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« Une représentation de la précarité sans effet sur les pratiques »

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Si les inégalités sociales de santé ont leurs origines en dehors du système de soins, certaines pratiques professionnelles peuvent les renforcer ou les réduire. C’est ce que montre la sociologue Caroline De Pauw, qui a suivi des généralistes jusque dans leurs cabinets, où ils reçoivent des personnes précaires.
En quoi a consisté votre étude ?

Devant la persistance, voire la croissance, des inégalités sociales de santé, il m’a paru légitime de m’intéresser à l’injonction faite aux généralistes de mieux prendre en compte les publics vulnérables. Je suis donc allée sur le terrain pour comprendre ce qui se jouait entre les médecins et leurs patients et pour voir si leurs pratiques professionnelles avaient un impact ou non sur ces disparités. En effet, en dehors du non-recours aux soins ou du refus de soins, il existe peu d’études sociologiques centrées sur les pratiques du médecin généraliste en ville et sur leur prise en charge des personnes précaires. Durant presque six mois, je suis allée dans huit cabinets médicaux du Nord et du Pas-de-Calais, situés à la fois dans des zones défavorisées, semi-rurales et très aisées, où la précarité est plus masquée. Au total, j’ai observé environ 700 consultations.

Comment les médecins définissent-ils la « précarité » ?

Les médecins s’accordent sur l’existence d’une réaction en chaîne menant à la précarité, mais il n’y a pas de consensus sur la définition. Néanmoins, deux profils de médecins se distinguent : ceux qui n’imputent pas forcément la responsabilité de sa situation au patient lui-même mais à un ensemble de facteurs dans lequel la société a un rôle, et ceux qui tendent à considérer que le patient est responsable de ce qui lui arrive, et qui, pour certains, n’hésitent pas à parler d’« assistés », d’« alcooliques », de « gens sales »… Les seconds font d’ailleurs une différence entre les « vrais » précaires, lesquels feraient tout pour s’insérer mais n’y arriveraient pas, et les « faux », à qui ils reprochent de ne pas faire suffisamment d’efforts pour s’en sortir. Cette représentation ne tient pas compte de la souffrance psychosociale des personnes – par exemple après une perte d’emploi.

Ces jugements de valeur ont-ils un effet sur les pratiques ?

Bien qu’ils aient parfois un discours assez caricatural, ces médecins prennent en charge les patients démunis à peu près de la même manière que les autres. Il m’a été rapporté que certains s’arrangent pour les envoyer à d’autres confrères, mais pour ma part je n’ai pas observé de refus de soins. Au plus, l’accueil est un peu moins convivial et la consultation limitée au strict professionnel. Il est à noter que les bénéficiaires de la CMU-C (qui prend en charge le ticket modérateur) ne sont pas considérés par les médecins comme des précaires en matière de santé car, le plus souvent, ils n’ont pas d’avance de frais à faire, contrairement aux personnes dont les revenus ne sont pas suffisants pour financer une complémentaire santé de qualité. Dans cette catégorie, on trouve les travailleurs pauvres, les étudiants, les bénéficiaires de l’allocation aux adultes handicapés et de l’allocation de solidarité aux personnes âgées.

Vous écrivez que la consultation est influencée par l’organisation des lieux…

Les médecins qui aménagent le mieux leur salle d’attente sont souvent ceux qui revendiquent un lien médecin-patient fort, un respect de l’ensemble des patients, y compris précaires. Dans un des cabinets de ma recherche où la décoration était sereine, les chaises suffisantes et confortables, où une secrétaire accueillait les patients et où des informations sur la vie du quartier étaient à disposition, les patients – dont 41 % présentaient des signes de précarité – ont été peu nombreux à montrer de l’impatience, alors que l’attente dépassaient souvent l’heure, les attitudes discourtoises m’ont semblé plus limitées que dans d’autres cabinets de secteurs défavorisés, les marques de politesse plus importantes, notamment entre patients issus de catégories sociales visiblement aux antipodes. De même, dans le cabinet du médecin, l’aménagement d’un espace d’examen médical séparé physiquement de l’espace « bureau » peut transformer l’échange. Il y a des patients qui mettent un point d’honneur à masquer leur dénuement, mais qui, dès lors qu’ils sont allongés avec le médecin à proximité, baissent un peu la garde. Ils disent parfois ce qu’ils n’ont pas osé dire devant le bureau, certains lâchent prise et se mettent à pleurer.

La personnalité du médecin change-t-elle également la donne ?

Une typologie américaine classe les médecins en quatre modèles selon le degré d’autonomie qu’ils laissent au patient : les « paternalistes », qui considèrent être les seuls détenteurs du savoir et, de ce fait, attendent une confiance quasi aveugle de leurs patients dans les décisions médicales ; les « interprétatifs », qui apprécient de connaître la vie privée de leurs patients, y compris les informations non médicales, et vont présupposer ce qui serait le mieux pour eux ; les « informatifs », qui communiquent à leurs patients toutes les données scientifiques validées sur une pathologie mais délaissent un peu les dimensions psychologiques ; les « délibératifs », qui attendent de leurs patients qu’ils essaient d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés ensemble. Ces derniers sont, à mon sens, le modèle qui fonctionne le mieux avec les personnes précaires qu’ils accompagnent, pour que celles-ci puissent acquérir les mêmes réflexes de prévention et de santé que les populations plus favorisées. Ils sont dans l’écoute active, l’entretien motivationnel, s’expriment avec des mots simples et clairs, reformulent leurs messages s’ils ne sont pas compris. Ils s’autorisent à parler d’hygiène avec des personnes sans domicile fixe, mais aussi, quel que soit le patient, d’alcool, de violences conjugales, etc. Tout est alors sujet à autonomisation : demander aux patients de remplir eux-mêmes leurs feuilles de soins, de retenir leur numéro de sécurité sociale ou les mensurations de leur enfant…

Quelles améliorations pourraient contribuer à mieux prendre en charge les plus démunis ?

Les médecins doivent comprendre que certains patients, principalement les plus défavorisés, se sentent en position d’infériorité par rapport à eux et n’osent pas systématiquement tout leur dire. Or seule une relation de bonne qualité peut atténuer les effets dévastateurs des incompréhensions liées à la distance sociale entre le médecin et le patient précaire. Il faudrait aussi que les médecins réfléchissent à l’organisation de leur cabinet. Les personnes en grande précarité étant souvent dans l’incapacité de se projeter dans le temps, les cabinets médicaux qui ont maintenu des plages de consultations libres de grande amplitude, en alternance avec des plages de rendez-vous, facilitent leur accès aux soins. Mais ce fonctionnement n’est possible que dans certains cabinets de groupe, où les patients peuvent être reçus par n’importe quel professionnel. La présence simultanée de plusieurs médecins est, par ailleurs, celle qui semble prémunir le mieux des violences pouvant être parfois associées à l’exercice en secteur défavorisé. Elle peut préserver aussi du burn-out car, face à la détresse de leurs patients, les généralistes peuvent se retrouver eux-mêmes en souffrance.

Faut-il intégrer la dimension psychosociale dans la formation initiale des médecins ?

Certains diplômes universitaires vont déjà dans ce sens. Ils permettent aux médecins d’appréhender la précarité comme un processus et d’en limiter les effets. Trop de consultations médicales de premier recours constituent des occasions manquées pour dépister, diagnostiquer ou adresser quelqu’un à une structure de soins spécialisée. Une formation permettrait également aux médecins d’identifier les limites éthiques de leur intervention et de ne plus vouloir faire « à la place de », même s’ils croient bien faire. Outre l’enseignement, il faudrait revoir le mode de rémunération à l’acte des généralistes, car une consultation médicosociale globale nécessite plus de temps que le traitement d’une pathologie unique.

Plusieurs pays ont mis en place des dispositifs spécifiques pour les patients précaires. Est-ce une bonne idée ?

Effectivement, des pays comme le Canada expérimentent des structures réservées aux personnes défavorisées permettant une prise en charge médicale mais aussi sociale. Certains médecins français suggèrent que l’on fasse la même chose. Pour l’heure, la France a fait le choix contraire en instituant la CMU-C, justement pour ne pas instaurer de filière spécifique et stigmatiser les pauvres, ce qui serait d’une violence symbolique importante. Certes, les inégalités de santé existent, mais la création de structures spécialisées validerait le principe que tout le monde ne peut pas accéder aux mêmes soins. Cela aurait un autre effet pervers : celui de conforter les médecins dans l’idée que la prise en charge globale, intégrant également la dimension sociale du patient, ne fait pas partie de leur métier et qu’elle revient à d’autres.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

La sociologue Caroline De Pauw est directrice de l’union régionale des professionnels de santé (URPS) Médecins des Hauts-de-France. Elle est l’auteure de l’ouvrage Les généralistes face à la précarité (éd. Presses de l’EHESP, 25 €).

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