour que cela leur donne envie et qu’ils nous fournissent des idées. »

FAB LABS et nouvelles technologies

Puzzles en 3D de cartes de France ou sur la circulation sanguine, pendules en braille, équerres en caractères agrandis, maquette de la salle de psychomotricité avec tous ses éléments à l’échelle, maquette du quartier autour de l’IJA… La transcriptrice, qui passe une matinée par semaine au fab lab quand le reste de son travail le lui permet, nous montre avec enthousiasme la variété de ses réalisations. Après avoir démarré par les machines de découpe laser à commande numérique, elle s’est initiée à l’impression 3D grâce à l’impulsion d’une chercheuse de l’IRIT. « A l’IJA, tout le monde est tout le temps en train de bidouiller des choses, mais les fab labs nous ont ouvert de nouvelles perspectives, admet-elle. On peut découper plus facilement des matériaux, faire des objets ultra-personnalisés ou des séries, modifier les fichiers pour faire évoluer les objets, et même les échanger avec d’autres établissements – ce qu’on a fait avec le CTRDV [Centre technique régional pour la déficience visuelle] de Villeurbanne pour des maquettes de carrefours en 3D. Ces nouveaux outils nous ouvrent des possibilités incroyables ! »

Avec une éducatrice spécialisée petite enfance et une psychomotricienne, Nathalie Bedouin a fabriqué un livre cousu racontant une balade au parc, avec des éléments en 3D et des sons (grâce à une carte électronique LilyPad Arduino et du fil de couture conducteur). « C’était notre contribution au concours “T’as qu’à voir”, confie-t-elle. Les étudiants de l’IRIT ont conçu et imprimé les objets en 3D. »

Lancé il y a deux ans, ce concours est un moyen de connecter plus largement les professionnel(le)s de l’IJA au monde de la recherche, en créant de l’émulation. Conçu sur le modèle des « hackathons »(2), il réunit cinq ou six groupes de trois à quatre étudiants associés à un ou plusieurs salariés de l’IJA et à un enseignant-chercheur de l’IRIT, soit une quarantaine de personnes. « Dès la rentrée, nous sollicitons des idées d’outils à développer auprès des enseignants et éducateurs de l’IJA, prévient Bernard Oriola. Parallèlement, nous demandons à des étudiants en L1 ou L2 de l’université Paul-Sabatier d’utiliser, le temps d’un module universitaire, toutes les méthodes du “Do it yourself” (cartes Arduino, prototypage rapide, découpe laser…) pour réaliser ces projets. » L’édition 2016 de « T’as qu’à voir » a, par exemple, permis la réalisation d’une reine d’Angleterre grandeur nature qui répond aux questions des enfants ainsi que d’une combinaison pour apprendre les parties du corps et travailler la latéralisation. « Ce que j’aime dans ce concours, c’est la dynamique générée en sollicitant des professionnels qui sortent de leur quotidien et imaginent de nouvelles choses », souligne Grégoire Denis.

Farida Mesbahi, éducatrice spécialisée, a participé au concours l’an dernier en présentant un jeu créé avec une orthoptiste dans le cadre de ses ateliers de rééducation. « Nous avons eu l’idée de mélanger le ludique et le travail de rééducation en ciblant un public malvoyant basse vision avec handicap associé (troubles autistiques, troubles du comportement), rapporte-t-elle. Il n’existait pas de jeu permettant de travailler la basse vision et l’apprentissage du vocabulaire pour des enfants ayant très peu de verbal, afin qu’ils puissent faire passer leurs messages, leurs envies. Nous l’avons donc créé nous-mêmes, avec les moyens du bord : un grand tableau, une carte interactive Touch Board, une carte mémoire SD et des objets du quotidien… » Lorsque Grégoire Denis lui a parlé du concours, l’éducatrice a été immédiatement emballée. « Les étudiants de l’IRIT nous ont apporté les compétences informatiques qui nous manquaient, ce qui nous a permis de passer d’un matériel limité à quelque chose de plus performant », se félicite-t-elle. Son enthousiasme n’est pas retombé depuis. « Quand j’ai vu l’effet que cet outil produisait chez les jeunes et la possibilité de le faire évoluer en même temps qu’ils avancent dans leurs apprentissages, j’ai trouvé ça formidable !, poursuit-elle avec passion. Je n’ai pas les compétences informatiques, mais j’essaie de trouver, puis je vais voir les spécialistes pour qu’ils m’apportent les éléments pour aller plus loin. Cela ouvre un champ du possible ! »

Mieux comprendre le monde

Limité à l’IJA la première année, « T’as qu’à voir » s’est ouvert ensuite à d’autres établissements pour déficients visuels, comme celui de Montpellier. « Petit à petit, on espère en faire un concours national, avec des associations entre laboratoires et instituts d’autres villes », prévoit Bernard Oriola.

La culture de l’innovation se diffuse à l’intérieur et autour de l’IJA, avec les journées de restitution du concours, mais aussi à travers des apéros-sciences qui permettent de faire connaître les recherches en cours auprès des professionnels de la déficience visuelle et des personnes non ou malvoyantes… « Tout un écosystème se met en place, avec des laboratoires, des entreprises, des instituts, des collectivités régulièrement parties prenantes, constate avec satisfaction Christophe Jouffrais. A moyen terme, des résultats de recherches pourront changer de façon plus importante la façon dont on travaille avec les non-voyants et les compétences qu’on leur donne. » Dans cet écosystème, Laurence Boulade, Anna Bertolucci, Farida Mesbahi ou Nathalie Bedouin font profiter les enfants de l’IJA des dernières innovations, et attendent avec impatience les prochaines : la carte interactive et tactile zoomable, accessible sur une tablette, le GPS précis au centimètre, voire l’écran déformable. « Etre en relation au quotidien avec la recherche nous ouvre des horizons, conclut Nathalie Bedouin. Cela nous permet de progresser, d’enrichir nos manières de travailler, de les adapter au plus près des besoins des enfants et d’explorer des champs différents d’activités pour mieux leur faire comprendre le monde. »

Notes

(1) La proprioception et la kinesthésie désignent deux types de perception, consciente ou non, de la position des différentes parties du corps.

(2) Evénements réunissant des personnes (au départ plutôt des développeurs informatiques) qui font de la création collaborative.

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