« La sociologie a une fâcheuse manie de chercher des paradoxes et d’interroger les évidences(1). Pour paraphraser le philosophe Arthur Schopenhauer, la tâche des sciences sociales “n’est point de contempler ce que nul n’a encore contemplé, mais de méditer comme personne n’a encore médité sur ce que tout le monde a devant les yeux”(2). Alors que tous s’accordent pour constater une croissance du nombre de personnes âgées, pour se féliciter d’une évolution de l’espérance de vie ou pour dramatiser une catastrophe pour les comptes publics, nous observons une quasi-disparition sémantique des “vieux” et plus encore des “vieillards”. Nous constatons pourtant que le terme “vieux” demeure en usage dans les pays africains francophones réputés – à tort ou à raison – pour leur respect envers les personnes âgées. Pourtant, ces pays comptent une plus faible part de “vieux” dans l’ensemble de la population que la France.
Alors que le nombre de personnes très âgées ne cesse d’augmenter, au point que les “centenaires” et “supercentenaires” apparaissent comme des catégories statistiques, on assiste à une forte diminution de la capacité d’hébergement en unités de soins de longue durée (USLD) – établissements spécialisés dans l’accueil des personnes les plus dépendantes(3) : 17 670 personnes en 2007, 7 940 en 2011(4). Cette simultanéité entre la disparition sémantique du mot “vieux” et celle des USLD pourrait être fortuite. Nous proposons de l’analyser comme un phénomène plus profond : une transformation du regard porté sur les “vieux”. La disparition des “vieux” dans les “mots” et dans les “maux”, dans la pensée et dans l’action, est révélatrice de la double transformation du regard porté sur les personnes âgées et de leur place dans la société. Ces évolutions sont construites socialement, parfois conçues stratégiquement par les groupes sociaux qui les inventent puis les diffusent dans la perspective de les mettre en œuvre.
D’un côté, l’usage d’un vocabulaire présenté comme plus “respectueux”, moins “blessant”, moins “morbide” est à l’œuvre pour remplacer les “vieux”, “la notion évoquant une série de termes qui se confondent, se recouvrent ou s’opposent : personnes âgées, vieillards, troisième âge, quatrième âge, aînés, retraités, seniors, etc.”(5). Une posture morale optimiste pourrait situer ce changement sémantique dans la transformation d’un regard désormais plus “positif” sur les personnes qui sont dans la dernière étape de leur vie, comme si la mort ne les atteignait plus. Pourtant, rien n’est plus maltraitant que d’étouffer la plainte d’une personne en souffrance. De l’autre côté, la disparition de lieux d’hébergement spécialisés dans l’accueil de personnes fortement dépendantes pourrait être tout autant évacuée en considérant que les politiques de maintien à domicile ont fait leur œuvre, ou que des établissements plus humains ont remplacé les USLD, établissements peu ou prou héritiers des anciens hospices. Un examen scientifique de ces généreuses postures imposerait de vérifier que les “vieux” isolés à domicile ou accueillis dans des EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) sont moins “dépendants” que par le passé – les “vieux” n’existeraient plus, leurs souffrances seraient calmées. On sait au contraire que le nombre de personnes en groupes iso-ressources (GIR) 1 et 2 (niveaux de dépendance les plus élevés) n’a pas diminué et que le GMP (GIR moyen pondéré), qui mesure le niveau moyen de dépendance des EHPAD, ne cesse d’augmenter – sans que les prix de journée progressent en proportion et surtout à la hauteur de ceux des anciens USLD, qui accueillaient les mêmes personnes. Au contraire, nous suspectons une dénégation du mot “vieux” qui pourrait révéler une dénégation de la souffrance des personnes âgées, une dénégation de la mort, que celles-ci soient isolées et occultées à domicile ou qu’elles soient regroupées dans des EHPAD aux faibles moyens.
Dès les années 1970, l’historien Philippe Ariès montrait que la mort elle-même subissait le même sort. Ses études montraient que, dans les cultures chrétiennes occidentales, “la mort, si présente autrefois, tant elle était familière, va s’effacer et disparaître. Elle devient honteuse et objet d’interdit”(6). Jusqu’au XVIIIe siècle, la mort ne semblait pas crainte. Le cimetière était au cœur du village, au pourtour immédiat de l’église. Le culte n’y était d’ailleurs pas la seule activité. C’était aussi un lieu de rencontre, parfois même de secours. Puis, peu à peu, la mort s’écarte du centre du village, les cimetières s’éloignent des églises. A partir du début du XXe siècle, ils rejoignent les périphéries des villes, certes dans le contexte d’une urbanisation croissante et de l’étalement urbain. Le mouvement d’externalisation de la mort aboutit, à la fin du XXe siècle, à sa disparition physique, avec la généralisation de la crémation, acceptée par l’Eglise catholique depuis 1986. Des raisons objectives – notamment d’hygiène – peuvent certes expliquer ce mouvement centrifuge. Mais les pratiques sociales évacuent aussi le mourant hors de chez lui, à l’hôpital, et le mort hors de l’hôpital, dans des espaces extérieurs. Le deuil n’est plus porté que de façon marginale et la fréquentation des cimetières s’amenuise, telle une dispersion de cendres. La disparition de la mort indiquerait-elle celle de qui s’en approche, c’est-à-dire des “vieux” ?
Pourtant, le moindre usage du mot “vieux” ne saurait être interprété comme une absence de reconnaissance de la population qu’il désigne. Certes, les modalités d’exercice des solidarités familiales se transforment avec l’injonction des actifs à la mobilité et avec celle des “inactifs” au “maintien” (à domicile) – on ne manque d’ailleurs pas de recommander à ces derniers la fréquentation de salles de gymnastique et autres “ateliers mémoire”. Les volontaires à la cohabitation intergénérationnelle sont bien plus nombreux chez les enfants, souvent au-delà de la soixantaine, que chez leur parent s’approchant du siècle de vie. La question n’est plus de savoir si les “vieux” ont une place dans la société, mais d’explorer la place qu’ils s’assignent et qu’on leur assigne. D’autres grilles d’analyse peuvent être mobilisées pour répondre à cette question. Quels sont les acteurs en présence ? Quelles organisations se donnent-ils pour orienter la place faite aux “vieux” ? Quelles institutions pour quel pouvoir de décision des “vieux” ? Quelles politiques publiques révèlent la place faite au vieillard en même temps qu’elles dictent la norme d’un “bien vieillir” ?
Les multiples réponses à ces questions permettront d’émettre l’hypothèse qu’une conception de la vieillesse comme une maladie est à l’œuvre. Les critères d’évaluation employés dans la définition des GIR omettent ce qui a trait à la vie sociale. Les domaines de compétences des personnels intervenants constituent également autant d’indicateurs. Certes, on manque trop souvent de docteurs en médecine gériatrique dans les EHPAD et encore plus dans les services à domicile, où les personnels se trouvent de surcroît aussi isolés que les personnes auprès desquelles ils interviennent – d’autant plus qu’on leur dénie la reconnaissance faites aux “professionnels” pour les réduire à une “aide”. On ne compte en France aucun docteur en sciences sociales pour poser des diagnostics sociaux dont la complexité est à la hauteur de la rapidité des ruptures que vivent la plupart des personnes âgées. Le seul doctorat francophone de gérontologie ne se trouve pas en France, mais à Sherbrooke, au Québec.
Plus récemment, à ce paradigme de la “vieillesse maladie” s’ajoute celui de la “silver économie”, rapidement détournée de ses intentions annoncées pour construire une population réduite à un comportement de “retraite consommation”(7). “Comment accéder au marché des seniors”, se demandait récemment un colloque, omettant qu’une partie de ce “marché” est “dépendant” de la “dépense publique” si décriée. Une part de ce “marché” survit avec un minimum vieillesse, certes récemment promis à une augmentation, mais qui demeure inférieur au seuil de pauvreté et insuffisant pour une mensualité en EHPAD – qui représente fréquemment trois fois ce minimum vieillesse.
S’il n’est pas question de déclarer “la fin des vieux”, sachons seulement observer l’émergence de représentations nouvelles à côté de modèles plus anciens ; sachons observer différemment ce que nous avons devant les yeux afin d’apporter une modeste contribution aux changements de regard porté sur la vieillesse et, en fin de compte, aux changements d’orientation culturelle de nos sociétés mouvantes. »
(1) Voir Daniel Reguer, « Interroger les évidences. Vieillissement de la population, maintien à domicile » – Vie sociale et Traitements n° 995 – Ed. érès, 2008, p. 18-23.
(2) Cité par Madeleine Grawitz dans Méthodes des sciences sociales – Ed. Dalloz, 10e édition, 1996, p. 317.
(3) Les USLD accueillent pour l’essentiel des personnes fortement dépendantes : fin 2011, les personnes évaluées en groupes iso-ressources (GIR) 1 à 4 représentaient 98 % de leurs résidents.
(4) Sabrina Volant, « L’offre en établissements d’hébergement pour personnes âgées en 2011 », Études et résultats n° 877, DREES, février 2014.
(5) Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement – Ed. Armand Colin, 2e édition, 2008, p. 5.
(6) Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Ed. Seuil, 1975.
(7) Dictionnaire de sociologie, Ed. Le Robert-Seuil, 1999.