Logiciels « métier » et appli professionnelles, messagerie électronique, accès 24 heures sur 24 aux serveurs, agendas partagés, tutoriels en ligne, géolocalisation des intervenants… Les nouvelles technologies font désormais partie du paysage du travail social. Leur développement offre des outils qui peuvent faciliter l’exercice professionnel : en rendant plus rapides les démarches administratives, en apportant des ressources en ligne, en utilisant de nouveaux canaux de communication avec les personnes accompagnées. Mais cette évolution suppose aussi une réflexion sur la place et le rôle des travailleurs sociaux. Une réflexion qui en est seulement à ses débuts, car si le plan d’action en faveur du travail social et du développement social(1) prévoit un plan numérique, celui-ci n’est pas formalisé à ce jour.
Le Haut Conseil du travail social (HCTS), chargé notamment d’élaborer « des éléments de doctrine en matière d’éthique, de déontologie et de diffusion des bonnes pratiques professionnelles », vient de créer un groupe de travail sur l’usage du numérique. Celui-ci a tenu sa première réunion le 15 septembre et prévoit de traduire dans les 18 prochains mois les résultats de ses travaux en fiches pratiques. Les inégalités dans l’accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC) font partie de ses priorités. « Il s’agit de voir en quoi les travailleurs sociaux peuvent contribuer à la prise en compte de la fracture numérique, sans se substituer aux acteurs chargés de cette question », a précisé son animateur, Didier Dubasque, personnalité qualifiée au HCTS, qui participait à la journée d’étude de l’Association nationale des assistants de service social (ANAS) du 13 octobre à Paris. Consacrée à l’impact du numérique sur les pratiques professionnelles et les enjeux éthiques posés par le développement technologique, cette journée a vu des professionnels de terrain témoigner sur la manière dont ils vivent cette fracture et sur leurs relations aux TIC, source de nombreux questionnements.
Pour s’informer, demander et gérer leurs droits ou accéder à leur dossier, les usagers sont de plus en plus incités – quand ce n’est pas contraints – à faire leurs démarches « en ligne ». Pôle emploi, la Caisse nationale d’assurance vieillesse, les caisses d’allocations familiales, la Mutualité sociale agricole, les impôts, les préfectures et de plus en plus de services publics dématérialisent leurs échanges. Ce processus dit « de simplification » devrait aboutir, selon le vœu du président Emmanuel Macron, à la dématérialisation complète à la fin de 2022. En attendant, il complique singulièrement les relations entre l’administration et les publics exclus du numérique, pour lesquels rien n’a été pensé en amont. Alors que les guichets ferment, les usagers qui n’ont pas accès à Internet, ne savent pas l’utiliser ou n’osent pas faire seuls les démarches se tournent vers les services sociaux(2).
Devoir pallier les conséquences de l’e-administration qui fait affluer des publics jusqu’alors autonomes a suscité la grogne chez les travailleurs sociaux. Ceux-ci ont néanmoins aidé ces personnes désarmées, pour éviter les non-recours aux droits. Ils font les démarches avec eux, mais aussi souvent à leur place pour gagner du temps(3). « Pour une actualisation sur le site de Pôle emploi, cela me prend quatre ou cinq minutes, quand la personne mettra près d’une demi-heure », explique l’un d’entre eux. Cette notion du « faire à la place » n’est pas sans poser des problèmes, alors que l’autonomisation des personnes dans leurs démarches et leur parcours socio-professionnel constitue un objectif essentiel du travail social. Cette assistance, qui se fait encore aujourd’hui bien souvent à la discrétion du travailleur social, doit être encadrée.
Comment assiste-t-on une personne ? Comment fait-on « à la place » ? Qui le fait ? Si des réponses sont apportées au niveau local, le groupe du HCTS devrait proposer des frontières entre la contribution des travailleurs sociaux et le rôle des réseaux de médiation numérique actuellement en cours de formalisation. « Sa réflexion devra également permettre de déterminer les outils utiles aux travailleurs sociaux, notamment pour évaluer la situation des personnes vis-à-vis du numérique et les orienter vers des lieux et des partenaires pertinents pour les accompagner », a indiqué Didier Dubasque. Cependant, les risques de fracture numérique existent chez les professionnels du secteur eux-mêmes. C’est vrai aujourd’hui, mais cela le sera aussi demain, car l’innovation est constante et l’apprentissage va être permanent. Le sociologue Vincent Meyer – professeur des universités en sciences de l’information et de la communication – préfère utiliser les termes de « fossé numérique », car chacun est « à risque » d’y tomber un jour. La question essentielle de la formation, initiale et continue pour la maîtrise des nouveaux outils, sera traitée, non pas dans ce groupe de travail du HCTS, mais dans un autre cadre.
« Parallèlement à la dématérialisation de l’administration, les institutions d’aide sociale éprouvent le besoin d’informatiser les dossiers sociaux. Statistiques, continuité de service, partage d’informations pour le travail en équipe… Nombreuses sont les raisons pour justifier le recours à l’informatisation », constate Joran Le Gall, président de l’ANAS. Si cette tendance est encore inégale selon les institutions, les territoires ou les secteurs d’intervention, elle est irréversible. Tout le monde en a bien conscience. « C’est sûr, on ne reviendra pas à la bougie », synthétise une assistante du service social, comparant le numérique à l’électricité qui a changé le monde. Quant à savoir si le numérique offre un meilleur service dans le secteur social, la réponse est pour le moins réservée. Fait-il gagner du temps aux professionnels pour leur permettre de mieux se consacrer à la relation à la personne ? Rien n’est moins sûr. Rozenn Fernandez, assistante de service social à l’assurance maladie, a présenté la structuration du logiciel qu’elle doit utiliser avec ses collègues pour les dossiers sociaux. Construit sur trois niveaux, le premier doit être renseigné pour accéder au suivant et le deuxième pour arriver au troisième. « Le formateur nous avait dit qu’on n’était pas obligé de tout remplir, mais au fur et à mesure, des notes de services demandent de renseigner telle ou telle case. Ça devient de la folie ! Heureusement, on arrive quand même à automatiser la manière de faire, sinon on y passerait la journée », explique-t-elle. Pour ne pas ralentir l’entretien, elle ne remplit pas le dossier quand l’assuré est en face d’elle. Elle prend des notes qu’elle entrera ensuite dans le système informatique. Cette pratique chronophage est d’ailleurs partagée par beaucoup qui jugent indispensable de conserver un temps d’échange sans l’outil informatique.
« L’ordinateur est à côté de moi, accessible pour faire une recherche ou consulter avec l’usager son espace personnel. Mais il n’est jamais placé entre la personne que je reçois et moi. Il ne doit pas faire écran », ajoute une collègue. Il n’est pas question pour elle, afin de gagner du temps, de taper directement les infos sur le clavier, car la qualité d’écoute de publics fragiles aux situations souvent complexes s’en ressentirait. Thierry Renaut, membre du Conseil national des personnes accueillies ou accompagnées (CNPA), abonde dans ce sens : « Cela risquerait de ressembler à un interrogatoire. Des personnes à la rue, qui ont énormément souffert et ont perdu confiance, peuvent se braquer si on leur impose un ordinateur », dit-il. Selon lui, il vaut mieux éviter d’entrer dans la vie privée des gens avec des questionnaires, alors que les craintes de diffusion de choses personnelles sont encore renforcées avec l’informatique.
« A-t-on besoin d’autant d’informations à renseigner ? » Rozenn Fernandez s’interroge sur la finalité de l’outil informatique, à l’instar de nombreux participants à la journée d’étude de l’ANAS. Le numérique semble plutôt « subi » que désiré. Il est vrai que les travailleurs sociaux participent rarement aux projets d’informatisation de leur service et que leurs besoins sont rarement pris en compte. C’est néanmoins arrivé à la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), avec le logiciel Gesica (pour gestion, évaluation et suivi des interventions sociales des CAF en faveur des allocataires). En 2009, des menaces planaient sur l’action sociale de la branche « famille » de la sécurité sociale : en quoi se distinguait-elle des autres services sociaux ? Pouvait-on établir sa « carte d’identité » identifiable sur l’ensemble du territoire ? L’enjeu était clairement de savoir s’il fallait ou pas maintenir les travailleurs sociaux de la CAF. « Pour cela, il était nécessaire de rendre compte de leur activité. Tous les métiers de l’action sociale ont été associés à la construction de cet outil informatique qui permet de tracer la méthodologie d’intervention des professionnels vers les familles, se félicite Carole Vezard, conseillère en politiques sociale et familiale à la CNAF. Cette participation a été une excellente chose, car elle a fait nettement évoluer le cahier des charges de cet outil national. »
Le respect de la vie privée est une préoccupation constante et particulièrement sensible pour les professionnels du secteur social. « L’informatisation peut donner au professionnel l’impression de perdre la maîtrise du champ de diffusion de l’information, et peut l’amener à s’interroger sur le devenir de l’information dont il était initialement censé garantir le secret », estime Joran Le Gall. L’assistant de service social hésite parfois à saisir des informations qu’on lui a confiées. Il est amené à se demander qui a accès à ce logiciel qu’il renseigne et où vont ces données. Le support informatique et sa mise en réseau permettent à un tiers qui est accrédité d’accéder à l’information. « La vigilance s’impose sur ce qu’on écrit, même un texte de 150 caractères peut conduire à des dérives », souligne Carole Vezard. A l’expression « violences conjugales », on préférera par exemple utiliser, dans le compte-rendu d’un entretien, celle plus neutre de « relations intrafamiliales ». Il faut limiter la numérisation à l’essentiel, lequel diffère en cas d’ouverture des droits ou en cas de besoins statistiques. Mais au format papier ou informatique, les données nominatives s’inscrivent dans le même cadre juridique. La loi « informatique et libertés » de 1978 et celle du 6 août 2004 engagent la responsabilité des institutions et des professionnels et leur imposent de protéger les informations qu’ils traitent. Or, avec les courriers électroniques, les informations circulent vite, les destinataires de messages peuvent en renvoyer des copies à d’autres contacts, parfois à leur insu. Le chiffrement(4), par exemple, bien que peu coûteux, facilement accessible et recommandé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), reste pourtant très marginal, alors qu’il est adapté aux échanges entre professionnels.
Concernant le traitement des données personnelles dans l’action sociale et médico-sociale, la CNIL a simplifié les procédures et posé un cadre de référence, avec trois autorisations uniques. Ce pack de conformité a été présenté par Wafae El Boujemaoui et Adeline Valery, représentantes de la CNIL à la journée de l’ANAS. Les gestionnaires de systèmes informatiques utilisés par les services sociaux n’ont plus besoin de déclarer les fichiers qu’ils utilisent au cas par cas. Cette déclaration unique est un engagement à respecter des principes communs à tous les fichiers. La commission rappelle néanmoins que les autorisations uniques n’ont pas vocation à délivrer un blanc-seing aux organismes pour collecter, de manière systématique, l’ensemble des données figurant dans les autorisations uniques, mais celle de répondre aux besoins des acteurs du secteur social et médico-social. Ces derniers demeurent soumis au respect des principes parmi lesquels « celui de ne collecter que les informations strictement nécessaires à l’accompagnement et au suivi social des personnes ».
Pour sa part, le sociologue Vincent Meyer repère l’entrée « dans une postmodernité à l’heure du numérique » aux injonctions à des évaluations interne et externe et au foisonnement de logiciels qui devait permettre de saisir ou de mesurer des activités pour donner ou redonner du sens et orienter de « bonnes pratiques » professionnelles. Il a attiré l’attention des assistants de service social sur la notion de parcours des personnes. Une idée qu’il reprend dans l’ouvrage qu’il a dirigé, Transition digitale, handicaps et travail social(5) : il s’agit d’« un parcours singulier entré dans une plateforme, formaté et normé, avec tous nos droits en ligne, comme pour conjurer la volatilité des données, en somme un “datacenter” du social pour standardiser les comportements, comme les “bonnes” pratiques, et savoir qui est éligible à quoi ». « Penser en parcours permet-il vraiment le respect et la reconnaissance du singulier ? », s’inquiète-t-il. Et d’alerter sur les effets des algorithmes, censés corriger un monde imparfait, mais qui confortent le conformisme, car « ils ne savent pas rêver », faisant allusion au livre de Dominique Cardon A quoi rêvent les algorithmes(5). Une inquiétude partagée : « Il faut se servir du numérique et non le servir » ou « prenons garde à ne pas un jour nous contenter de cocher des cases, en mettant de côté ceux qui n’y entrent pas », « l’humain d’abord » et « pour ne pas subir, il faut agir, en étant force de proposition » sont parmi les remarques souvent entendues.
Bernard-Marie Dupont, avocat au barreau d’Arras, docteur en médecine et professeur de philosophie, l’illustre par la scène des Temps modernes où Charlot, qui serre de manière répétitive les boulons d’une chaîne, finit par passer dans les engrenages. « Mon obsession, ce sont ceux qui n’entrent pas bien dans la case. Le numérique n’est-il pas un outil pour les éradiquer ? », demande-t-il, avant de plaider pour la place de l’humain dans le travail social. Et de conclure : « Nous avons le numérique, à nous d’inventer l’éthique qui va avec ! »
La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 complète l’article 1er de la loi « informatique et libertés » et prévoit que « toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions fixées par la présente loi ».
Certaines dispositions anticipent le règlement européen sur la protection des données personnelles qui doit entrer en application le 25 mai 2018. Celui-ci reconnaît aux personnes la possibilité d’obtenir une information plus claire et effectivement (et non théoriquement) accessible. La protection des enfants sera renforcée avec l’instauration d’un recueil du consentement auprès des parents ou de leurs représentants. Un nouveau droit, le « droit à la portabilité », doit permettre de récupérer ses données sous une forme aisément réutilisable et de le transférer ensuite à un tiers selon la décision de la personne.
Le décret du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social a ajouté un court mais important paragraphe au code de l’action sociale et des familles qui définit précisément les finalités du travail social (art. D. 142-1-1) : « Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. […] Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un accompagnement social. »
(3) Procédé qui permet de rendre impossible la compréhension d’un document à toute personne qui n’a pas la clé de (dé)chiffrement. Voir « Action sociale et numérique : l’urgence d’un rapprochement », ASH n° 2954 du 1er-04-16, p. 28.
(4) Ed. LEH, novembre 2017.
(5) Ed. Seuil, octobre 2015.