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Participation des usagers : un paradoxe démocratique

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Qui dit « participation des usagers » dit « implication des travailleurs sociaux » dans de nouvelles modalités institutionnelles d’intervention, pour promouvoir et développer la citoyenneté des personnes accompagnées. Cependant, selon Jean-Marie Hérouin, responsable des formations supérieures à l’Ecole pratique de service social (EPSS), à Cergy (Val-d’Oise), ces professionnels vivent un paradoxe démocratique, au cœur d’une société française jacobine et d’un cadre associatif ayant évacué en partie la question de la démocratie sociale.

« La participation des usagers s’invite dans le paysage de l’intervention sociale sans discontinuer depuis le début des années 2000. La centration sur la personne accueillie et accompagnée impose dorénavant le modèle participatif, en effaçant progressivement le modèle délégatif qui avait prévalu dans le secteur social et médico-social depuis sa naissance et son développement au XXe siècle. Face à ce nouvel enjeu démocratique, une incitation forte s’exprime à l’égard des institutions et surtout des professionnels de ce secteur. Ces derniers sont les premiers interlocuteurs des personnes accompagnées. Tels des fantassins, il leur est demandé d’ancrer ces pratiques participatives dans la réalité institutionnelle et de garantir ainsi la réussite de cette expression démocratique. Lourde tâche ! De multiples écrits témoignent de la difficulté de bon nombre d’intervenants sociaux à changer de modèle et de méthodes d’intervention pour développer des pratiques plus conformes à l’idéal démocratique attendu. Récemment, Claire Jouffray faisait état, dans les ASH(1), d’un déficit de pratiques démocratiques des professionnels du travail social, soulignant la lenteur de cette évolution sous l’effet de maintes résistances, pour ce qu’elle appelait une “sorte d’aveuglement collectif”. D’accord, mais allons plus loin…

Assurément, les professionnels occupent la première ligne pour recevoir les critiques de ceux qui pensent que l’action sociale manque d’esprit démocratique et souhaitent des relations aux personnes accompagnées plus participatives, coopératives, coconstructives… De fait, nous repérons souvent la tendance, parfois habituelle et “naturalisée” dans le champ social, à considérer le professionnel comme le “sachant”, l’expert… Mais n’oublions pas la société dans laquelle nous vivons et, par conséquence, l’espace politique, institutionnel et associatif dans lequel œuvrent ces professionnels pour agir et tendre vers ces pratiques attendues. Serait-ce essentiellement à ces intervenants de trouver la voie pour bousculer notre secteur, le transformer et imposer une démocratie vertueuse, égalitaire et émancipatrice ?

« Gouvernement de type entrepreneurial »

Pour rappel, nous vivons toujours dans un Etat jacobin et centralisateur, malgré un mouvement de décentralisation engagé mais jamais réellement assumé, organisé autour de principes politiques qui inscrivent notre société dans la démocratie représentative. De plus, ces dernières décennies révèlent un Etat porteur d’un projet néolibéral, qui définit des règles relatives à une “nouvelle raison du monde”(2) et impose sa vision politique dans presque tous les champs de la société.

Le secteur social et médico-social n’échappe pas à cette visée de transformation des modes d’action, car l’Etat “s’est mué en un gouvernement de type entrepreneurial”(3), ce qui modifie grandement la forme de régulation tutélaire instaurée au XXe siècle avec les associations. Auparavant, cette puissance publique établissait son rapport au secteur associatif par une forme historique de “démocratie d’équilibre”(4) pour permettre à ces institutions de représenter une partie du peuple en tant que corps intermédiaire. Un partenariat politique était alors instauré pour les faire participer à la mise en place de nombreuses politiques publiques, au titre d’une expertise et d’un savoir-faire avérés dans l’action sociale, et afin d’assurer le lien entre l’Etat et les individus. La rupture avec cette démocratie d’équilibre est constatée dans notre secteur.

Depuis quelque temps, les associations “se trouvent prises au piège d’un retournement de situation : le moteur de leur développement dans l’action publique devient le levier d’une instrumentalisation. La coopération qu’elles avaient déployée avec les pouvoirs publics dans le cadre de l’action sociale institutionnelle les conduit aujourd’hui à gérer ce qui est devenu une dépendance subissant ainsi les effets de l’étiolement des institutions sociales sur lesquelles elles prenaient appui”(5). Certains considèrent que ce contexte gestionnaire (et budgétaire) en tension, pour l’Etat et les collectivités territoriales, conduit à la dérive des associations, “à leur dénaturation par le recours à des logiques de marché, comme celle des appels d’offres, et à leur mise en concurrence, entre elles et avec des acteurs privés ad hoc”(6). Se pose ainsi la question de la place actuelle et du rôle des associations dans l’économie sociale et solidaire et dans la définition des politiques publiques. Elles doivent s’adapter à ces nouvelles logiques gestionnaires, renforcer leurs outils d’organisation, suscitant parfois un brouillage entre la finalité et les moyens de leurs missions auprès des publics accompagnés.

Face à cette pression politique, portée par le paradigme de la nouvelle gestion publique, de nombreuses associations semblent s’éloigner d’un fonctionnement démocratique qui leur permettrait de conduire leur projet d’action collective en y associant tous leurs membres, comme fondement de la vie institutionnelle – consultations, débats, délibérations, codécisions… Pourtant, “l’association issue de la modernité ne se réduit pas à la ’communauté’ qui soumet les individus à la loi collective. Elle est aussi ’sociétaire’, constituée à partir d’une pluralité d’individus ayant chacun leur logique d’acteur et leur attente de reconnaissance”(7). Pour limiter l’impact de ces impératifs gestionnaires, les associations sont-elles en mesure de riposter pour retrouver une nouvelle impulsion démocratique ? Jean-Louis Laville et Anne Salmon insistent sur leurs capacités de résistance, pour renouveler leur projet et retrouver cette énergie d’action créatrice, innovante et autonome qui a fondé leur identité dans le champ social(8).

Dans ce contexte associatif en mutation et fortement contraint, ces travailleurs sociaux conduisent leurs missions avec le souci permanent de la participation, instaurant pour ces personnes concernées des principes, des outils, des méthodes visant leurs expression et pouvoir d’agir dans le cadre de projets individuels et institutionnels.

Cependant, maints observateurs font part du malaise de ces travailleurs sociaux face à un projet institutionnel qui leur fait perdre de vue le sens de l’action, qui trouble leurs valeurs et leurs principes humanistes par l’imposition de nouvelles références technicistes et managériales dans ce secteur. Aussi, devant cette forme de rationalisme, ces professionnels, notamment ceux qui exerçaient déjà avant les années 2000, trouvent-ils difficilement auprès des personnes accompagnées les ressorts d’une action centrée sur la personne, portée par une éthique de la bienveillance, avec une recherche d’efficacité, au-delà de la seule question économique, comme voudrait nous le faire entendre une certaine raison instrumentale(9). D’autant que le modèle associatif dans lequel ils œuvrent paraît fragilisé, peu ouvert à des pratiques participatives, ne serait-ce qu’avec leurs propres salariés. De plus, sans véritable formation à la démocratie participative dans leur formation initiale, ces professionnels peinent à faire évoluer leurs pratiques pour donner aux publics rencontrés les moyens de leur autonomie et de leur émancipation citoyennes.

Un « nouvel esprit de la démocratie » à l’œuvre

Aussi ce nouvel impératif leur est-il assigné, sur fond d’institutionnalisation de la participation, pour conduire vers ce “nouvel esprit de la démocratie”(10). Loïc Blondiaux en décrit les processus à l’œuvre dans la redécouverte et la promotion de cet idéal démocratique qui devrait s’appliquer à toutes les strates de nos fonctionnements politiques et institutionnels. Mais l’acte n’est pas simple quand ces travailleurs sociaux perçoivent peu de reconnaissance en ce qui concerne leurs capacités démocratiques pour s’engager, agir et être acteur dans un projet collectif qui n’est pas seulement l’affaire d’un conseil d’administration. Joseph Haeringer le constate : “L’écart entre le pouvoir exercé par les professionnels et leur mise à l’écart statutaire des instances institutionnelles de décision crée un déséquilibre dont la tension affaiblit la légitimité de la gouvernance associative.”(11) Peu d’associations sont actuellement enclines à organiser ces espaces pour permettre aux professionnels de participer à la gestion des enjeux politiques et institutionnels traversés par la gouvernance associative.

A côté de cela, une recommandation récente du Haut Conseil du travail social(12) incite à une participation renforcée des personnes accompagnées dans la mise en œuvre des politiques publiques et la formation des travailleurs sociaux. Il serait dommage que les professionnels ne bénéficient pas de cette aspiration vers une démocratie plus vivante au sein des associations.

Renforcer la démocratie sociale

Amorcer ce changement, c’est en appeler, comme l’explique Joseph Haeringer(13), à un nouveau modèle démocratique au sein des associations, qui vise à construire un projet prenant en compte non seulement les administrateurs, mais également les salariés, les usagers et les bénévoles, et à redonner de la légitimité à leurs dirigeants. Cet auteur préconise, entre autres, dans les rapports entre l’Etat et les associations, une refondation associative pour introduire une régulation conventionnelle et non plus tutélaire avec les pouvoirs publics. Il suggère l’établissement de nouvelles règles de coopération entre ces deux institutions, afin de réduire les effets de dépendance à l’égard de l’instance politique.

Egalement, s’appuyant sur cet enjeu de l’entrée des usagers dans l’organisation associative, l’auteur invite tous les acteurs en présence “à réhabiliter une ambition démocratique parce qu’elle instaure un espace entre l’organisation d’un service, sa technicité et la dimension relationnelle, et donc politique du projet”(14), pour faire émerger des capacités d’action collective relatives à un bien commun légitimé par l’adhésion de tous, pour un “faire société”.

Enfin, les centres de formation n’ont, pour beaucoup, pas encore pris la mesure de ce paradigme de la participation dans leurs contenus pédagogiques. Les référentiels commencent à aborder la question de la citoyenneté, mais n’invitent quasiment pas à traiter de la question de la démocratie, à travers son histoire, ses formes d’application, ses processus, principes et outils nécessaires pour sensibiliser et former les futurs professionnels à cet enjeu politique et institutionnel. Vraisemblablement, une orientation pédagogique vers ce type de contenus apporterait un souffle nouveau à la démocratie sociale au sein des associations.

En conclusion, l’objectif de la participation des usagers peut apparaître comme un vecteur de changement démocratique efficace et nécessaire, au sein des associations, autour du “vivre ensemble”. Cela relève essentiellement d’un triple enjeu : politique, pour infléchir les rapports de domination actuellement à l’œuvre entre les pouvoirs publics et les associations ; institutionnel, pour continuer, au sein de ces associations, à développer la mise en place de cet outil citoyen mobilisant chaque approche (réglementaire, managériale, politique) nécessaire à cette effectivité(15) ; relationnel, pour former les travailleurs sociaux par le développement de leurs compétences pour la mise en place et l’animation de véritables espaces d’expression et d’action démocratiques et citoyennes.

L’enjeu sociétal, pour tous les acteurs prônant une intervention sociale démocratisée, est bien celui de l’inclusion sociale de la personne accompagnée. Car “la démocratie participative n’a de sens que si elle contribue à enrayer les logiques d’exclusion sociale qui caractérisent aujourd’hui le fonctionnement ordinaire de nos démocraties”(16). Malgré le retard pris dans notre société française sur cette question démocratique, c’est à une grande et belle ambition que nous nous attelons ensemble, depuis les années 2000, pour dessiner un avenir tellement souhaitable dans notre secteur social et médico-social. »

Notes

(1) Voir ASH n° 3023 du 1er -09-17, p. 26.

(2) Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale – Ed. La Découverte-Poche, 2009.

(3) Ibid., p. 12.

(4) Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable – Ed. Gallimard, 1998.

(5) Joseph Haeringer, « De la démocratie associative. La dimension institutionnelle des organisations associatives », in Francis Batifoulier (dir.), Manuel de direction en action sociale et médico-sociale – Ed. Dunod, 2011, p. 277.

(6) Joël Roman, « Associations, corps intermédiaires et démocratie », in Robert Lafore (dir.), Refonder les solidarités. Les associations au cœur de la protection sociale – Ed. Dunod, 2016, p. 140.

(7) Joseph Haeringer, op. cit., p. 273.

(8) Jean-Louis Laville et Anne Salmon, 2016, « Les associations et leur contribution à la démocratie », in Robert Lafore, op. cit., p. 147-162.

(9) Charles Taylor, Le malaise de la modernité – Éditions du Cerf, 2008.

(10) Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative – Ed. Seuil, 2008.

(11) Joseph Haeringer (dir.), La démocratie. Un enjeu pour les associations d’action sociale – Ed. Desclée de Brouwer, 2008, p. 293.

(12) Rapport « Participation des personnes accompagnées aux instances de gouvernance et à la formation des travailleurs sociaux », juillet 2017.

(13) Op. cit., 2008.

(14) Ibid., p. 293.

(15) Roland Janvier et Yves Matho, Comprendre la participation des usagers dans les organisations sociales et médico-sociales, Ed. Dunod, 2011.

(16) Loïc Blondiaux, op. cit., p. 109.

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