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« Transformer les savoirs acquis en savoirs d’expert

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Dans la rue et l’économie souterraine, les usagers de drogues développent des savoirs et compétences. Dans une perspective de socialisation et d’insertion, les professionnels doivent les aider à identifier ces acquis et à favoriser leur validation. Tel est l’enseignement de la recherche-action menée par Sandra Louis, cheffe de service du CSAPA 110 Les Halles, à Paris (Groupe SOS). La démarche suppose d’encourager la participation des usagers.
Vous vous êtes intéressée, dès 2007, lors d’une recherche-action, à la reconnaissance des acquis de l’expérience des usagers de drogues. Pourquoi ?

Alors assistante sociale dans un centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (Caarud) parisien, j’ai choisi de prendre mon lieu de travail pour terrain de recherche dans le cadre de la préparation d’un diplôme des hautes études en sciences sociales. Le principe était d’adopter à la fois la position du chercheur et celle de l’acteur. Cela m’a conduite à travailler sur la reconnaissance des acquis de l’expérience des usagers de drogues en situation de précarité en vue d’une insertion. Mon objet de recherche sur le rétablissement du lien social a émergé à partir d’interactions banales que j’avais avec des usagers, notamment le classique « Comment ça va ? ». La réponse était : « Comment voulez-vous que ça aille ? Je n’ai pas d’argent, je dors dehors… Si ça allait, je ne serais pas là ! » D’autres remarques, comme « Sur cent personnes que vous accueillez, combien auront un travail, un logement, et s’en sortiront ? », pointaient les limites de l’accompagnement proposé.

Quel public cette recherche cible-t-elle ?

Trois types d’usagers fréquentaient le Caarud. Tous se révélaient isolés, sans activité, dans un processus de « désaffiliation ». Ils exprimaient un sentiment de désœuvrement social, d’inscription dans un « statut d’inutile au monde », au sens du sociologue Robert Castel. Ce qui motivait leur venue, c’était, avant même leurs addictions, leur grande précarité, qui les privait de leurs droits fondamentaux, et une profonde solitude. Dès lors, le Caarud devient un lieu transitionnel, entre rue et établissement médico-social, un lieu d’ébauche de lien social et d’« effervescence occupationnelle », pour reprendre Castel.

La mission des Caarud en est-elle pervertie ?

Outre réduire les risques d’infection ou de surdose, un Caarud vise à faciliter l’accès aux soins, aux droits, au logement, à l’insertion – y compris professionnelle – des usagers. Or, la recherche a pointé que cela permet avant tout aux personnes de mieux vivre à un moment donné : c’est un moyen d’avoir un toit en journée, un peu de sécurité, de se laver, d’échanger… Mais ensuite elles n’ont pas de demande explicite sur leur avenir. L’insertion est peu travaillée et cela entraîne une « chronicisation » des usagers.

L’accompagnement social prend surtout la forme d’une relation duelle qui s’articule autour de la résolution de problèmes administratifs ou thérapeutiques. Les ateliers collectifs sont peu fréquentés. Comment favoriser cette participation afin de rétablir des liens sociaux à long terme en intégrant les réalités de ces publics ? Le Caarud permet aux usagers d’établir des relations spontanées entre pairs et avec des professionnels, mais cette socialisation secondaire, via la structure, est en échec, puisqu’ils retournent dans la rue. Certains disent d’ailleurs que « c’est comme un aimant ».

Quelle en est la raison ?

Dehors, ces personnes ont adopté des comportements pour être admises et survivre à la dureté du quotidien ; elles y ont acquis des compétences élaborées, qui ne sont pas reconnues par la société, mais le sont par leurs pairs.

Quelles sont ces compétences ?

Les usagers des Caarud ont acquis une fine connaissance des logiques institutionnelles, qu’elles soient répressives, sanitaires ou sociales (maîtrise du système de soins, des dispositifs d’hébergement, des prestations sociales). Ils ont aussi développé des compétences opérationnelles (analyser des situations marchandes complexes et risquées, faire face à la violence, gérer le stress, se déplacer avec agilité en ville) et comportementales (établir des liens de confiance, construire des alliances utiles). Leurs pratiques leur ont permis d’accroître leur sens de l’imagination, de la négociation, de l’entraide, ainsi que de supporter l’isolement ou l’enfermement en cas d’incarcération. Il m’a donc semblé que c’est par la reconnaissance des acquis de l’expérience que les Caarud pourraient réaliser leur mission d’insertion.

Quelles sont les perspectives ?

Le défi est d’aider les personnes à se rendre compte de leurs savoirs expérientiels pour les transformer en « savoirs d’expert », à travers une VAE [validation des acquis de l’expérience] ou une formation, pour obtenir une qualification reconnue. Médiateur social, acteur de la réduction des risques, commercial : plein de pistes sont possibles. Lors de ma recherche-action, un usager interviewé m’a dit : « Moi, je ne sais rien faire. Je n’ai appris qu’à voler des scooters, à faire des trucs banals de cité… » Or, voler un deux-roues nécessite des compétences en mécanique. Grâce à cet entretien, le jeune a pris conscience de ses savoirs acquis dans l’économie illégale. Il a décidé de s’appuyer dessus non plus pour voler des scooters, mais pour les réparer. Nous l’avons accompagné pour qu’il entre dans un institut de formation, et il a obtenu un diplôme de carrossier spécialisé. Lui qui venait tous les jours au Caarud n’y est plus passé que sporadiquement. Là, nous avons rempli notre mission d’insertion.

Comment les travailleurs sociaux peuvent-ils œuvrer dans ce sens ?

C’est une question de posture. Nous devons nous centrer sur les savoirs des individus, pas sur ce qu’on aimerait qu’ils fassent. Les professionnels peuvent contribuer à une reconnaissance des compétences des usagers s’ils changent de paradigme et promeuvent la participation des personnes dans leur projet. Cela rejoint la notion de « rétablissement »(1). Cela suppose de former les équipes à chercher chez l’usager ses ressources et ses compétences pour atteindre son objectif. Et, bien sûr, d’oser reconnaître des savoirs liés à des pratiques illégales.

Cette démarche avance-t-elle ?

Avec la loi du 2 janvier 2002 [rénovant l’action sociale et médico-sociale], on s’est beaucoup attaché à faire valoir le droit des usagers ; désormais, notamment en addictologie, on cherche à accroître la participation des acteurs à leur parcours de vie. Le laboratoire de recherche de Maison-Blanche [à Paris] vient d’ailleurs de conduire une étude, « La révolution patiente », pour analyser comment s’exerce la participation des usagers en Caarud. J’y ai retrouvé beaucoup d’éléments pointés dans ma recherche-action. En 2016, le Conservatoire national des arts et métiers m’a par ailleurs sollicitée pour présenter ce travail jugé d’actualité (voir encadré).

Comment l’approche peut-elle être concrètement déclinée ?

Au 110 Les Halles, nous cherchons à développer la participation des usagers en partant de l’idée qu’ils peuvent transmettre à leurs pairs et aux professionnels les savoirs issus de leurs pratiques. A cette fin, nous avons prévu de former ensemble à la dynamique de groupe des professionnels et des usagers volontaires. Nous tentons aussi d’impliquer certains d’entre eux dans le fonctionnement de la structure, par exemple pour gérer les questions liées à l’hygiène. De par leur approche, leur manière différente de parler aux usagers, ils réussissent parfois là où des professionnels échouent. J’aimerais de surcroît créer à terme un poste de médiateur pair de santé. Les travailleurs pairs sont sans doute les mieux placés pour transmettre les messages de réduction des risques, à condition de passer par la formation et la VAE.

Et du côté des professionnels ?

Parler du parcours de l’usager nécessite de formaliser un projet personnalisé avec lui et exige qu’il soit un peu rétabli avant. J’ai profité de cette obligation réglementaire de mettre en place des projets personnalisés pour proposer, début 2017, une formation aux équipes. Celle-ci a commencé à bousculer la posture des professionnels : écouter ce que la personne souhaite, mobiliser ses ressources… Une seconde phase de formation est en cours au sein du Groupe SOS et porte sur le rétablissement. Ma recherche a fait bouger quelques lignes. Mais reconnaître les savoirs expérientiels doit s’inscrire dans une politique globale. Il faudra aussi pouvoir s’appuyer sur de nouvelles recherches pour identifier plus finement les stratégies développées dans la rue.

Points de repères

→ La recherche-action s’est déroulée en trois temps. Un travail monographique a d’abord permis d’étudier les motifs incitant les personnes à fréquenter un Caarud et posé les limites de l’accompagnement proposé. Une enquête ethnographique exploratoire, reposant sur une observation participante des pratiques des professionnels et des usagers, avec tenue d’un journal de bord durant 18 mois, a ensuite permis de dégager les formes de sociabilité en jeu et de théoriser les fonctions sociales du Caarud. Enfin, des entretiens compréhensifs ont été menés avec des professionnels et des usagers.

→ La recherche a été présentée le 9 juin 2016 lors du colloque franco-québécois « Santé mentale, addictions, handicaps : la recherche à l’épreuve de l’expertise des personnes ». Il était organisé par le CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) dans le cadre d’un programme sur « l’optimisation des services en santé mentale, incluant les addictions aux substances psychoactives et les troubles concomitants », qui porte sur les méthodes de recherche et d’évaluation des besoins prenant en compte l’optimisation des parcours et l’association des personnes.

Contact : sandra.louis2@wanadoo.fr

Notes

1) Le rétablissement ou « recovery » est une approche issue des mouvements d’usagers de la psychiatrie nord-américains. Il s’agit d’avancer à partir des décisions et des envies des personnes, à leur rythme, et de leur faire reprendre une place dans la société en les aidant à retrouver leurs propres moyens d’agir.

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