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A Bordeaux, le centre communal d’action sociale expérimente la mise à disposition de cuisines destinées aux familles bénéficiaires d’une aide alimentaire pour qu’elles puissent y préparer des repas lorsqu’elles ne disposent pour ce faire ni d’endroit ni de matériel.

Rue Sainte-Catherine, la principale artère commerçante du centre-ville de Bordeaux, les boutiques ne sont pas encore ouvertes et les badauds n’ont pas remplacé les balayeurs et les livreurs. Dans une rue perpendiculaire, à l’arrière du supermarché Monoprix, Cassandra charge dans un caisson des invendus préparés par le magasin. Salades, pizzas, laitages, les produits sont conditionnés de façon à respecter la chaîne du froid. La boîte refermée, la jeune femme enfourche son vélo électrique et se lance à l’assaut des petites rues dans l’air piquant du matin, direction le quartier du Tondu, un vieux noyau villageois à la limite ouest de la commune, à une dizaine de minutes de pédalage. Elle y est attendue à l’association d’animation à vocation social Le 4 de Bordeaux. Ce jour-là, Catherine Andrieu de Levis, la cofondatrice du lieu, réceptionne la livraison. « Des yaourts, très bien, on n’en avait pas eu depuis un moment, commente-t-elle en jetant un œil au contenu de la caisse isotherme. Mais je n’en prends pas trop, parce que nous avons moins de monde ces jours-ci. Depuis que M. a obtenu son statut de réfugié, il a quitté son hôtel et demandé un logement social. Il est un peu débordé par les démarches administratives et n’a plus trop le temp s de venir cuisiner. Je le vois encore un peu pour la paperasse, mais j’ignore s’il viendra aujourd’hui. »

Le 4 de Bordeaux fait partie de la dizaine de structures de la ville labellisées « Relais popote ». Expérimenté depuis 2015 par le CCAS (centre communal d’action sociale)(1), ce dispositif original s’inscrit dans les interstices laissés vacants par les programmes d’aide alimentaire et les différents services d’accompagnement social. Son principe ? Mettre à disposition des bénéficiaires de distributions alimentaires des espaces de cuisine non utilisés à temps plein afin de leur offrir la possibilité d’y préparer des repas. Les bénéficiaires sont orientés par le 115, la plateforme d’accueil de France terre d’asile, les travailleurs sociaux des hôpitaux, les assistantes de service social de secteur ou encore la protection maternelle et infantile, tenus informés des places disponibles dans les différents relais. Pensé au départ pour toutes les personnes en situation de précarité, le dispositif s’adresse prioritairement à celles hébergées en hôtel.

Des lieux pour préparer les denrées distribuées

« Depuis plusieurs années, les partenaires de l’aide alimentaire déploraient que les denrées distribuées ne puissent réellement profiter aux bénéficiaires, du fait que ces derniers ne disposent pas d’endroit et de matériel pour cuisiner », retrace Julien Tertrais, coordinateur du projet, diplômé en gestion de projet humanitaire et embauché en juin 2016. Acteur historique et central de l’aide alimentaire, le CCAS décide alors de se saisir de la question. D’autant que, au même moment, la circulaire interministérielle du 20 février 2015 visant à réduire les nuitées hôtelières identifie la qualité et l’accessibilité de l’alimentation comme un enjeu central d’amélioration des conditions de vie des personnes hébergées à l’hôtel. Pendant plusieurs mois, une animatrice du CCAS construit une première ébauche de dispositif. D’emblée, le concept des Relais popote semble répondre à des besoins non couverts et induire d’autres effets vertueux : « L’aide alimentaire classique, principalement distributive, place les personnes dans une posture passive de simples receveurs, au risque d’entretenir une forme de dépendance, décrit Julien Tertrais. En permettant aux personnes de s’approprier les denrées, de cuisiner, on leur redonne du pouvoir d’agir, de l’autonomie, en s’appuyant sur leurs compétences et leurs ressources. »

Le coordinateur a pour mission de consolider et développer les Relais popote. Le budget – 90 000 € versés par le CCAS, le Fonds français pour l’alimentation et la santé, la Fondation Daniel et Nina Carasso et la Fondation Simply – couvre son poste et les moyens de l’action. Par rapport au projet initial, le dispositif s’est enrichi il y a un an d’un volet supplémentaire : la fourniture de denrées aux relais. « La plupart des familles arrivent avec leurs provisions, mais parfois certaines n’ont rien, ou pas suffisamment », argumente Julien Tertrais. Le service achète des produits de petite épicerie de base (huile, vinaigre, épices…), voire très ponctuellement un réfrigérateur ou un four, et collecte des aliments retirés des rayons auprès de commerçants bordelais. Pour éviter de concurrencer la Banque alimentaire, partenaire de la plupart des supermarchés de la région, le CCAS vise les commerces de proximité. Pour l’heure, une seule convention de partenariat de dons a été nouée, avec Monoprix. Deux fois par semaine, le service récupère environ 50 kilos de produits frais. Depuis l’été dernier, la collecte a été confiée à L’Atelier Remuménage, un atelier et chantier d’insertion qui propose des prestations de transport et de déménagement à vélo ou en camion au biogaz et, « depuis cette année, une activité de logistique urbaine à vélo qui mobilise deux salariés en insertion », glisse Hadrien Jubil, encadrant technique. Ecologique, locale et vectrice d’insertion, la prestation répondait parfaitement au cahier des charges du CCAS.

De petites structures plus conviviales

Parallèlement, le coordinateur s’attache à augmenter le nombre de relais. Le ciblage tient compte de plusieurs paramètres : « Pour que les gens viennent, il faut que la structure soit proche des lieux d’hébergement, accessible notamment en transports en commun, et bien repérable », détaille Julien Tertrais. A la mi-octobre, sept sites étaient en fonctionnement, du mardi au jeudi, et quelques autres en attente de conventionnement avec le CCAS. La MJC (maison des jeunes et de la culture) CL2V, à la jonction entre Bordeaux et Mérignac, les centres d’animation Saint-Pierre et Bastide-Queyries, la pension de famille Galilée (Croix-Rouge)… La plupart des Relais popote sont des petites structures de quartier. « Leurs capacités d’accueil sont plus réduites, mais c’est précisément ce que nous recherchons », précise Julien Tertrais. Dans le secteur de l’aide alimentaire, les modalités de distribution tendent souvent à renforcer l’embarras des bénéficiaires : longues files d’attente s’étirant sur la voie publique au vu de tous, massification conduisant à l’anonymat… « Avec deux à quatre personnes ou familles par structure, il est plus facile de créer un lien de confiance. L’objectif étant de permettre aux bénéficiaires de fréquenter le lieu au-delà de sa cuisine, de participer à ses activités et de faire connaissance avec d’autres familles ou des utilisateurs résidant dans le quartier. » L’aide alimentaire fonctionnant alors comme une première étape pour initier l’insertion d’un public exclu.

C’est ce qui s’est passé au « 4 de Bordeaux ». M., un demandeur d’asile mauritanien, avait été orienté vers l’association par le SIAO (service intégré d’accueil et d’orientation). « Il est venu d’abord pour cuisiner, environ une fois par semaine, parfois avec son épouse et leur fille de 4 ans, se souvient la cofondatrice. Puis il a commencé à recourir à nos services. » Initialement axée sur l’animation du quartier, l’association vient désormais en aide aux personnes isolées, notamment sans abri. Elle propose deux repas dominicaux par mois avec musique et animations, des cours d’alphabétisation, accueille des ateliers de cuisine organisés par l’hôpital psychiatrique Charles-Perrens, et met à disposition une douche et un vestiaire. Jeux de cartes, Scrabble, lecture du journal, les bénévoles partagent volontiers des temps de vie informels avec les usagers. « A partir de la cuisine, M. s’est inscrit aux cours de français, est venu laver son linge, et puis nous avons passé beaucoup de temps ensemble sur les papiers », raconte Catherine Andrieu de Levis. Un soutien bénévole qui, là encore, vient combler des vides. « Bien sûr, les personnes précaires rencontrent des assistantes sociales, des conseillers Pôle emploi… Mais comment suivre ses démarches quand on n’arrive même pas à garder la notion du temps ? Honorer des rendez-vous quand on est monopolisé par sa survie ? Remplir des dossiers quand on parle à peine le français ? », s’interroge-t-elle. Alors, comme d’autres bénévoles, Catherine Andrieu de Levis s’est plongée dans la paperasse, allant jusqu’à accompagner M. à la mairie pour déposer sa demande de logement.

Depuis que l’Office français de protection des réfugiés et apatrides lui a accordé son statut de réfugié, M. se fait moins présent. De fait, la fréquentation des Relais popote est souvent irrégulière, sans qu’il soit toujours possible de donner une explication. Certaines cuisines trouvent rapidement leur public, tandis que d’autres demeurent vides ou ne servent que de façon épisodique. « C’est parfois un peu mystérieux », admet Julien Tertrais. Après avoir accueilli de nombreux bénéficiaires en 2016, le centre d’accueil d’urgence Trégey (établissement de 70 places du diaconat de Bordeaux), n’a plus fait recette cette année. En cause, peut-être, l’aspect austère des lieux et le profil des personnes hébergées, qui rendent le lieu peu adapté pour des familles avec enfants. En fin de matinée, ce jour-là, personne ne s’est encore présenté à l’association. Ni M., ni J., une mère de famille nigérienne habituellement très assidue. « Ce n’est pas grave, on a l’habitude, commente la cofondatrice. En fonction des dates de péremption, on utilisera peut-être les aliments récupérés aujourd’hui pour notre repas de dimanche. »

Un concept Québécois

Entre-temps, Cassandra a livré la Maison des familles (MDF) de Bordeaux, le Relais popote le plus actif du moment. Dès la fin de la matinée, la grande cuisine aménagée, ouverte sur un jardinet intérieur, s’emplit de rires, de bruits de vaisselle et de parfums alléchants. Tandis qu’un Albanais mélange du riz dans une casserole et qu’une Ukrainienne essuie son plat tout juste lavé, une jeune mère tunisienne sépare ses deux fils qui se disputent un tricycle, tout en berçant le nourrisson de sa voisine albanaise, occupée à préparer le couvert. « Et c’est comme ça tous les jours », sourit Karine Schoumaker, la directrice.

Située dans la partie encore populaire du quartier animé de la Victoire, la MDF s’est installée en juin 2016 dans un ancien hôtel réhabilité par le bailleur social InCité. Elle propose un espace d’écoute, de lien et de création de projets dans une logique d’empowerment et un cadre inconditionnel, sans activités planifiées. Le concept, inspiré des organismes communautaires « famille » québécois, a été importé dans dix villes de France par les Apprentis d’Auteuil, avec l’Association des cités du Secours catholique. Sur les 180 ménages déjà accueillis à Bordeaux, la plupart sont des familles migrantes, logées dans la ville ou les communes limitrophes. L’intégration de la structure dans le dispositif des Relais popote remonte à la rentrée 2016. « A l’époque, le réseau des MDF s’est interrogé. Sommes-nous là pour fournir un service ?, rapporte la directrice. En fait, la réponse a émergé de façon assez évidente. Nous recevons des familles hébergées qui vivent à l’hôtel et parfois dans la rue. On peut organiser tous les ateliers de parentalité qu’on veut, si les gens n’ont pas le ventre plein, ça ne sert à rien. »

Depuis un an, la cuisine de la MDF est utilisée de façon intensive, ouverte d’abord une fois par semaine, puis tous les jours. Difficile, en effet, pour les familles bénéficiaires de sillonner la ville d’un relais à l’autre et plus encore de cuisiner pour la semaine sans possibilité de stockage des préparations. Une montée en charge immédiate du dispositif, pour le meilleur… comme pour le pire. « Par deux fois, nous avons retrouvé le lino complètement brûlé, raconte Karine Schoumaker. Grâce à un interprète albanais, nous avons compris que cela résultait d’une simple maladresse. Au pays, quand les femmes retirent les plats de la cuisson, elles ont l’habitude de les poser sur le sol en terre battue – qui, lui, ne fond pas ! » Un autre jour, l’équipe de la maison a dû intervenir auprès d’utilisateurs qui accusaient une famille de laisser le four dans un état déplorable, la cuisinière incriminée finissant par s’avouer complètement démunie devant la multitude de boutons, d’options et de commandes de l’appareil.

Eviter la « consommation de service »

Pour éviter de tomber dans une logique de consommation de service, chaque jeudi, l’équipe de la MDF propose une table ouverte. Le matin, les personnes présentes cuisinent ensemble, principalement à partir des produits livrés par L’Atelier Remuménage. Au déjeuner, bénévoles, usagers de passage ou habitués, tous sont invités à partager le repas. « C’est une façon de nous réapproprier notre cuisine et de la remettre au collectif », souligne la directrice. L’occasion également de confronter les codes et habitudes liés à l’alimentation. « Nous avons découvert que les Albanais ne mangent pas assis, cite en exemple Marie-Dominique Bouchikhi, animatrice socioculturelle du lieu. Au début, c’était assez curieux de voir les parents suivre leurs enfants la cuillère à la main. Ils nous ont expliqué, et nous avons parlé du rituel français du repas pris en famille. C’est important à savoir pour ne pas commettre d’impair si, un jour, ils sont invités à manger quelque part. »

Autour de la table, ce jour-là, un couple de quadragénaires macédoniens avec leur fille et un ami, les petits Tunisiens picorant des morceaux de pizza, et la jeune mère albanaise avec son nouveau-né. « Je viens ici tous les jours. C’est important de cuisiner sainement pour mes enfants, explique-t-elle dans un français hésitant, en se servant quelques cuillères de coleslaw bio en barquette. Quand j’étais à la maternité, mon mari a emmené tous les jours mon fils de 2 ans et demi manger au McDonald’s. Après ça, je l’ai privé de sucre pendant un mois ! » Arrivée à la MDF par le biais des Relais popote, la jeune femme y a trouvé un réseau de solidarité et un lieu adapté pour y passer du temps avec ses enfants. « Ils font du bruit, et après j’ai des problèmes avec l’hôtel », résume-t-elle.

En plein milieu du repas, débarque une tornade blonde, les yeux fardés, une chanson au bord des lèvres. Cette vedette du petit écran arménien en demande d’asile est une habituée de la Maison des familles. Elle rentre d’une distribution alimentaire et mime de façon outrancière le comportement de boutiquier rationnant les tomates qu’elle a cru déceler chez un bénévole, provoquant l’hilarité. « Ce n’est pas toujours facile de ne pas pouvoir décider du contenu de son panier, note Marie-Dominique Bouchikhi. A plusieurs reprises, des personnes ont exprimé une certaine réticence à l’idée de consommer des produits dont la date de péremption est passée, même si c’était la veille. Cela ne les empêche pas d’être conscients de l’ampleur des aides. Mais c’est quelque chose qu’il faut entendre. »

Forts d’une reconnaissance croissante, les Relais popote commencent à intéresser les communes limitrophes de Bordeaux, notamment à travers le contrat local de santé métropolitain, en cours de rédaction. « Un déploiement dans d’autres villes serait d’autant plus pertinent qu’à l’heure actuelle les relais accueillent des bénéficiaires hébergés en périphérie », souligne Julien Tertrais. L’année dernière, pour aider les familles à dépasser leurs appréhensions et à franchir le premier pas, quatre jeunes en service civique accompagnaient les professionnels du CAIO (centre d’accueil, d’information et d’orientation), la plateforme d’accueil pour les personnes en errance, afin de présenter le dispositif et de proposer un accompagnement physique. Barrière de la langue, timing inapproprié, volontaires trop jeunes…, l’expérimentation s’est révélée peu concluante.

Pour s’adjoindre des compétences plus adaptées, le CCAS devait embaucher en septembre une médiatrice sociale et une sociologue travaillant sur la réappropriation de l’alimentation par les personnes migrantes. Les coupes claires sur le budget des contrats aidés annoncées à la fin de l’été ont obligé le service à faire machine arrière… sans pour autant renoncer totalement. « Aujourd’hui, le dispositif fonctionne. Mais il ne permet pas tout à fait de remplir ce qui était notre objectif de départ : développer une réponse globale en entrant dans l’accompagnement par l’alimentation, conclut Julien Tertrais. Il va nous falloir faire preuve d’ingéniosité, mais pas question de nous arrêter en si bon chemin. Il est évident que nous pouvons aller beaucoup plus loin. »

Notes

(1) CCAS : Cité municipale de Bordeaux – 4, rue Claude-Bonnier, 33045 Bordeaux cedex – Tél. 05 57 89 38 85 – j.tertrais@mairie-bordeaux.fr.

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