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Une déontologie stéréotypée dans les ESSMS

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Quinze ans après la reconnaissance des droits des usagers par la loi du 2 janvier 2002, les professionnels des structures du social et du médico-social ont pris l’habitude de jongler avec de nouveaux outils de travail : contrats de séjour, projets d’établissement, conseils de la vie sociale. Néanmoins, des critiques pointent. Pour les uns, la loi serait trop contraignante et bureaucratique, pour les autres, elle ne serait pas assez efficace pour rendre effectifs les droits des usagers. Yves Le Duc, juriste et ancien formateur à l’institut régional du travail social (IRTS) Paris – Ile-de-France, rouvre le débat sous l’angle de la déontologie. Laquelle, selon lui, ne peut être que multiservice et évolutive.

« La différence entre l’éthique et la déontologie dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) serait le caractère réflexif de l’éthique que ne pourrait avoir la déontologie, occupée à énoncer des normes. Tel est le point de vue de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des ESSMS (ANESM), exprimé dans une recommandation en octobre 2010(1). Cette vision instrumentale de la déontologie, qui la réduit à la production de règles, ne correspond pas à sa philosophie première : l’énoncé de principes d’action. Plus gênant, cette interprétation équivoque a des conséquences importantes lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale dans les ESSMS.

Cette loi avait prévu l’élaboration d’une charte portant sur « les principes éthiques et déontologiques afférents aux modes de fonctionnement et d’intervention, aux pratiques de l’action sociale et médico-sociale et aux garanties de bon fonctionnement statutaire » des fédérations et organismes gestionnaires d’établissements sociaux et médico-sociaux(2). Sitôt promis, sitôt fait : un arrêté du 8 septembre 2003 concrétisait cette reconnaissance des droits et des libertés de toutes les personnes accueillies dans un ESSMS(3). La charte des droits et libertés de la personne accueillie(4) comprend 12 articles. Les droits des personnes y sont énumérés dans un ordre indistinct : non-discrimination des personnes, prise en charge et accompagnement adapté, respect du droit à l’information, participation de la personne à son projet, possibilité de demander une modification de la prise en charge, respect des liens familiaux, protection des informations confidentielles, droit à la sécurité (notamment sanitaire), reconnaissance d’un droit à l’autonomie, protection des soutiens affectifs de la personne, exercice des droits civiques, liberté de pratique religieuse, respect de l’intimité de la personne.

Il ne faut pas s’étonner du caractère hétéroclite de cette liste de principes d’action. La déontologie des ESSMS n’est ni une déontologie des professions, ni une déontologie des situations de conflits potentiels (rôle de l’éthique). C’est une déontologie de services. Et dans les ESSMS, ces services sont nombreux : assistance, hébergement, soins, éducation, animation, restauration, loisirs… Leur complexité et leur enchevêtrement rendent malaisée la définition des principes déontologiques. C’est encore plus vrai lorsque les personnes participent directement à la réussite de beaucoup de ces services, comme c’est toujours le cas dans les ESSMS. Il est donc vain de vouloir classer ou hiérarchiser les principes d’action.

La charte oubliée

La charte des personnes accueillies dans les ESSMS est autrement plus difficile à mettre en œuvre que celle des patients accueillis dans les hôpitaux. Tout au plus peut-on relever que, dans l’arrêté du 8 septembre 2003, certains principes sont formulés sous la forme d’interdits : interdiction des discriminations, interdiction de porter atteinte aux liens familiaux, à la vie privée et à l’intimité des personnes, ainsi qu’à leur sécurité. D’autres reconnaissent la capacité d’agir des personnes accueillies : droit à l’information, participation de la personne à son projet, demande de modification de la prise en charge. Dans chaque structure d’accueil, il revient au projet d’établissement ou de service d’indiquer de quelle façon les principes d’action et d’intervention sont déclinés de manière opérationnelle. Or, la référence à la charte des droits et libertés de la personne accueillie ne figure pas dans la liste des sources fondatrices suggérées par l’ANESM dans sa recommandation de mai 2010 sur l’élaboration du projet d’établissement ou de service(5). Cet oubli est étonnant. Sont mis en avant, dans ce document, les principes républicains et les principes de fonctionnement des services publics, les recommandations de l’ANESM, les référentiels des fédérations professionnelles, les référentiels “métiers”, les valeurs de l’organisme gestionnaire, les références théoriques partagées dans l’établissement ou le service et, bien sûr, les mandats donnés par les autorités judiciaires (pages 41-42 de l’édition PDF). La charte des droits et libertés de la personne accueillie est ainsi évacuée de la liste des références déontologiques applicables dans les ESSMS et devient un objet purement symbolique. On comprend mal, par conséquent, l’acharnement du législateur à vouloir qu’elle soit disponible dans tous les établissements. Son affichage a été rendu obligatoire une première fois par l’arrêté du 8 septembre 2003 et une seconde fois par la loi du 28 décembre 2015 sur l’adaptation de la société au vieillissement, dont une partie vise à affiner la définition des droits des usagers accueillis dans les ESSMS.

Des outils standardisés

Une autre retombée prévisible de l’instrumentalisation de la déontologie dans les ESSMS a été la production standardisée des outils d’application de la loi. C’est le résultat d’une conception à la fois naïve et opportuniste des normes juridiques. Naïve du fait de penser que les outils juridiques créés par la loi allaient suffire pour rendre effectifs les droits qui venaient d’être reconnus aux usagers accueillis dans les établissements. Dans les faits, aucune norme juridique ne peut avoir cette prétention : rendre à elle seule effective la concrétisation de nouveaux droits. C’est l’action au quotidien des professionnels et des usagers qui peut ancrer dans la réalité la prise en compte des nouveaux droits reconnus aux personnes accueillies dans les établissements. Opportunistes, car les gestionnaires ont rapidement compris, après le vote de la loi 2002-2, qu’ils allaient se retrouver devant une double révolution juridique et managériale de leurs établissements. La loi, tout en reconnaissant enfin une place essentielle aux usagers dans les établissements, a doté les gestionnaires de sept nouveaux outils de pilotage. Certains ont une dimension collective : le projet d’établissement ou de service, le livret d’accueil, le règlement de fonctionnement, le conseil de vie sociale (ou d’autres formes de participation collective). D’autres ont une dimension individuelle : les contrats de séjour ou documents individualisés de prise en charge, le recours à des personnes qualifiées en cas de conflits individuels. On mesure parfaitement l’étendue de cette révolution du management du droit des usagers lorsque l’on se rappelle la situation juridique qui prévalait dans les établissements avant le vote de la loi 2002-2.

A l’exception des aides sociales dont ils étaient les bénéficiaires, les usagers n’y disposaient d’aucun statut juridiquement reconnu, opposable aux gestionnaires des établissements. Cette situation de non-droit a disparu. La loi 2002-2 a donc rendu obligatoires dans tous les ESSMS des outils dont le cadre réglementaire varie.

Pour certains outils, le contenu et les conditions de leur élaboration ont très vite été normalisés par décret ou simple circulaire(6). A l’inverse, les dirigeants et gestionnaires des établissements ont conservé la main et une entière liberté pour élaborer, d’une part, leur projet d’établissement ou de service, d’autre part, les projets personnalisés des usagers accueillis dans les ESSMS. La tendance est cependant à vouloir normaliser tous les outils de la loi 2002-2, comme en témoigne la définition par décret du contenu du projet pour l’enfant(7). La tentation est alors grande pour les établissements d’adopter des documents et des règlements types afin de se conformer aux exigences de la loi.

Plus que la dénonciation de la standardisation du management de l’action sociale et médico-sociale, ce qui est à redouter de cette dérive est la remise en cause des droits des usagers et de la loi 2002-2 elle-même. Car de deux choses l’une : ou bien ces outils d’application de la loi sont utiles pour les usagers comme pour les gestionnaires d’établissements, ou bien ils ne servent à rien, si ce n’est de caution juridique et morale aux uns et aux autres.

Une loi inutile ?

Ce n’est évidemment pas le point de vue que nous voulons défendre. Les outils de management des droits des usagers issus de la loi 2002-2 doivent être conçus comme de véritables outils de pilotage, au même titre que les outils de gestion financière et des ressources humaines. Pour en faire des outils déontologiques utiles à l’action au quotidien dans les établissements, ils doivent être adaptés aux personnes accueillies – et évolutifs. Un principe majeur devrait être introduit : celui de la révision périodique (tous les 3 à 5 ans) de tous ces outils. Cette révision ne peut être l’apanage des directeurs d’établissement, ni même des équipes de direction. Elle pourrait être retenue comme une option et un engagement fort dans les projets d’établissement. Son but est double : d’une part, adapter régulièrement tous les outils de pilotage à l’évolution des besoins des usagers, de leurs familles et des personnels ; d’autre part, permettre à tous les acteurs de débattre du meilleur usage possible dans leurs établissements des principes déontologiques de la loi 2002-2.

Les mesures visant à restreindre la liberté d’aller et venir de certaines personnes âgées accueillies en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) constituent un cas typique illustrant à la fois l’obligation, dans ces établissements, de procéder à une évaluation périodique du règlement de fonctionnement ; la nécessité d’une évaluation collective de la situation des résidents concernés par une mesure de restriction de leur liberté individuelle ; le déclenchement automatique d’une procédure de modification du contrat de séjour des personnes soumises à ces mesures.

C’est l’objet du décret n° 2016-1743 du 15 décembre 2016 relatif à l’annexe au contrat de séjour dans les établissements d’hébergement sociaux et médico-sociaux pour personnes âgées. Ce qui retient ici l’attention est la méthode retenue pour procéder à cette limitation d’une liberté essentielle de la personne : son droit de circulation. Pour autoriser cette remise en cause des droits fondamentaux des personnes âgées, des règles de déontologie strictes sont énoncées. Le droit à l’autonomie inscrit dans la charte des droits et libertés de la personne accueillie est pris comme référence pour justifier l’élaboration d’une procédure juridique très contraignante. Le fonctionnement au quotidien des ESSMS ne mérite certainement pas la généralisation de pareils dispositifs, qui s’apparentent aux protocoles de soins utilisés dans les établissements sanitaires.

La publication de ce décret constitue néanmoins un rappel salutaire du principe inhérent à la remise en cause des droits reconnus dans la charte : c’est seulement l’intérêt des résidents qui est susceptible de motiver de tels aménagements. Dans sa recommandation sur le questionnement éthique dans les ESSMS, l’ANESM nous avait mis en garde contre les risques d’instrumentalisation occasionnés par la mise en place de comités d’éthique dans les établissements. La mise en garde vaut certainement autant, concernant une application standardisée de la loi du 2 janvier 2002. »

Notes

(1) « Le questionnement éthique dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux » – Recommandation disponible en ligne – Lien raccourci : frama.link/recoANESM.

(2) Art. L. 311-2 du code de l’action sociale et des familles.

(3) Arrêté du 8 septembre 2003 relatif à la charte des droits et libertés de la personne accueillie – frama.link/arrete08092003.

(4) Disponible en PDF sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé – frama.link/charteDLP.

(5) « Elaboration, rédaction et animation du projet d’établissement ou de service » – frama.link/recoANESMmai2010.

(6) Décret n° 2003-1095 du 14 novembre 2003 relatif au règlement de fonctionnement ; décret n° 2003-1094 du 14 novembre 2003 relatif à la personne qualifiée ; circulaire n° 2004-138 du 24 mars 2004 relative à la mise en place du livret d’accueil ; décret n° 2004-287 du 25 mars 2004 relatif au conseil de la vie sociale et aux autres formes de participation ; décret n° 2004-1274 du 26 novembre 2004 relatif au contrat de séjour ou document individuel de prise en charge.

(7) Décret n° 2016-1283 du 28 septembre 2016 – Voir ASH n° 2985 du 25-11-16, p. 61.

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